Le juge administratif et l’expert

Dossier : Juges - Experts - CitoyensMagazine N°610 Décembre 2005Par Françoise DUCAROUGE

LE RECOURS À L’EXPERTISE est rela­ti­ve­ment fré­quent en pre­mière ins­tance, plus rare en appel, où il n’y a en géné­ral lieu à exper­tise que lorsque la juri­dic­tion d’ap­pel inverse la solu­tion de rejet des pre­miers juges. Il est excep­tion­nel devant le juge de cas­sa­tion : celui-ci, juge du droit et non des faits, ne peut ordon­ner d’ex­per­tise que s’il décide, dans l’in­té­rêt d’une bonne admi­nis­tra­tion de la jus­tice, de régler l’af­faire au fond après cas­sa­tion, ce qui lui per­met alors de tran­cher lui-même des faits.

Les matières dans les­quelles le juge admi­nis­tra­tif ordonne des exper­tises sont variées.

Elles concernent prin­ci­pa­le­ment le plein conten­tieux, celui où le juge admi­nis­tra­tif dis­pose des pou­voirs les plus larges, notam­ment du pou­voir de condam­na­tion pécuniaire.

Le domaine de la res­pon­sa­bi­li­té des admi­nis­tra­tions publiques est un sec­teur pri­vi­lé­gié de l’ex­per­tise, notam­ment pour éva­luer les pré­ju­dices subis :

  • res­pon­sa­bi­li­té de l’É­tat et des autres col­lec­ti­vi­tés publiques pour faute : la notion de faute recouvre l’ac­tion de l’ad­mi­nis­tra­tion, qu’il s’a­gisse de faute à l’oc­ca­sion de l’exé­cu­tion de tra­vaux publics, de faute de ser­vice en matière hos­pi­ta­lière, ou d’illé­ga­li­tés com­mises par l’ART vis-à-vis d’o­pé­ra­teurs télé­pho­niques… ; elle recouvre aus­si l’i­nac­tion fau­tive de l’ad­mi­nis­tra­tion, comme dans l’af­faire du sang conta­mi­né ou de l’ex­po­si­tion à l’amiante ;
  • res­pon­sa­bi­li­té sans faute pour pré­ju­dice anor­mal et spé­cial, à rai­son de la rup­ture d’é­ga­li­té devant les charges publiques : c’est le cas des acci­dents résul­tant de vac­ci­na­tions obligatoires ;
  • pol­lu­tion des sols, pol­lu­tion marine (affaire de l’Eri­ka), déter­mi­na­tion des mesures à prendre dans le cadre de la loi sur l’eau ou de la légis­la­tion des ins­tal­la­tions clas­sées pour la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, géothermie ;
  • res­pon­sa­bi­li­té contractuelle ;
  • garan­tie décen­nale en matière de mar­chés et contrats publics… ;
  • déter­mi­na­tion de l’im­pôt dû : déter­mi­na­tion du chiffre d’af­faires pour la TVA, du béné­fice pour l’im­pôt sur les socié­tés, de la valeur loca­tive pour les impôts locaux…


Bien que plus rare, l’ex­per­tise n’est tou­te­fois pas exclue dans le conten­tieux de l’ex­cès de pou­voir, qui est le pro­cès fait à un acte admi­nis­tra­tif. Le juge ne peut alors pro­non­cer que l’an­nu­la­tion totale ou par­tielle de l’acte, ou, en réfé­ré, sa sus­pen­sion. Il a en outre, depuis la loi du 8 février 1995, la pos­si­bi­li­té de pro­non­cer une injonc­tion et une astreinte à l’é­gard de l’ad­mi­nis­tra­tion en vue d’as­su­rer le plein effet de sa déci­sion d’an­nu­la­tion ou de suspension.

C’est ain­si que dans un arrêt du 23 avril 2003 le Conseil d’É­tat, sai­si d’une demande de France Télé­com ten­dant à l’an­nu­la­tion d’une déci­sion de l’ART impo­sant une modi­fi­ca­tion de l’offre de réfé­rence fixant notam­ment les tarifs d’ac­cès à la boucle locale, a jugé, en excès de pou­voir, qu’il pou­vait ordon­ner une exper­tise en vue de véri­fier que les prin­cipes de tari­fi­ca­tion pré­vus par le règle­ment com­mu­nau­taire du 18 décembre 2000, et notam­ment celui de » l’o­rien­ta­tion vers les coûts » de l’offre de réfé­rence, ont été res­pec­tés.

La décision d’ordonner une expertise

Le juge admi­nis­tra­tif est libre d’or­don­ner ou non une exper­tise, soit de sa propre ini­tia­tive, soit sur demande, sous réserve que le refus d’or­don­ner une telle exper­tise ne porte pas atteinte au droit à un pro­cès équi­table garan­ti par l’ar­ticle 6–1 de la Conven­tion euro­péenne de sau­ve­garde des droits de l’homme et des liber­tés fon­da­men­tales, rati­fiée par la France en 1974.

Les règles gou­ver­nant l’ex­per­tise devant le juge admi­nis­tra­tif sont régies par les articles R. 621–1 et sui­vants du Code de jus­tice admi­nis­tra­tive. Elles n’ont pas été modi­fiées par la loi de février 2004, loi qui concerne seule­ment les experts com­mis par les juri­dic­tions judiciaires.

Le statut de l’expert

L’ex­pert a dans l’ac­com­plis­se­ment de sa mis­sion d’ex­per­tise la qua­li­té de col­la­bo­ra­teur occa­sion­nel du ser­vice public, ce qui peut entraî­ner la res­pon­sa­bi­li­té de l’É­tat s’il subit des dom­mages dans l’exer­cice de sa mission.

Le flou sur son sta­tut social et fis­cal est le même que devant les juri­dic­tions judiciaires.

Le choix de l’expert

Les juri­dic­tions admi­nis­tra­tives ont le libre choix des experts. L’é­ta­blis­se­ment d’un tableau d’ex­perts étant une simple facul­té pour les pré­si­dents des juri­dic­tions admi­nis­tra­tives, seules deux cours admi­nis­tra­tives d’ap­pel (Paris et Mar­seille) ont une liste d’experts.

Le juge admi­nis­tra­tif peut recou­rir aux listes de la Cour de cas­sa­tion ou des cours d’ap­pel judiciaires.

L’objet de l’expertise : la mission de l’expert

Le conte­nu de la mis­sion est limi­té aux faits, à l’ex­clu­sion de leur qua­li­fi­ca­tion juri­dique et des ques­tions de droit.

Le Conseil d’É­tat vient de » don­ner mis­sion à l’ex­pert de conci­lier les par­ties si faire se peut  » (Conseil d’É­tat requête 259290, » Orga­nisme de ges­tion du cours du Sacré-Cœur « , 11 février 2005).

En rou­vrant la pos­si­bi­li­té pour l’ex­pert de conci­lier, cet arrêt de prin­cipe élar­git sen­si­ble­ment le conte­nu de la mis­sion pos­sible des experts devant les juri­dic­tions administratives.

Les principes de l’expertise

Les prin­cipes du contra­dic­toire et du res­pect des droits de la défense sont des prin­cipes géné­raux du droit, tant natio­nal qu’eu­ro­péen, ils s’im­posent au juge admi­nis­tra­tif comme à l’expert.

Le droit à un pro­cès équi­table au sens de l’ar­ticle 6–1 de la Conven­tion euro­péenne de sau­ve­garde des droits de l’homme et des liber­tés fon­da­men­tales implique que le prin­cipe de » l’é­ga­li­té des armes » soit respecté.

Le déroulement de l’expertise

La pro­cé­dure devant les juri­dic­tions admi­nis­tra­tives étant écrite et inqui­si­toire, c’est-à-dire à l’i­ni­tia­tive du juge, qui dirige l’ins­truc­tion – et non pas accu­sa­toire comme en matière civile -, les par­ties n’ont ni à se déli­vrer d’as­si­gna­tions, ni à com­mu­ni­quer direc­te­ment entre elles.

Il revient donc à l’expert :

  • de faire en sorte que toutes les pièces néces­saires lui soient remises au plus vite par les parties ;
  • de veiller à ce que toutes les pièces com­mu­ni­quées à l’ex­pert le soient éga­le­ment aux par­ties, avec liste en annexe au rapport ;
  • d’en­voyer les convo­ca­tions à la pre­mière réunion d’ex­per­tise en recom­man­dé avec demande d’a­vis de récep­tion, non pas au moins quatre jours avant l’ex­per­tise, délai mini­mum pres­crit par l’ar­ticle R. 621–7 du Code de jus­tice admi­nis­tra­tive, mais de pré­fé­rence trois semaines à l’a­vance, compte tenu du délai de quinze jours dont dis­pose le des­ti­na­taire pour reti­rer le pli recom­man­dé, et du délai » nor­mal » de deux à trois jours com­mu­né­ment admis par le juge admi­nis­tra­tif pour l’a­che­mi­ne­ment pos­tal du courrier.


Dans les cas d’ur­gence, tels que constats d’ur­gence, ou consta­ta­tions devant inter­ve­nir dans des cir­cons­tances excep­tion­nelles (météo par exemple, suite à orage…) la convo­ca­tion peut excep­tion­nel­le­ment être faite par fax, cour­riel ou tout autre moyen lais­sant une trace écrite. L’ad­mis­sion de la signa­ture élec­tro­nique devrait à l’a­ve­nir faci­li­ter les convo­ca­tions par courriel.

Pour toutes ques­tions rela­tives au dérou­le­ment de l’ex­per­tise, l’ex­pert peut s’a­dres­ser soit au magis­trat qui a ordon­né l’ex­per­tise, soit au pré­sident du tri­bu­nal admi­nis­tra­tif lui-même.

Ceux-ci attendent de l’ex­pert qu’il rem­plisse sa mis­sion avec toute la célé­ri­té pos­sible, compte tenu des carac­té­ris­tiques propres de l’af­faire. En cas de dif­fi­cul­tés ils peuvent aider l’ex­pert à sur­mon­ter les pro­blèmes qu’il rencontre.

Le rap­port d’ex­per­tise doit être aus­si clair et concis que pos­sible, et » col­ler » à la mis­sion. Les conclu­sions doivent en être syn­thé­tiques, et répondre sans ambi­guï­té aux ques­tions posées par le juge.

L’allocation provisionnelle

Il n’y a pas devant le juge admi­nis­tra­tif de consi­gna­tion préa­lable comme devant les juri­dic­tions judi­ciaires. Aus­si est-il pru­dent de deman­der une allo­ca­tion pro­vi­sion­nelle. La demande devra être jus­ti­fiée, les jus­ti­fi­ca­tifs pou­vant se limi­ter à l’é­tat des frais enga­gés et à une pré­vi­sion du nombre d’heures de tra­vail néces­saires mul­ti­plié par un taux horaire.

La déci­sion accor­dant ou refu­sant une allo­ca­tion pro­vi­sion­nelle n’est pas sus­cep­tible de recours.

Les honoraires de l’expert

L’ar­ticle R. 621–13 du Code de jus­tice admi­nis­tra­tive pré­voit que le pré­sident de la juri­dic­tion fixe les frais et hono­raires et désigne la par­tie qui en assu­me­ra la charge. La charge des hono­raires incombe en prin­cipe à la par­tie per­dante, mais la for­ma­tion de juge­ment peut en déci­der autre­ment. L’or­don­nance de taxa­tion peut faire l’ob­jet d’un recours dans les condi­tions pré­vues à l’ar­ticle R. 761–5 du Code de jus­tice administrative.

Le sys­tème actuel de prise en charge des frais et hono­raires d’ex­per­tise n’est vrai­ment satis­fai­sant ni pour les jus­ti­ciables, sur les­quels pèse l’é­pée de Damo­clès de frais impos­sibles à éva­luer a prio­ri, ni pour l’ex­pert qui, face à une par­tie per­dante non béné­fi­ciaire de l’aide juri­dic­tion­nelle et récal­ci­trante, peut avoir quelque mal à se faire régler ses frais et hono­raires, d’au­tant que, n’é­tant pas par­tie à l’ins­tance, il ne dis­pose pas des mêmes voies de recours que les par­ties en cas d’i­nexé­cu­tion du juge­ment. D’où l’in­té­rêt de l’al­lo­ca­tion provisionnelle.

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Dans une sphère conten­tieuse où la tech­ni­ci­té s’ac­croît, et alors que le champ de l’ex­per­tise admi­nis­tra­tive s’é­lar­git avec la réforme des pro­cé­dures d’ur­gence, le juge admi­nis­tra­tif est appe­lé à recou­rir de plus en plus sou­vent à l’expertise.


Si les experts doivent s’a­dap­ter aux contraintes crois­santes de l’ur­gence, ils ont aus­si l’op­por­tu­ni­té d’in­ves­tir les nou­veaux champs ouverts à l’ex­per­tise admi­nis­tra­tive tant par l’ex­ten­sion du réfé­ré admi­nis­tra­tif que par l’é­lar­gis­se­ment de l’ob­jet de leur mis­sion à la conci­lia­tion des par­ties, qui ne man­que­ra pas de suivre l’ar­rêt du 11 février 2005. 

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