Message de demande de rançon par cryptovirus

Le piratage informatique en France : un cyberimpôt

Dossier : ExpressionsMagazine N°734 Avril 2018
Par Philippe LAURIER

Les attaques numériques touchent des sociétés par­fois jusqu’à la mort, mais frap­pent aus­si l’ensem­ble des inter­nautes par effet de crainte, perte de temps ou rançon­nage. Il con­vient de repenser la sécu­rité de nos com­mu­ni­ca­tions pour éviter que le cyber­im­pôt ne tue le cyberespace. 

Une étude de ter­rain menée depuis 2016 par Sys­temX sur la quan­tifi­ca­tion du risque infor­ma­tique sur l’ensemble du ter­ri­toire français, avec une soix­an­taine de petites entre­pris­es et d’associations loi 1901 vic­times d’attaques, révèle que le seuil sym­bol­ique de 1 % de prob­a­bil­ité d’être vic­time d’une attaque par chiffre­ment de don­nées, par an, est large­ment franchi. 

Aujourd’hui, réu­nir quelques dizaines de petits patrons, par exem­ple de TPE, est la qua­si-cer­ti­tude sta­tis­tique de trou­ver par­mi cet audi­toire une vic­time sur l’année.

DES CENTAINES DE MILLIONS D’EUROS DE PRÉJUDICE

Deux types d’attaques ressor­tent du paysage : d’une part les cryp­tovirus (chiffr­er vos don­nées, puis vous réclamer une rançon), d’autre part la fraude « au prési­dent » (ain­si que les faux ordres de vire­ments) trop hâtive­ment cir­con­scrite à ne relever que de l’ingénierie sociale. 

L’X EN PREMIÈRE LIGNE ?

L’École polytechnique en serait un observatoire représentatif, qui subit des tentatives régulières à l’instar de ce « Pour déverrouiller votre accès au courrier, veuillez cliquer ici » diffusé sur la messagerie un vendredi soir – horaire prisé des pirates – via le compte d’une personne interne.
Le caractère rudimentaire de ce libellé, qui joue lui aussi sur une espérance d’ordre statistique puisqu’il balaye un public nombreux, s’efface aujourd’hui devant la qualité des formulations, des motifs, des usurpations d’identités, et laisse craindre à court terme une incapacité à discerner le vrai du faux, l’original de sa copie piégée.

Cha­cun des deux engen­dre un préju­dice annuel chiffrable en cen­taines de mil­lions d’euros au moins. L’espionnage par voie numérique s’ajouterait à ce duo, mais sa faible détectabil­ité le main­tient dans l’ombre, hormis lorsqu’il décide de se ren­dre vis­i­ble, par exem­ple avec les cap­ta­tions de mots de passe per­me­t­tant les pris­es de con­trôle de votre messagerie. 

Le vol­ume, sou­vent sous-éval­ué, des attaques par cryp­tovirus est atténué par leur faible coût financier uni­taire, typ­ique­ment de quelques mil­liers d’euros pour une petite PME, loin en cela des sommes, par­fois suré­val­uées, lues dans les gros titres de presse. 

Le fait que la médi­ane et le mode soient quant à eux encore bien au-dessous de ce mon­tant moyen des­sine une pyra­mide des préju­dices faite d’une base très large, con­sti­tuée d’une majorité de vic­times pour lesquelles le dégât restera mod­este, sou­vent grâce à la présence de sauve­g­ardes régulières. 

Mais la pointe, avec son étroitesse, mon­tera très haut dans sa tra­duc­tion pécu­ni­aire, jusqu’à devenir létale pour des entre­pris­es aux tré­soreries sou­vent tendues. 

DES PONCTIONS UNITAIREMENT TOLÉRABLES, COLLECTIVEMENT CONSIDÉRABLES

Pareille pyra­mide explique mieux la médi­ati­sa­tion de quelques cas graves, voire mor­tels, qui for­ment la par­tie vis­i­ble de l’iceberg, mais masquent la banal­i­sa­tion insi­dieuse des attaques à bas coût : logique d’acceptabilité intel­lectuelle d’ailleurs entretenue par les pirates, dont les rançons demandées ont un mon­tant usuel de l’ordre de 2 000 à 3 000 euros, c’est-à-dire tolérable dans l’arbitrage qu’un entre­pre­neur sera ten­té d’effectuer entre endoss­er les con­séquences des pertes de don­nées ou s’en « libér­er » par rançon (libéra­tion illu­soire, puisque les obser­va­tions mon­trent la récur­rence future des répliques d’attaques pour qui aura déjà été victime). 

1 À 2 MILLIARDS DE DÉGÂTS POUR LES CRYPTOVIRUS

Les cryptovirus causent chez les seules entreprises de moins de 50 employés un montant de préjudice estimable à plus de 700 millions d’euros par an. Élargie à l’ensemble des entreprises, établissements publics et associations de loi 1901 françaises de toutes tailles, cette estimation aboutit à un coût de l’ordre de 2 milliards par an, en gardant à l’esprit qu’il s’agit de l’option basse des fourchettes dégagées.

Qui a payé… paiera, ou tout au moins y sera exposé sans lim­ite de durée. Quoique ces répliques soient automa­tisées pour la plu­part, tel cas récent chez un arti­san a mon­tré que les pirates s’étaient ménagé un accès via le dis­posi­tif infor­ma­tique domes­tique de ce gérant pour revenir chiffr­er à nou­veau les don­nées sur son sys­tème d’information pro­fes­sion­nel dans les semaines suivantes. 

Le coût général de ces cryp­tovirus com­mence à être cerné, mal­gré une omer­ta qui a longtemps régné çà et là : de manière cocasse et para­doxale, il ressort de nos études sur le ter­rain une règle empirique que plus une entre­prise pos­sède un ser­vice com­mu­ni­ca­tion struc­turé, plus elle sera réti­cente à com­mu­ni­quer sur les attaques subies. 

LE PRÉJUDICE NATIONAL EST DIFFICILE À CERNER

Rap­porté à notre PIB nation­al, de l’ordre de 2 100 mil­liards, un tel mon­tant sem­blerait équiv­a­lent à 1 pour mille. Mais cette com­para­i­son est pour­tant impropre. 


Mes­sage de demande de rançon par cryp­tovirus (cap­ture d’écran).

En effet, d’une part le chiffre d’affaires qu’aura per­du telle entre­prise mise à l’arrêt du fait du piratage se traduira par­fois en com­man­des pour son con­cur­rent (et pour son four­nisseur, on se sou­vient d’un pirate alle­mand lié famil­iale­ment à un petit prestataire infor­ma­tique, qui espérait ain­si génér­er des clients deman­deurs de sec­ours), mais donc pas par une perte pour le PIB : les préju­dices indi­vidu­els ne s’additionnent pas pour con­stituer le préju­dice collectif. 

D’autre part, ces recense­ments de jours de tra­vail ou de com­man­des per­dus, et des frais tels que de remise en route, mesurent mal les man­ques à gag­n­er futurs, ceux qui résul­tent d’investissements annulés par l’entreprise. De même, ils ne don­neront qu’une per­cep­tion compt­able tron­quée des dégâts indi­rects à long terme causés par la mort d’une entreprise. 

Il serait plus juste de raison­ner en ter­mes de nui­sance au fonc­tion­nement économique, qui ori­ente trop d’investissements vers une sécu­rité, d’ailleurs impar­faite, plutôt que vers de l’équipement pro­duc­tif ; qui mobilise des temps/homme crois­sants au détri­ment d’autres tâch­es plus utiles, enfin qui acca­pare l’esprit des décideurs con­fron­tés à ces risques. 

UN CYBERIMPÔT

Voyons en tout cela un impôt, qual­i­fi­able de cyber­im­pôt, qui hand­i­cape l’économie, nuit aux rela­tions inter­en­tre­pris­es et dérentabilise en par­tie la numéri­sa­tion de ces sociétés. Ce cyber­im­pôt rogne le con­sti­tu­ant immatériel qu’est la con­fi­ance, qui per­met d’ouvrir un cour­ri­er élec­tron­ique sans hési­ta­tion, et avec elle la flu­id­ité de l’activité.

« Qui a payé… paiera ! »

Cet impôt s’alourdit au fil des années, en pro­por­tion de l’augmentation des attaques, et affecte l’emploi ain­si que la dynamique des pro­duc­teurs de richesses. 

Si la ten­dance à l’aggravation se main­tient, l’adage voulant que « l’impôt tue l’impôt » – hérité de Jules Dupuit (X1822) – se trans­formerait en « le cyber­im­pôt tue l’économie » ; d’ailleurs, les niveaux d’ores et déjà observés attes­tent d’un seuil inter­mé­di­aire, résum­able en blessure pour l’économie, devenant mortelle pour quelques-uns. 

Fraude au sentiments
Pho­togra­phies util­isées par les « fraudes aux sentiments ».

Des Bitcoins
Le bit­coin est la mon­naie préférée des rançon­neurs. © FABIAN

FUITE DE CAPITAUX

Une autre matéri­al­i­sa­tion de cette ponc­tion appa­raît sous forme de sor­tie des cap­i­taux : les rançons ver­sées par les entre­pris­es, quoique dif­fi­ciles à estimer con­cer­nant les très grandes entre­pris­es, qui répug­nent à com­mu­ni­quer sur ces sujets sen­si­bles pour leur image de mar­que, con­stituent pour l’essentiel des sor­ties de cet argent hors du ter­ri­toire français. 

LES FRAUDES « AU PRÉSIDENT »

En comparaison, les « fraudes au président » s’avèrent source de sortie de capitaux plus importantes, estimables à plus de 100 millions d’euros par an. Le ministère de l’Intérieur évoque environ 80 millions d’euros captés par an sur les dernières années, montants massivement transférés hors de France, mais reconnaît qu’il ne couvre pas tout le périmètre réel.
Par leurs razzias ciblées sur les comptes bancaires des entreprises ainsi ponctionnés, de tels voleurs « propres » ne les tuent pourtant pas moins, comme en atteste une entreprise de 60 employés liquidée après avoir retrouvé ses avoirs bancaires vidés fin août – autre période prisée des pirates – en 2015.

Ce rack­et est un trib­ut ver­sé par la France. Sur ce point cepen­dant, les torts élevés subis par l’ensemble des vic­times des cryp­tovirus se pro­lon­gent par des sor­ties de cap­i­taux quant à elles faibles. Le dégât direct général se révèle env­i­ron 35 fois supérieur à ce qu’encaissera le pirate, c’est-à-dire son « chiffre d’affaires » : ce type d’attaque casse beau­coup, saccage le pat­ri­moine d’une société, mais récupère assez peu de butin. 

Ain­si, la mon­naie « exfil­trée » de France par ce type d’attaque se compte en dizaines de mil­lions d’euros, avec un planch­er vraisem­blable de l’ordre de 20 mil­lions pour les entre­pris­es de moins de 50 personnes. 

Ajoutées aux « fraudes aux sen­ti­ments », très actives sur les réseaux soci­aux et visant en par­ti­c­uli­er les per­son­nes en sit­u­a­tion de soli­tude, et à l’ensemble des autres types d’attaques, le flux sor­tant d’argent se mesure au total en cen­taines de mil­lions d’euros par an, soit pour com­para­i­son plus de 1 % du déficit de notre bal­ance courante (de 24 mil­liards en 2016). 

VERS UNE ASPHYXIE DE L’ÉCONOMIE ?

Ces niveaux de préju­dice, indi­vidu­els comme col­lec­tifs, aux­quels s’ajoute un pretium doloris lui aus­si sous-estimé, alors qu’il s’agit de crises anx­iogènes et désta­bil­isatri­ces, ne con­stituent plus un épiphénomène mais un fait cen­tral dont la présence passe de la sim­ple gêne au hand­i­cap ou à la douleur. 

“ Ce cyberimpôt rogne la confiance ”

Toute future aggra­va­tion forte, comme la pente actuelle sem­ble l’y con­duire, con­duirait à terme à une asphyx­ie lente du tis­su économique. Cer­taine­ment serait-il bon, à l’instar de ce que pré­conise Louis Pouzin (50), en pre­mière étape de repenser à moin­dre coût le fonc­tion­nement en soi de nos réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tion, plutôt que de se con­tenter d’apposer chez l’utilisateur final des couch­es de sécu­rité onéreuses sur un sub­strat insécurisé. 

Faute de quoi, sinon, à terme le cyber­im­pôt tuera cette fois le cyber.

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