Le sursaut et après…

Dossier : Le SursautMagazine N°619 Novembre 2006
Par Michel CAMDESSUS

La pre­mière fut celle-là même de ce groupe de tra­vail ; l’autre, plus inat­ten­due, celle des innom­brables réu­nions aux­quelles j’ai été invité à tra­vers la France pour le com­menter. Toutes deux m’ont fait touch­er du doigt com­bi­en les Français étaient loin de la guerre de tranchées idéologique dans laque­lle les forces poli­tiques s’en­lisent et le micro­cosme parisien trou­ve ses délices. Je sais mieux aujour­d’hui com­bi­en les Français aspirent à repren­dre en main leur avenir et com­bi­en ils souhait­ent que le prochain débat prési­den­tiel le leur permette.

J’avais eu la chance d’avoir carte blanche pour con­stituer le groupe de tra­vail. Je l’ai fait en igno­rant délibéré­ment les options poli­tiques de ses mem­bres. J’ai eu pour souci de réu­nir des per­son­nes dont j’avais observé le sens de la respon­s­abil­ité, la sen­si­bil­ité aux drames humains de notre temps, l’e­sprit d’ini­tia­tive, l’ex­péri­ence et la lib­erté d’e­sprit, dans la diver­sité de leurs hori­zons pro­fes­sion­nels (entre­pris­es, ban­ques, admin­is­tra­tion, syn­di­cats, uni­ver­sités, presse ou société civile). Tra­vailler avec eux fut pour moi une expéri­ence inou­bli­able. Je souhait­erais que beau­coup la parta­gent. Prenez vingt Français, de bonne foi et de bonne volon­té, met­tez à leur dis­po­si­tion l’in­for­ma­tion disponible. Invitez-les sim­ple­ment à réfléchir ensem­ble à l’avenir de leur pays au cœur des boule­verse­ments actuels du monde, veillez à ce que toute approche idéologique soit lais­sée au ves­ti­aire et vous aurez la joie de décou­vrir, au moment de con­clure, que vous par­venez à con­stru­ire un con­sen­sus solide témoignant, il est vrai, aus­si, du courage de cha­cun de ses membres.

Le jour venu, vers la fin du mois de sep­tem­bre 2004, nous avons remis notre rap­port. Vilipendé dès l’in­stant de sa pub­li­ca­tion par une par­tie de la classe poli­tique inquiète de l’u­til­i­sa­tion « politi­ci­enne » qui pour­rait en être faite, il a con­nu une for­tune inégale.

Le vaste débat de fond que nous souhaitions sus­citer sur les réformes néces­saires n’a pas eu lieu. Con­sid­éré par les uns — dans les quelques heures qui ont suivi sa paru­tion, mais avait-il été lu ? — comme néolibéral et alarmiste, salué en revanche, du côté du patronat, pour sa lucid­ité, ce rap­port avait tout, d’en­trée, pour être pul­vérisé au jeu de mas­sacre de la ker­messe médi­a­tique. Par je ne sais quel mir­a­cle, cepen­dant, quelques esprits indépen­dants l’ont lu et ont sug­géré qu’il ne méri­tait « ni cet excès d’hon­neur, ni cette indig­nité ». Mieux, quelques groupes de réflex­ion s’en sont sai­sis et l’u­tilisent comme canevas pour des recherch­es plus appro­fondies en sou­tien des engage­ments divers de leurs mem­bres. Le plus pres­tigieux, le mieux organ­isé et le plus act­if d’en­tre eux est évidem­ment X‑Sursaut. Que les poly­tech­ni­ciens se mobilisent ain­si est un signe clair que l’e­spoir, en France, reste per­mis. C’est ain­si, finale­ment, que « Le Sur­saut » a fait son chemin, sans tam­bour ni trompette. Cela m’a fourni l’oc­ca­sion d’une riche expéri­ence : celle de ces innom­brables ren­con­tres, col­lo­ques, con­férences à tra­vers la France pour présen­ter ses conclusions.

L’at­mo­sphère n’é­tait plus celle de ce long été au cours duquel nous l’avions pré­paré. Nous étions en 2005–2006 ; la France allait de crise en crise. Au moins qua­tre en un an : le « non » au référen­dum européen, la « crise des ban­lieues », le naufrage du « con­trat pre­mière embauche » (CPE), le bour­bier enfin de « l’af­faire Clearstream »…, un temps oubliés grâce aux per­for­mances des Bleus en Allemagne.

Et voici que l’échéance d’avril 2007 approche inex­orable­ment. Les can­di­da­tures se lais­sent enfin iden­ti­fi­er, mais les pro­grammes restent dans le flou. Se pli­ant prob­a­ble­ment aux recom­man­da­tions de leurs con­seillers en com­mu­ni­ca­tion, les prin­ci­paux acteurs se gar­dent de dévoil­er leur vision d’ensem­ble et de met­tre sous les yeux des Français les prob­lèmes que l’on ne peut plus nier, les efforts qu’ils appel­lent et les espoirs que des choix cohérents, artic­ulés en une poli­tique digne de ce nom, pour­raient faire renaître. Ils s’en tien­nent encore aux petites phras­es soigneuse­ment dis­til­lées. Les médias se les dis­putent comme des moineaux quelques grains de mil­let dans les jardins publics. Quelques pages plus loin, leurs édi­to­ri­aux se con­tentent, pour l’in­stant, de se lamenter sur la médi­ocrité de notre vie publique.

Il est urgent qu’il soit mis fin prompte­ment à l’in­cer­ti­tude ain­si entretenue et que les vraies ques­tions soient enfin posées. Pour l’in­stant, à quelques mois des élec­tions prési­den­tielles, le débat tourne beau­coup plus sur le par­don qu’il nous faudrait deman­der pour les crimes de la coloni­sa­tion, le statut des unions homo­sex­uelles ou la légal­i­sa­tion du cannabis, la carte sco­laire — ce qui d’ailleurs n’est pas une mince affaire — que sur les ques­tions dont dépen­dra très vite notre des­tin col­lec­tif. « Pour l’in­stant, observe Nicole Maes­trac­ci, prési­dente de la Fédéra­tion nationale des asso­ci­a­tions d’ac­cueil et de réin­ser­tion sociale 2, la lutte con­tre l’ex­clu­sion est qua­si­ment absente des pro­grammes et cela nous inquiète. » Il y a de quoi. Dans un pays où, selon le dernier rap­port de l’Ob­ser­va­toire nation­al de la pau­vreté et de l’ex­clu­sion sociale, 3,7 mil­lions de per­son­nes sont con­sid­érées comme pau­vres, leur sort fera-t-il par­tie de nos pri­or­ités ? Des remar­ques iden­tiques pour­raient être faites sur l’en­vi­ron­nement, l’é­d­u­ca­tion, la recherche et l’in­no­va­tion et tant d’autres prob­lèmes urgents. Prenons‑y garde : le monde change autour de nous et nous ne pou­vons plus impavide­ment nous en abstraire. Le temps n’est plus d’une cam­pagne une fois encore détournée de l’essen­tiel, étouf­fée par le rabâchage de vieilles ren­gaines, d’où n’émerg­erait qu’un vain­queur sans man­dat clair et sans un pays rassem­blé der­rière lui.

Je ne puis m’y résign­er. Je suis encore tout habité par ce long périple, de ville en ville, à tra­vers la France. C’est une grande chance que j’ai eue là. Nulle­ment recher­chée. Je n’ai pas entre­pris ce voy­age pour « regarder la France au fond des yeux » et m’in­stau­r­er son inter­prète. J’ai sim­ple­ment répon­du à des invi­ta­tions à par­ler et à débat­tre. J’en ai prof­ité pour écouter. Ce fut, de soir en soir, la même sur­prise de retrou­ver des cen­taines de per­son­nes dis­posées, après leurs journées de tra­vail, à se press­er autour d’un incon­nu pour échang­er avec lui dans l’ou­ver­ture d’e­sprit et l’é­coute mutuelle. Partout les mêmes mots reve­naient : « Tout ceci nous dépasse, mais nous avons quelque chose à faire… Nous ne pou­vons pas laiss­er notre pays aller au fil de l’eau… » La France que j’ai ren­con­trée — et je ne me lasserai pas de pour­suiv­re ce pèleri­nage — n’est pas celle, bipo­lar­isée ou idéol­o­gisée à l’ex­trême, de bien des cer­cles parisiens. Elle est diverse, désireuse d’échang­er, ouverte au monde et plus sûre d’elle-même qu’on ne le dit.

C’est une France inquiète certes, sévère pour des jeux de pou­voir qui l’ex­as­pèrent ou la con­ster­nent, mais elle veut garder con­fi­ance, elle sait com­bi­en le monde risque d’être dur pour les enfants qu’elle con­tin­ue d’avoir. Elle est prête, selon ses mots, à « mouiller la chemise », en aucune manière à se résign­er au repli, ni à s’en remet­tre à un État-prov­i­dence dont elle pressent déjà le poids pour la généra­tion qui vient.

Oui, vrai­ment, j’ai retrou­vé avec bon­heur, comme le dit Andreï Makine, « ce quelque chose d’in­de­struc­tible » qu’est la France. Je le sais, il me faut me garder de trop lire dans cette expéri­ence. Exas­péré fréquem­ment par les com­men­taires de la presse étrangère sur notre pays, agacé par­fois par les api­toiements ou les silences enten­dus de tant d’in­ter­locu­teurs à tra­vers le monde, j’en viens, peut-être, à trop savour­er ce récon­fort. Pour­tant, je ne puis m’empêcher de l’of­frir en partage et d’es­say­er de con­tribuer à ce que tant d’e­spoirs se réalisent.

Nul n’est besoin d’ailleurs, finale­ment, d’un long périple à tra­vers la France pour en venir à des con­stata­tions ana­logues. Il n’est que de par­ler avec les gens, où que l’on soit, pour décou­vrir une France lassée de l’é­tat de choses actuel, sévère à l’é­gard de lead­ers qu’elle croit per­dus dans des manœu­vres politi­ci­ennes et cer­taine qu’il y a mieux à faire. D’ur­gence. Que des sac­ri­fices soient néces­saires, cha­cun le soupçonne. Qu’il soit absurde de pré­ten­dre s’isol­er des change­ments du monde en se dres­sant sur les ergots d’un vieux nation­al­isme pro­tec­tion­niste, nul n’en doute. Que dans l’Eu­rope d’au­jour­d’hui, il ne soit plus pos­si­ble d’at­ten­dre des hommes poli­tiques sub­ven­tions cor­po­ratistes ou baiss­es d’im­pôts si l’on veut con­stru­ire un avenir accept­able pour nos enfants, cha­cun en con­vient. Mais cette France qui dit « assez ! » est aus­si toute prête à dire « oui ! ». Partout, l’at­tente est grande d’hommes et de femmes qui aient le courage de par­ler vrai, de recon­naître l’am­pleur de nos prob­lèmes et de nous pro­pos­er des choix aux­quels nous pour­rions adhér­er, les voies par lesquelles l’ef­fort de tous ouvri­rait un renouveau.

Cette expéri­ence a ajouté aus­si — com­ment le cacher — à mes regrets. Deux gou­verne­ments suc­ces­sifs ont été sai­sis de notre rap­port ; ils ont fait, par­fois, l’in­verse de ce qu’il sug­gérait. Nous offrions un diag­nos­tic d’ensem­ble pour la mise en place d’un nou­veau mod­èle de crois­sance. Pour en illus­tr­er les voies et la fais­abil­ité, nous avions énuméré un grand nom­bre de mesures con­crètes par lesquelles ce nou­veau mod­èle pou­vait être mis en œuvre. Elles étaient fournies, à titre d’ex­em­ples, mais n’avaient de sens que si la stratégie d’ensem­ble était expliquée, débattue, adop­tée enfin. Ce fut l’in­verse ; on a picoré des propo­si­tions comme dans un cat­a­logue ; on en a mis quelques-unes en œuvre, par­fois avec suc­cès, mais on a omis l’essen­tiel : l’aveu de prob­lèmes trop longtemps niés, la mise en per­spec­tive des mesures, leur expli­ca­tion et leur adop­tion selon un proces­sus de très ample con­cer­ta­tion qui avait fait le suc­cès des pro­grammes de réforme de nos voisins. On con­naît la suite, et notam­ment la crise du CPE, véri­ta­ble métaphore des dys­fonc­tion­nements de l’État.

Il est donc urgent qu’à l’ap­proche d’une échéance déci­sive pour l’avenir de notre pays, les prin­ci­paux acteurs du débat prési­den­tiel se prê­tent à ce débat de fond et qu’ils s’y sen­tent invités par tous ceux qui, en France, d’une manière ou d’une autre, tra­vail­lent à pré­par­er l’avenir. Ces derniers — et les lecteurs de La Jaune et la Rouge en sont pour la plu­part — ne peu­vent se résign­er à ce que notre économie s’anémie et notre cohé­sion sociale s’ef­frite. Ils pensent qu’il y a mieux à faire que de laiss­er notre vie poli­tique dans le dis­crédit ; le tout aboutis­sant, comme le craig­nait le général de Gaulle, à laiss­er la France devenir dans le monde « une grande lumière qui s’éteint ». À cha­cun de nous donc de con­tribuer à ce qu’un vrai débat s’en­gage et à ce que ceux qui pré­ten­dent gou­vern­er la France appor­tent des répons­es, sans pirou­ette ni dérobade, à ces quelques ques­tions aux­quelles ils ne peu­vent plus se soustraire :

com­ment allez-vous remet­tre la France au travail ?
 com­ment allez-vous ren­dre la France plus juste ?
 que fer­ez-vous de l’ar­gent public ?
 quelle sera votre poli­tique étrangère ?
 que fer­ez-vous dès le lende­main de votre élec­tion, pour relancer l’Europe ?
 quel parte­nar­i­at dévelop­perez-vous avec l’Afrique ?

Ce sont là, bien évidem­ment, des « méga-ques­tions » qu’il fau­dra dis­tiller en ques­tion­nements beau­coup plus pré­cis. Cha­cun devrait s’y essay­er. Pour ma part, encour­agé par telle­ment de mes­sages reçus et par les efforts déployés notam­ment par « X‑Sursaut », je me pro­pose de le faire dans une Let­tre ouverte aux can­di­dats à l’élec­tion prési­den­tielle. Mon souhait serait que beau­coup d’autres s’y essayent, ne serait-ce que pour dire notre con­fi­ance dans notre pays et sa disponi­bil­ité à l’ef­fort et au sac­ri­fice si on le con­va­inc qu’il y va d’une économie pré­parant hardi­ment son entrée dans le monde de la con­nais­sance, d’une société plus juste, de finances mieux gérées et d’une « poli­tique » réha­bil­itée, dans une Europe et un monde où la France garde un rôle à jouer.

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1. Cet arti­cle est large­ment inspiré par l’a­vant-pro­pos d’un livre du même auteur, à paraître fin octo­bre 2006 : Let­tre ouverte aux can­di­dats à l’élec­tion prési­den­tielle.
2. La Croix, 23 juin 2006.

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