Le principe de précaution

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°567 Septembre 2001Par : Philippe KOURILSKY (62) et Geneviève VINEYRédacteur : Jacques BOURDILLON (45)

On peut consta­ter tous les jours que le prin­cipe de pré­cau­tion est deve­nu la tarte à la crème des hommes poli­tiques et des médias, qu’il est uti­li­sé à tout pro­pos et quel­que­fois hors de pro­pos (pour exi­ger des mora­toires et des inter­dic­tions, sou­vent pour cri­ti­quer un gou­ver­ne­ment jamais assez précautionneux).

De nom­breux ouvrages, de nom­breux col­loques s’y inté­ressent avec des visions par­tielles donc par­tiales. En France il ne s’applique qu’à l’environnement (loi Bar­nier du 2.2.1995). Claude Allègre croit pou­voir écrire : “ Ce prin­cipe est mal com­pris et les gens croient qu’il s’agit d’instaurer le risque zéro, qu’il incom­be­rait aux États de garan­tir, sous peine d’être res­pon­sables de tout acci­dent. ” Sait-on vrai­ment ce que repré­sente ce concept ? quel inti­tu­lé ? quelle éten­due ? On semble igno­rer que le Pre­mier ministre a char­gé deux experts Phi­lippe Kou­rils­ky et Gene­viève Viney (un scien­ti­fique et une juriste), d’un rap­port sur cette impor­tante ques­tion, rap­port rare­ment évo­qué par les médias alors qu’il devrait consti­tuer la réfé­rence indis­pen­sable à ceux qui veulent se faire une opi­nion. Il s’agit d’un ouvrage, riche, rigou­reux, bien écrit, rem­pli d’exemples concrets et variés.

Prévention et précaution, évaluer les risques, calculer les coûts avant toute décision

• Phi­lippe Kou­rils­ky et Gene­viève Viney nous invitent d’abord à uti­li­ser un voca­bu­laire rigou­reux et pré­cis : risque, dan­ger et aléa, ce n’est pas la même chose : le risque est un dan­ger éven­tuel plus ou moins pré­vi­sible, l’aléa est un évé­ne­ment impré­vi­sible non conno­té d’un juge­ment de valeur. En outre il faut dis­tin­guer les risques avé­rés (qui ne sont jamais nuls) et les risques poten­tiels (hypo­thé­tiques, qui peuvent être nuls), et par ailleurs les risques poten­tiels plau­sibles (sans retour d’expérience) et les risques poten­tiels étayés (avec retour d’expérience). La pré­ven­tion s’attaque aux risques avé­rés, la pré­cau­tion aux risques poten­tiels. Car la pré­cau­tion, qui a la pré­ten­tion de la nou­veau­té, est, comme la pré­ven­tion, fille de la Pru­dence (une antique vertu!)…

• Ils font remar­quer “ l’asymétrie qui existe entre la faci­li­té d’interdire et la dif­fi­cul­té d’autoriser.

• Ils posent quelques ques­tions. “ Est-il légi­time de favo­ri­ser un sen­ti­ment d’équivalence entre risques réels fon­dés sur des preuves, et d’autres, hypo­thé­tiques, aux consé­quences incer­taines ?” (en d’autres termes faut-il se pri­ver de béné­fices cer­tains pour se pré­ser­ver de risques sup­po­sés ? (ou au contraire attendre de voir confir­mer ou infir­mer un risque incer­tain et réduit ?). À pro­pos du vac­cin contre l’hépatite B : peut-on don­ner la pré­fé­rence aux avan­tages d’une vac­ci­na­tion mas­sive, face à des risques sup­po­sés et jamais démon­trés ? À pro­pos du choix des Amé­ri­cains fait en 1986 de déve­lop­per chez eux les OGM (après une étude qui a duré deux ans et qui a conclu que les béné­fices sont lar­ge­ment supé­rieurs aux risques), l’Europe (qui n’arrive pas à se sor­tir d’une trop longue contro­verse) ne risque-t-elle pas d’enfermer sa recherche dans une pers­pec­tive à court terme ? (alors que notre com­mu­nau­té scien­ti­fique espère un accrois­se­ment phé­no­mé­nal des connais­sances sur les plantes, donc des capa­ci­tés d’intervention rai­son­née sur leurs génomes).

• Ils nous rap­pellent que “comme toute action humaine, la pré­cau­tion pré­sente des risques ” et a un coût : risque de se trom­per dans la défi­ni­tion ou l’évaluation des risques poten­tiels (par exemple par mau­vaise uti­li­sa­tion de l’outil sta­tis­tique), risque de prendre des mesures d’interdiction sus­cep­tibles de fer­mer le champ expé­ri­men­tal et d’éliminer toute pos­si­bi­li­té de prou­ver ou d’infirmer l’hypothèse qui a pro­vo­qué la déci­sion. Coût qu’il faut tou­jours cal­cu­ler avant toute prise de déci­sion, la pré­cau­tion peut cau­ser des pré­ju­dices qui sont en géné­ral mis à la charge de l’État.

Le prin­cipe de pré­cau­tion doit donc gou­ver­ner la mise en oeuvre de la précaution.

• Il faut donc éva­luer les risques, et cette éva­lua­tion doit être faite avec la plus grande rigueur : elle doit notam­ment com­por­ter une ana­lyse éco­no­mique laquelle doit débou­cher sur une exper­tise qui doit tou­jours conte­nir une “com­pa­rai­son coût/avantage ”, préa­lable à la déci­sion. Le risque doit être cor­rec­te­ment éva­lué (y com­pris son coût pour l’État pour les entre­prises et les citoyens). L’expertise doit être plu­ri­dis­ci­pli­naire et contra­dic­toire, avec une place pour les opi­nions mino­ri­taires et dis­si­dentes (ceci étant dit, tout scien­ti­fique mino­ri­taire n’est pas for­cé­ment Gali­lée !). Elle doit com­por­ter deux par­ties : l’une “scien­ti­fique et tech­nique”, la seconde “ éco­no­mique et sociale ” (avec des repré­sen­tants du public), les experts doivent autant que pos­sible être indé­pen­dants (des inté­rêts éco­no­miques, des gou­ver­ne­ments, des groupes de pres­sion et des idéo­lo­gies). Il faut abou­tir à l’acceptabilité des risques, et évi­ter la théâ­tra­li­sa­tion des risques. La démarche scien­ti­fique ne cherche pas à entre­te­nir des polé­miques : les contro­verses scien­ti­fiques ont voca­tion à ces­ser aus­si rapi­de­ment que possible.

• On en arrive à la déci­sion : elle doit être révi­sable, réver­sible, et pro­por­tion­née. À risque équi­valent, il est recom­man­dé de pri­vi­lé­gier la pré­ven­tion sur la pré­cau­tion, de pri­vi­lé­gier les risques poten­tiels étayés sur les risques poten­tiels seule­ment plau­sibles. Il faut enfin se don­ner les moyens de sor­tir de l’incertitude au plus tôt, ce qui implique une obli­ga­tion de recherche (très sou­vent oubliée et quel­que­fois volon­tai­re­ment). La pré­cau­tion implique notam­ment que la situa­tion soit réver­sible, et que l’hésitation qui doit être brève abou­tisse le plus vite pos­sible soit à une levée du mora­toire soit à une inter­dic­tion, donc que la recherche dans ce domaine soit accé­lé­rée. Le mora­toire syno­nyme d’arrêt défi­ni­tif est dont à pros­crire. La pré­cau­tion est un prin­cipe d’action et non de blo­cage du progrès.

Variation selon les auteurs et les pays : définition ? étendue ? portée ?

La défi­ni­tion plus radi­cale (jugée irréa­liste et dan­ge­reuse) exige de garan­tir le risque zéro, d’imposer au déci­deur d’apporter la preuve de l’innocuité de l’acte qu’il accom­plit ou qu’il auto­rise, de déci­der un mora­toire (voire une abs­ten­tion défi­ni­tive) au moindre soup­çon, de refu­ser les limi­ta­tions de la pré­cau­tion liées à son coût économique.

Son appli­ca­tion condui­rait à une para­ly­sie totale de l’activité éco­no­mique. Pour les mini­ma­listes, le risque doit être à la fois très pro­bable et de nature à pro­vo­quer des dom­mages graves et irré­ver­sibles, le ren­ver­se­ment de la charge de la preuve n’est pas exi­gé, ni le mora­toire ni l’abstention ne sont obli­ga­toires, le prin­cipe n’est appli­cable qu’après prise en compte du coût éco­no­mique, la pré­cau­tion est en fait assi­mi­lée à la prévention.

Il existe une défi­ni­tion moyenne (qui a la faveur des auteurs) : il faut une hypo­thèse scien­ti­fi­que­ment cré­dible, admise par une par­tie signi­fi­ca­tive de la com­mu­nau­té scien­ti­fique, il faut lais­ser au juge la pos­si­bi­li­té de répar­tir la charge de la preuve en fonc­tion de la vrai­sem­blance et des moyens dont chaque par­tie dis­pose pour appor­ter cette preuve, le mora­toire n’est pas exclu, le bilan coût/avantages doit inté­grer non seule­ment les coûts éco­no­miques mais les fac­teurs sociaux, cultu­rels et éthiques. Son éten­due doit être de pré­fé­rence très large (au-delà de l’environnement : l’alimentation, la san­té, la sécu­ri­té, etc.).

• La défi­ni­tion de la pré­cau­tion dif­fère aus­si selon les pays, la Cour inter­na­tio­nale de jus­tice et l’OMC hésitent à se pro­non­cer, la Cour de jus­tice des Com­mu­nau­tés est favo­rable à une appli­ca­tion directe du prin­cipe, alors que les juris­pru­dences natio­nales expriment les posi­tions les plus diverses (en Angle­terre refus d’application, en Aus­tra­lie, prise en consi­dé­ra­tion, en France silence des tri­bu­naux judi­ciaires et adhé­sion des juri­dic­tions admi­nis­tra­tives). On voit que si l’Europe veut obte­nir une large adhé­sion (dont celle des États-Unis, oppo­sés pour l’instant), elle devra pro­po­ser une concep­tion à la fois cohé­rente, mais aus­si, bien évi­dem­ment, accep­table par le plus grand nombre d’États.

• S’agit-il (comme le pensent Oli­vier Godard, Jacques Hen­ri Stahl et Mar­ceau Long) d’une simple orien­ta­tion à l’intention du légis­la­teur ? ou au contraire d’une règle de droit ayant une valeur nor­ma­tive auto­nome éven­tuel­le­ment supé­rieure à celle de la loi ? Il n’est pas répon­du à cette question.

J’ajoute que les auteurs pro­posent leur défi­ni­tion du prin­cipe ain­si que les 10 com­man­de­ments qui lui sont associés.

Je vous laisse le soin de les décou­vrir, si vous êtes ten­tés de lire cet ouvrage.

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