Le lien social, une cause humaine

Dossier : SolidaritéMagazine N°705 Mai 2015
Par Jean-Baptiste De FOUCAULD

Les sociétés ont résolu le prob­lème de la sol­i­dar­ité et de la cohé­sion sociale de dif­férentes manières au cours de l’histoire ou encore selon les lieux.

Solidarité mécanique

Dans les sociétés prim­i­tives règne, selon Durkheim, une sol­i­dar­ité mécanique entre des indi­vidus rel­a­tive­ment inter­change­ables, étroite­ment inté­grés les uns aux autres dans des seg­ments de société jux­ta­posés les uns à côté des autres.

“ Dans les sociétés primitives règne une solidarité mécanique entre des individus relativement interchangeables ”

Une forte unité sociale pré­vaut, avec des croy­ances et des rites com­muns et des pra­tiques de groupe forte­ment struc­turées, tout un ensem­ble d’impératifs et d’interdits faisant pré­domin­er la sol­i­dar­ité sur l’individualité.

Les anthro­po­logues insis­tent toute­fois sou­vent sur l’ingéniosité avec laque­lle ces groupes trou­vent, mal­gré ou en rai­son du car­ac­tère rudi­men­taire de leurs tech­niques, des solu­tions habiles et durables aux mul­ti­ples prob­lèmes que posent la vie en com­mun et le sens de la vie.

Les leçons que l’on peut en tir­er ne doivent pas être ignorées.

REPÈRES

L’être humain est fragile, menacé par la nature, il se défend moins bien que les animaux contre les agressions du milieu extérieur. Il a donc besoin des autres pour survivre, notamment lorsqu’il est, pour une raison ou une autre, en position de faiblesse, et il doit s’organiser à cet effet.
La naissance le trouve démuni, dépendant de ses parents. Mais cette situation évolue car peu à peu se développe une conscience propre, une individualité, un désir d’autonomie qu’il défend avec une certaine intransigeance, en sorte qu’il n’accepte pas facilement d’être enchaîné aux autres ou dépendant d’eux, entrant ainsi potentiellement en conflit avec les règles collectives.
Cela est d’autant plus vrai que les autres ont eux aussi des capacités, des patrimoines, des envies qui entrent en rivalité et qui suscitent des conflits, tantôt dynamiques grâce à l’émulation ainsi mise en jeu, tantôt destructeurs. C’est le but de la cohésion politique et sociale que d’assurer un équilibre à peu près satisfaisant entre ces fortes tensions, et d’assurer le réglage de la solidarité. Celle-ci apparaît ainsi comme la grande cause humaine de cet animal politique qu’est l’homme.

Solidarité organique

Le proces­sus de dif­féren­ci­a­tion qui se pro­duit dans les sociétés, en rai­son notam­ment de l’évolution tech­nique, qui sup­pose une cer­taine divi­sion du tra­vail, mais aus­si en rai­son de la divi­sion des fonc­tions sociales dans le cadre d’une société aux dimen­sions élar­gies, oblige, tou­jours selon Durkheim, à pass­er d’une sol­i­dar­ité mécanique à une sol­i­dar­ité organique entre des per­son­nes plus forte­ment indi­vid­u­al­isées et plus autonomes.

La sphère d’influence de la con­science col­lec­tive se réduit et les marges d’interprétation des impérat­ifs soci­aux con­cédées aux indi­vidus s’étendent. Du coup, la ques­tion de la sol­i­dar­ité se pose avec une acuité plus grande.

Elle va ten­ter d’être résolue suc­ces­sive­ment de deux façons, du moins en Occident.

Dans les sociétés prim­i­tives règne une sol­i­dar­ité mécanique entre des indi­vidus rel­a­tive­ment inter­change­ables. © GETTYIMAGES

Une société hiérarchisée

D’abord, par l’organisation de la société en mode hiérar­chique. Dans le sys­tème féo­dal, cha­cun est à tour de rôle vas­sal de l’un et suzerain de l’autre. Aux dif­férents niveaux de la société, cha­cun a le devoir de pro­téger celui qui lui est sub­or­don­né tout en ayant la garantie qu’il sera lui-même pro­tégé par celui dont il dépend.

La famille élargie joue un rôle impor­tant dans ce dis­posi­tif, ses fonc­tions étant mul­ti­ples (économiques, démo­graphiques, religieuses).

Les cor­po­ra­tions organ­isent les métiers et les cur­sus d’apprentissage, et elles assurent une cer­taine sécu­rité économique en réduisant les aléas.

La foi com­mune en un Dieu qui requiert d’aimer et donc d’aider son prochain, et dont le roi, éventuelle­ment le seigneur, est le représen­tant sur terre con­sacre sym­bol­ique­ment cette sol­i­dar­ité qui fonc­tionne ain­si de haut en bas avec une cer­taine force métaphysique.

Elle sus­cite la créa­tion de mul­ti­ples insti­tu­tions de char­ité des­tinées à pren­dre en charge les failles du dis­posi­tif, les pau­vres et les malades notamment.

Organisation horizontale

En décré­tant que « les hommes nais­sent et demeurent libres et égaux en droit », la Révo­lu­tion et, plus générale­ment, les lumières rem­pla­cent, de fait, cette organ­i­sa­tion ver­ti­cale par une organ­i­sa­tion hor­i­zon­tale : les per­son­nes sont plus libres, mais moins liées les unes aux autres, jux­ta­posées les unes à côté des autres, avec en principe les mêmes droits, mais de fait des sit­u­a­tions très iné­gales, la plu­part des pro­tec­tions antérieures ayant été abolies (ain­si la sup­pres­sion des cor­po­ra­tions en 1791 par la loi Le Chapelier).

“ Les mécanismes de solidarité du monde rural ne sont pas transposables dans l’entreprise ”

À la seule, mais impor­tante , excep­tion de la famille, qui est plutôt ren­for­cée par le Code civ­il, et qui reste encore mar­quée par la pré­dom­i­nance du mari : elle voit ain­si son rôle de pro­tec­tion réé­val­ué par défaut.

Même si les reli­gions et leurs insti­tu­tions, avec leur « souci des pau­vres », image du Christ (Matthieu 25), con­tin­u­ent à jour un rôle impor­tant, c’est un véri­ta­ble boule­verse­ment, qui ne manque pas d’inquiéter les penseurs de ce nou­v­el état du monde (Toc­queville en par­ti­c­uli­er). Ils se deman­dent com­ment le lien social va pou­voir s’organiser pour pro­téger chacun.

Cela d’autant plus que la mon­tée en puis­sance de l’industrie fait appa­raître la « ques­tion ouvrière », les mécan­ismes de sol­i­dar­ité exis­tant dans le monde rur­al n’étant pas trans­pos­ables dans l’entreprise.

Droit du travail et droit syndical

La recherche de la sol­i­dar­ité va alors emprunter d’autres voies, com­pat­i­bles avec la liber­té indi­vidu­elle. Une con­struc­tion nou­velle s’élabore, d’une grande ampleur, dans l’Allemagne de Bis­mar­ck, puis en Angleterre et en France : créa­tion pro­gres­sive du droit du tra­vail et du droit syn­di­cal et inven­tion des insti­tu­tions de prévoy­ance qui se généralis­eront dans la « Sécu­rité sociale ».

Les indi­vidus restent indépen­dants les uns des autres, toute­fois les bien-por­tants paient les soins don­nés aux malades, les act­ifs sup­por­t­ent d’une manière ou d’une autre les retraites des inac­t­ifs ou les allo­ca­tions de chô­mage, les céli­bataires cotisent pour aider les familles, tan­dis que les con­tribuables (notam­ment avec l’impôt pro­gres­sif sur le revenu) assurent à cha­cun l’accès à l’éducation et aux savoirs fondamentaux.

Cette mise en place pro­gres­sive s’accompagne d’une réflex­ion intel­lectuelle intense, en France autour du « sol­i­darisme » de Léon Bour­geois et de l’école soci­ologique, ailleurs autour des théoriciens de l’État prov­i­dence. Durkheim fait val­oir par exem­ple qu’une « con­science col­lec­tive » sou­tient les sociétés et rassem­ble les indi­vidus, et son neveu, Mar­cel Mauss, que les indi­vidus sont liés les uns aux autres par le sim­ple fait de don­ner, de recevoir et de rendre.

Une vision plus opti­miste des capac­ités des sociétés à équili­br­er sol­i­dar­ité et liber­té se fait ain­si jour.

Trente glorieuses

Cette vision trou­ve son plein épanouisse­ment pen­dant les « trente glo­rieuses » (1945–1973). Pen­dant cette péri­ode, l’augmentation rapi­de de la pro­duc­tiv­ité et le plein emploi per­me­t­tent à la fois l’augmentation des con­som­ma­tions indi­vidu­elles et la mon­tée en puis­sance de l’État providence.

“ Face au chômage, les mécanismes classiques de solidarité ne fonctionnent pas bien »

Le droit aux soins de san­té devient effec­tif, les retraites se généralisent et aug­mentent, aus­si bien en revenu qu’en temps de vie, les allo­ca­tions famil­iales sou­ti­en­nent le baby­boom, tan­dis que l’augmentation régulière des prélève­ments oblig­a­toires qui per­met de financer cette inten­si­fi­ca­tion des sol­i­dar­ités est facile­ment sup­port­ée en rai­son de la crois­sance rapi­de du PIB.

Par­al­lèle­ment, la société devient plus per­mis­sive et le lien famil­ial moins con­traig­nant et plus égal­i­taire. On peut par­ler d’un change­ment de civil­i­sa­tion : la vie humaine s’allonge et paraît à la fois mieux pro­tégée et plus libre.

Alors que ce mécan­isme de pro­grès linéaire sem­blait durable­ment instal­lé, au moins dans l’hémisphère Nord, en attente d’un rat­tra­page par le Sud, une rup­ture s’est pro­duite en 1973, trois phénomènes étant inter­venus et ayant remis en cause les mécan­ismes de sol­i­dar­ité effi­caces qui avaient été pro­gres­sive­ment mis au point.

La fin de l’État providence

La pre­mière crise pétrolière de 1973, mar­quant véri­ta­ble­ment l’irruption de la mon­di­al­i­sa­tion dans la vie quo­ti­di­enne des pays du Nord, a tout d’abord entraîné une hausse générale du chô­mage qui s’est instal­lé dans leurs sociétés qui espéraient s’en être débar­rassé grâce aux recettes keynésiennes.

HÉMISPHÈRE NORD ET HÉMISPHÈRE SUD

Dans les pays en développement, les institutions de sécurité sociale n’existent pratiquement pas et les solidarités traditionnelles sont peu à peu érodées par l’urbanisation et l’irruption progressive de la modernité. De ce fait, l’hémisphère Nord et l’hémisphère Sud se distinguent aussi par des niveaux et des formes de solidarité différents, pour ne pas dire divergents.

La libéra­tion des échanges et des mou­ve­ments de cap­i­taux a créé une sol­i­dar­ité économique de fait entre des pays ayant des niveaux de développe­ment très dis­parates, créant une con­cur­rence par les coûts qui a pénal­isé les pays qui n’ont pas pu ou pas su posi­tion­ner leur appareil de pro­duc­tion dans le haut de gamme de la divi­sion inter­na­tionale du tra­vail ou qui ne béné­fi­cient pas d’institutions régu­la­tri­ces de redis­tri­b­u­tion comme les fonds struc­turels de l’Union européenne.

Cela explique que le chô­mage n’ait été résor­bé que lente­ment, iné­gale­ment selon les pays, et sou­vent tem­po­raire­ment. Or, face au chô­mage, les mécan­ismes clas­siques de sol­i­dar­ité ne fonc­tion­nent pas bien, l’assurance chô­mage ne réglant que les con­séquences finan­cières du chô­mage, non ses aspects psy­chologiques, tels que la perte de sens, le déficit d’estime de soi, l’incertitude face à l’avenir, le repli sur soi, et le découragement.

Exclusion

Non seule­ment le chô­mage n’engendre pas la sol­i­dar­ité, mais, bien au con­traire, il pousse au cha­cun pour soi et à la dilu­tion du lien social. Le con­cept d’exclusion est ain­si apparu, dont le chô­mage n’est pas la seule forme, mais en est le mul­ti­pli­ca­teur le plus évi­dent : qui perd son tra­vail dans une société mar­quée par le tra­vail perd bien plus que son tra­vail. Il perd sens et lien social.

“ Une solidarité citoyenne est venue jouer un rôle à la fois palliatif et d’éclaireur »

Face à cette rup­ture de sol­i­dar­ité de fait, les forces sociales ne savent pas trop com­ment s’organiser pour y remédi­er, les chômeurs étant d’ailleurs eux-mêmes inor­gan­isés, ce qui fait que, dans le débat social, les insid­ers pèsent beau­coup plus lourd que les outsiders.

Con­fron­tés à cette sit­u­a­tion, les États ont adop­té des poli­tiques diver­gentes : ceux qui béné­fi­ci­aient d’un bon dia­logue social et de parte­naires soci­aux solides et respon­s­ables ont dans l’ensemble pu faire face col­lec­tive­ment au risque du chô­mage et rétablir l’emploi ; d’autres, dans l’optique libérale, ont mis l’accent sur la respon­s­abil­ité indi­vidu­elle et l’initiative, en déré­gle­men­tant le marché du tra­vail, avec le risque d’accroitre les iné­gal­ités ; les pays qui n’ont emprun­té aucune de ces deux voies se trou­vent en difficulté.

LA CRISE DE L’ÉTAT PROVIDENCE

Dès 1981, Pierre Rosanvallon parle de « La crise de l’État-providence » et appelle à « ré-encastrer la solidarité dans la société civile », la division du travail entre l’individu, doté de la liberté, et l’État, chargé de la solidarité, ayant été poussée trop loin et l’équilibre de réciprocité entre les droits et les devoirs risquant d’être rompu.

Mais dans tous les cas, le chô­mage a sapé les bases de l’État prov­i­dence (moins de coti­sa­tions, plus de presta­tions). Dans le même temps, le pas­sage d’une économie dom­inée par l’agriculture puis par l’industrie et béné­fi­ciant de forts gains de pro­duc­tiv­ité, à une économie de ser­vices où la pro­duc­tiv­ité aug­mente moins vite a entraîné une diminu­tion des sur­plus à dis­tribuer chaque année, sus­ci­tant une ten­sion entre les besoins de con­som­ma­tions indi­vidu­elles et les besoins de con­som­ma­tion col­lec­tive de sol­i­dar­ité ; l’appétit pour des ren­de­ments financiers élevés, des rap­ports de force plus favor­ables aux action­naires et aux con­som­ma­teurs qu’aux salariés et aux man­agers ont accru la pres­sion sur la masse salar­i­ale sur laque­lle l’État prov­i­dence se finance large­ment, ce qui a aug­men­té le phénomène.

Un lien social plus fragile

Enfin, la mon­tée de l’individualisme, la diver­si­fi­ca­tion des par­cours de vie ont ren­du le lien social plus frag­ile, et donc moins assuré, entraî­nant des sit­u­a­tions de soli­tude chez les per­son­nes âgées ou de pau­vreté dans les familles monoparentales.

De ce fait, l’État prov­i­dence s’est trou­vé con­fron­té à de nou­veaux besoins, à de nou­velles deman­des, à de nou­velles pos­si­bil­ités dues au pro­grès tech­nique médi­cal, au moment même où ses bases finan­cières se frag­ili­saient et où les effets de la fin du baby-boom de l’après-guerre et de l’augmentation de l’espérance de vie se conjuguaient.

Les allocations familiales soutiennent le baby-boom
Pen­dant les « trente glo­rieuses », les allo­ca­tions famil­iales sou­ti­en­nent le baby-boom. © ISTOCK

La société civile a, d’une cer­taine manière, relevé ce défi, en mul­ti­pli­ant les répons­es et les inno­va­tions asso­cia­tives des­tinées à pren­dre en charge les prob­lèmes que la puis­sance publique ne pou­vait pren­dre en charge.

Une sol­i­dar­ité citoyenne est en quelque sorte venue jouer un rôle à la fois pal­li­atif et d’éclaireur, tan­tôt pour des sujets généraux (emploi2, loge­ment3, san­té), tan­tôt pour des sujets soit nou­veaux (sida), soit plus lim­ités en nom­bre, mais non moins impor­tants en eux-mêmes en ter­mes de développe­ment humain (mal­adies orphe­lines notamment).

Les mécan­ismes de la sol­i­dar­ité se sont ain­si appro­fondis et diver­si­fiés. Peut-on pour autant par­ler de réus­site en ter­mes de cohé­sion sociale ? Mal­gré son ampleur qui est réelle, ce mou­ve­ment n’a pu empêch­er la mon­tée des exclu­sions et des inégalités.

Les ini­tia­tives sont nom­breuses, mais peu vis­i­bles sou­vent, dis­per­sées, par­fois même con­cur­rentes, sauf excep­tion mal reliées aux poli­tiques publiques tou­jours con­stru­ites de haut en bas.

La crise finan­cière de 2008, en aggra­vant le chô­mage, a stop­pé, tem­po­raire­ment ou non, le mou­ve­ment en cours de recom­po­si­tion de la solidarité.

Résor­ber simul­tané­ment la dette finan­cière, la dette sociale (celle du chô­mage et des déficits soci­aux), et la dette écologique qui pèse sur les généra­tions futures, sem­ble prob­lé­ma­tique dans une société indi­vid­u­al­iste où les désirs exprimés et ressen­tis comme légitimes dépassent les moyens disponibles pour les sat­is­faire4.

Une nou­velle recherche va s’imposer. La sol­i­dar­ité va pass­er par la sobriété, une sobriété qui devra être créa­tive, juste, et frater­nelle. Une sorte de révolution.

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1. Voir à cet égard les propo­si­tions du Pacte civique (www.pacte-civique.org).
2. Voir par exem­ple l’expérience de Sol­i­dar­ités nou­velles face au chô­mage (www.snc.asso.fr).
3. Voir l’expérience de Sol­i­dar­ités nou­velles pour le loge­ment (www.snl-union.org).
4. Voir Jean-Bap­tiste de Fou­cauld, L’Abondance fru­gale, pour une nou­velle sol­i­dar­ité, Odile Jacob, 2010.

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