Deux siècles de solidarité polytechnicienne

Dossier : SolidaritéMagazine N°705 Mai 2015
Par Christian MARBACH (56)

La pre­mière « Asso­ci­a­tion poly­tech­nique » est fondée le lun­di 17 août 1830. Il s’est d’abord agi d’un geste de cheva­lerie, un de ces gestes témoignant de la réal­ité d’une col­lec­tiv­ité, avec ici un car­ac­tère para­dox­al puisque ce sont des anciens qui ren­dent hom­mage à des jeunes.

Pour hon­or­er les con­scrits de 1830, encore auréolés de leur rôle lors des Trois Glo­rieuses de juil­let, un grand nom­bre de per­son­nal­ités poly­tech­ni­ci­ennes ont en effet voulu leur offrir un banquet.

REPÈRES

Auguste Comte (1814) assiste au banquet du 17 août 1830 ; dès le lendemain il fait partie du bureau provisoire de cette Association en projet et en devient vice-président aux côtés du président, le duc de Choiseul-Praslin (1795).
Dans son Histoire de l’École polytechnique, notre camarade Gaston Pinet (1864) est dithyrambique sur cette fête, ses drapeaux, ses toasts et ses flonflons. Nous le comprenons. Elle officialisait en quelque sorte la réalité d’une communauté en affichant en même temps la solidarité de ses membres et un objectif qui les dépassait, ici l’éducation.

Une fête fondatrice

Dans la hâte, ils ont for­mé un comité, lancé des invi­ta­tions, négo­cié le prêt de l’Orangerie du Lou­vre. C’est Sainte- Aulaire (1794) qui pré­side. Il est déjà écrivain, pas encore académi­cien, ce sera fait en 1841. Il a déjà été député, et mem­bre du comité phil­hel­lène, pas encore ambas­sadeur à Rome, à Vienne ou à Londres.

“ Le 17 août 1830 officialisait en quelque sorte la réalité d’une communauté ”

Autour de lui, d’autres glo­rieux X comme Gour­gaud (1799), le fidèle grog­nard qui tint com­pag­nie à Napoléon à Sainte-Hélène, Fab­vi­er (1802), devenu un héros de l’indépendance grecque, Poinsot (1794) qui, de son côté, fer­raille avec des équa­tions com­plex­es, Dupin (1801), un des pio­nniers de l’éducation pop­u­laire, de Tra­cy (1797), inno­va­teur en agri­cul­ture dans ses domaines et homme poli­tique libéral, le duc de Mon­te­bel­lo, fils poly­tech­ni­cien (1821) du pres­tigieux maréchal Lannes, le musi­cien Choron (1794) qui à cette occa­sion mit en musique La Poly­tech­nique, etc.

Naissance d’une communauté

La com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne exis­tait déjà, elle s’était for­mée dès la pre­mière pro­mo­tion de 1794. Elle forgeait son unité dans les modal­ités de sa sélec­tion, orig­i­nales pour l’époque, dans l’enseignement de maîtres d’exception, dans la vie en inter­nat à par­tir de 1807, dans les regroupe­ments en corps d’état ou armes, puis dans des aven­tures com­munes admin­is­tra­tives, économiques, militaires.

QUELQUES DATES POLYTECHNICIENNES

  • 1865 : création de la SAS, Société amicale de secours des anciens élèves.
  • 1869 : création du GPX.
  • 1908 : création de la Société des amis de l’École polytechnique, destinée à promouvoir son image.
  • 1942 : interdiction de la SAS et de la Société des amis de l’École polytechnique.
  • 1944 : reprise de leurs activités.
  • 1946 : création d’une superstructure de coordination (l’AX).
  • 1948 : premier numéro de La Jaune et la Rouge.
  • 1962 : fusion de la SAS, de la Société des amis de l’École polytechnique et de l’AX.
  • 1876 : création du Bal de l’X.
  • 1986 : création de la Sabix .
  • 1987 : création de la Fondation de l’École polytechnique.

Vécue par une quar­an­taine d’entre eux, l’expédition d’Égypte était vite dev­enue un sym­bole de cette capac­ité à être utiles en col­lec­tiv­ité. Et, au-delà des ami­tiés, des liaisons famil­iales, des appuis pour les par­cours pro­fes­sion­nels, des par­tic­i­pa­tions à des cer­cles de réflex­ion con­cer­nant par exem­ple les doc­trines de Saint-Simon ou de Fouri­er, la com­mu­nauté savait aus­si, à l’École ou après elle, organ­is­er des gestes de sou­tien aux siens, comme des bureaux de sec­ours pré­fig­u­rant la Caisse des élèves.

Des cours d’éducation populaire

Mais l’Association poly­tech­nique, créée dans un élan roman­tique d’amitié intergénéra­tionnelle, va présen­ter une autre car­ac­téris­tique : ses objec­tifs dépassent le cer­cle de famille. En effet, l’Association décide immé­di­ate­ment de dévelop­per des cours d’éducation populaire.

Il ne s’agit certes pas de la pre­mière ini­tia­tive fondée dans ce but en France : déjà, autour des « Égyp­tiens » Jomard (1794), Francœur (1794) et autres, tout un réseau à forte struc­ture poly­tech­ni­ci­enne s’était mis en place pour le développe­ment de l’instruction élé­men­taire par les méth­odes de « l’enseignement mutuel ».

Mais en 1830, l’ambition est plus appuyée dans son champ d’application, plus affir­mée dans son organ­i­sa­tion, et affichée comme une doc­trine de pro­grès et une pri­or­ité nationale, dépas­sant large­ment les seuls soucis égoïstes de la communauté.

La reconnaissance de l’État

Dans un con­texte his­torique sou­vent mou­ve­men­té, et donc des sou­tiens poli­tiques par­fois plus faibles, l’Association con­tin­ue de pour­suiv­re cet objec­tif, même si une scis­sion se pro­duit en 1848 : cer­tains de ses mem­bres créent une « Asso­ci­a­tion philotech­nique » aux objec­tifs très proches.

Tronc pour la société de sauvetage des naufragésC’est en 1865, il y a cent cinquante ans, que le bureau de l’Association poly­tech­nique alors présidée par le grand math­é­mati­cien Chasles (1812) effectue une demande de recon­nais­sance par l’État, accep­tée et offi­cial­isée par un décret impér­i­al du 20 juin 1869.

Le plus évi­dent des aspects de la sol­i­dar­ité poly­tech­ni­ci­enne con­cerne le sou­tien aux anciens élèves. À l’École même, il a tou­jours existé des modal­ités d’appui à cer­tains élèves : dans ses mémoires écrits à la fin de sa vie (La Forme d’une vie), le math­é­mati­cien Man­del­brot (44) a exprimé sa recon­nais­sance à sa pro­mo­tion qui chaque mois lui ver­sait à l’École un mon­tant cor­re­spon­dant à la rémunéra­tion que touchaient ses cama­rades, dont il ne béné­fi­ci­ait pas offi­cielle­ment car admis comme élève étranger.

Au-delà de ces gestes financiers, on peut citer l’organisation des sec­ours aux blessés ou pris­on­niers pen­dant les péri­odes de guerre : entre 1940 et 1945, la com­mu­nauté a su met­tre en place une effi­cace organ­i­sa­tion d’envoi de col­is aux pris­on­niers ou aux X envoyés au STO.

“ Le plus évident des aspects de la solidarité polytechnicienne concerne le soutien aux élèves et aux anciens ”

Mais la sol­i­dar­ité entre poly­tech­ni­ciens peut pren­dre des formes var­iées ; celle du par­rainage pro­fes­sion­nel est sou­vent citée ; moins con­nue est celle de l’intercession en faveur de cama­rades con­damnés pour motifs politiques.

Quand Louis Rossel (1862) fut con­damné à mort pour son act­if sou­tien à la Com­mune de Paris, de nom­breux X comme Den­fert-Rochere­au (1842) sol­lic­itèrent sa grâce – en vain.

Les X de la 1930 eurent plus de chance en inter­cé­dant auprès du Shah d’Iran en faveur de leur cama­rade Riahi-Taghi, con­damné à mort pour avoir refusé en 1953 de faire tir­er sur des man­i­fes­tants favor­ables à Mossadegh.

Au-delà de la tribu

Les actes de sol­i­dar­ité des poly­tech­ni­ciens, organ­isés ou non par une asso­ci­a­tion ou un groupe d’entre eux, dépassent de beau­coup le cadre de leur « tribu ».

Les jeunes gens qui entraient à l’X savaient, jusqu’à la fin du XXe siè­cle, que la grande majorité d’entre eux était des­tinée au ser­vice pub­lic. Ils ne se con­tentaient pas d’y appli­quer des poli­tiques définies par les instances poli­tiques, mais ils les inspi­raient sou­vent dans le sens de l’utilité col­lec­tive et d’une sol­i­dar­ité plus agissante.

Rigault de Genouilly (1825)LA SOCIÉTÉ CENTRALE DE SAUVETAGE DES NAUFRAGÉS

C’est en 1867 que fut créée, à l’initiative de l’amiral Rigault de Genouilly (1825), la Société centrale de sauvetage des naufragés. Après une carrière qui le mena sur toutes les mers et le conduisit notamment à jouer un rôle majeur dans la conquête de l’Indochine, Rigault, proche de l’Empereur et bientôt ministre de la Marine, s’attacha alors à combler une grande lacune du dispositif maritime français pour lequel notre pays était très en retard sur la Grande-Bretagne : le sauvetage en mer.
L’opinion publique avait été révoltée par les circonstances du naufrage de La Sémillante, en 1855. Après études, et commissions, la Société put se mettre en place, et Rigault en fut le premier président.

On peut illus­tr­er cette ori­en­ta­tion par la volon­té (saint-simoni­enne, mais pas seule­ment) de dévelop­per des réseaux de trans­port, celle (gaulliste, mais pas seule­ment ) d’afficher une poli­tique d’indépendance énergé­tique, ou encore celle d’œuvrer pour l’amélioration des con­di­tions de tra­vail où s’illustrera Fontaine (1880), créa­teur du Bureau inter­na­tion­al du travail.

C’est aus­si œuvr­er pour la sol­i­dar­ité nationale que de pren­dre des respon­s­abil­ités dans les entre­pris­es publiques aus­si bien que, plus récem­ment, dynamiser la poli­tique d’innovation et de sou­tien aux PME. Même si les jeunes X actuels sont moins sou­vent ori­en­tés vers le ser­vice pub­lic, il est clair que la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne reste mar­quée par cette par­tic­u­lar­ité de notre École, l’objectif du « bien public ».

Et bien des poly­tech­ni­ciens ont aus­si apporté leur con­tri­bu­tion à la réflex­ion, nour­rie par l’expérience, sur les rela­tions sociales dans l’entreprise con­sid­érée comme un objet de cohé­sion sociale, comme Jean Girette (1918).

Dans le domaine de la recherche sci­en­tifique, on pour­rait aus­si illus­tr­er l’attention à la demande sociale dans l’activité des « ingénieurs savants » du XIXe siè­cle, attachés comme un Fres­nel (1804), sans les hiérar­chis­er, à la com­préhen­sion de la physique de la lumière comme à l’organisation du réseau français des phares.

“ C’est aussi œuvrer pour la solidarité nationale que de prendre des responsabilités dans l’administration et les entreprises publiques ”

Et, dans le domaine des sci­ences économiques et sociales, un grand nom­bre d’X suiv­ent les traces de Le Play (1825) en étu­di­ant l’optimisation du marché comme de l’harmonie sociale.

Dans le domaine de l’enseignement, nous pou­vons aus­si voir d’innombrables poly­tech­ni­ciens occu­per des chaires bien ailleurs que dans leur École ou ses écoles d’application, mais aus­si con­tribuer à la créa­tion d’autres écoles (Liau­tard, 1794, pour Stanis­las, ou Olivi­er, 1811, pour Centrale).

C’est évidem­ment dans cette caté­gorie qu’on peut plac­er l’Association poly­tech­nique et l’Association philotech­nique citées plus haut, ain­si que le sou­tien don­né à des organ­ismes de prop­a­ga­tion de la cul­ture sci­en­tifique (ain­si Le Bel, 1865, se fait mécène de la société chim­ique de France).

Un engagement politique et religieux

Enfin, on ren­con­tre de nom­breux poly­tech­ni­ciens dans cer­taines pro­fes­sions ou vaca­tions par­ti­c­ulière­ment por­teuses de cette notion de sol­i­dar­ité par la voca­tion religieuse ou la voie politique.

Frédéric Ozanam.
Frédéric Ozanam.
© SOCIÉTÉ DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL

Celle-ci peut pren­dre les formes clas­siques de l’engagement poli­tique, les X pou­vant fig­ur­er dans une grande par­tie de l’éventail poli­tique : par­mi ceux qui ont le plus inten­sé­ment évo­qué la con­ver­gence des réflex­ions de sol­i­dar­ité et la voie poli­tique il faut cer­taine­ment citer Marc Sang­nier (1895), créa­teur du Sillon.

D’autres se sont aus­si illus­trés, dans le sou­tien à des caus­es por­teuses de sol­i­dar­ité : Ara­go (1803) et Péri­non (1832), act­ifs dans l’abolition de l’esclavage, Con­sid­érant (1826) apôtre du fouriérisme ou Comte (1814) du pos­i­tivisme, Sebert (1858), Moch (1878) ou Jacquard (1945) prô­nant l’esperanto.

La char­ité indi­vidu­elle est plus sou­vent anonyme qu’ostentatoire, mais on peut la con­naître par des témoignages. Ain­si la veuve de Frédéric Ozanam se plai­sait à sig­naler le rôle majeur que les X avaient joué dans le lance­ment de la Société de Saint-Vin­centde- Paul, mais les vis­ites aux « néces­si­teux du quarti­er » ont tou­jours représen­té une des activ­ités clas­siques des élèves de l’École.

On trou­ve des X et leurs épous­es par­mi les auteurs de dona­tions impor­tantes. L’hôpital Lari­boisière porte le nom d’un X (1806).

Des actions de solidarité collective

Mais il y a un domaine où leur présence est vrai­ment forte, c’est celui des organ­ismes de sol­i­dar­ité qu’ils ont été amenés à créer ou à diriger en rai­son de leurs capac­ités man­agéri­ales, appliquées à des objec­tifs certes éloignés de l’économie de marché ou de la régu­la­tion publique, mais cohérents avec leur volon­té de servir.

“ Les X peuvent figurer dans une grande partie de l’éventail politique ”

Si la sol­i­dar­ité indi­vidu­elle peut se vivre dans un élan de char­ité impro­visé, la mise en place d’actions de sol­i­dar­ité col­lec­tive sup­pose organ­i­sa­tion et con­trôles, pour per­me­t­tre aux bénév­oles de don­ner le meilleur d’eux-mêmes et assur­er aux dona­teurs la bonne util­i­sa­tion de leurs contributions.

Aujourd’hui, des insti­tu­tions de ce type pren­nent très sou­vent en France le statut de fon­da­tion. La France doit à Michel Pomey (1948), alors con­seiller de Mal­raux, la con­cep­tion et la créa­tion de la Fon­da­tion de France, dont les objec­tifs d’abord artis­tiques s’orienteront très vite vers d’autres domaines comme la sol­i­dar­ité car­i­ta­tive ou le sou­tien à l’enseignement et à la recherche.

Et dont la tra­duc­tion, via notre Fon­da­tion de l’École poly­tech­nique, per­met à des cen­taines d’anciens élèves, de faire à leur tour acte de sol­i­dar­ité envers l’École et ses élèves.

Cinq fondateurs du CICR : le Dr Louis Appia, Henri Dunant, Gustave Moynier, le général Dufour (1807) et le Dr Théodore Maunoir, 1863.

LA CROIX-ROUGE

Quand Henri Dunant, médecin genevois, à la suite du carnage de Solferino, cherche de l’aide pour lancer ce qui deviendra la Croix- Rouge, il trouve un appui efficace et déterminant auprès d’un autre Genevois, le général Dufour.
Ce polytechnicien (1807), officier de l’Empire revenu en Suisse après 1815, y exerça des responsabilités multiples, et c’est son rôle de « pacificateur » lors de la guerre du Sonderbund qui lui conféra, auprès des Suisses comme ailleurs, une aura exceptionnelle.
Il s’impliqua sans compter dans la création de la Croix-Rouge lors de la Conférence internationale de 1863, et la présida longtemps.

Cinq fon­da­teurs du CICR : 

  • Dr Louis Appia, 
  • Hen­ri Dunant, 
  • Gus­tave Moynier, 
  • Général Dufour (1807)
  • Dr Théodore Maunoir, 1863.

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