Le déséquilibre des naissances entre garçons et filles en Asie

Dossier : La démographie déséquilibréeMagazine N°639 Novembre 2008
Par Gilles PISON

La pro­por­tion des nais­sances entre garçons et filles est mesurée par le ” taux de mas­culin­ité “, c’est-à-dire le nom­bre de nais­sances de garçons pour cent nais­sances de filles. Ce taux est habituelle­ment de 105 ou 106, comme si la nature com­pen­sait par une légère dif­férence la sur­mor­tal­ité future des garçons. C’est une con­stante biologique de l’e­spèce humaine.

À par­tir de 1980 ce taux com­mence à aug­menter en Chine et en Corée du Sud, il atteint 115 en 1990. En 1995, une diver­gence se pro­duit, la Chine con­tin­ue de mon­ter — 117 en 2000, près de 120 en 2005 — tan­dis que la Corée du Sud revient en quelques années à un taux pra­tique­ment nor­mal de 107.

REPÈRES
L’in­fan­ti­cide des filles était pra­tiqué en Chine dans le passé, mais il est peu fréquent aujour­d’hui. Ce n’est pas à lui que l’on doit l’évo­lu­tion actuelle mais au recours mas­sif à l’a­vorte­ment sélec­tif. Des évo­lu­tions sim­i­laires sont apparues à Hongkong et à Taïwan et plus récem­ment au Viet­nam, mais ni en Thaï­lande, ni au Japon, ni en Indonésie. On peut en con­clure à l’im­por­tance des fac­teurs cul­turels, car Hongkong et Taïwan sont peu­plés de Chi­nois, et aus­si rejeter une influ­ence exclu­sive de la poli­tique coerci­tive de l’en­fant unique, puisque celle-ci n’est appliquée ni à Taïwan ni en Corée.

Une forte préférence pour les garçons

Les pays d’Asie ori­en­tale ont une forte préférence pour les garçons. Ce sont eux qui doivent s’oc­cu­per de leurs par­ents quand ceux-ci devi­en­nent âgés et ce sont encore eux qui assurent le culte des ancêtres.

La taille des familles a forte­ment dimin­ué. On passe de cinq ou six enfants par femme dans les années soix­ante à seule­ment 1,6 en Chine et 1,3 en Corée aujour­d’hui. Très rares sont les familles nom­breuses à n’avoir pas au moins un fils, tan­dis que cela arrive fréquem­ment dans les familles de seule­ment un ou deux enfants.

Le désir d’équili­bre en France
En France, quelle est la pro­por­tion des par­ents de deux enfants qui déci­dent d’en atten­dre un troisième dans les cinq années qui suiv­ent la nais­sance du sec­ond ? Pen­dant les années 1970, elle est de 32 % si les deux aînés sont des garçons, 29 % si ce sont un garçon et une fille et 36 % si ce sont deux filles. Certes ces dif­férences sont min­imes et l’on est loin des écarts chi­nois, elles exis­tent néanmoins.

Com­ment avoir peu d’en­fants et avoir au moins un garçon ? Il faut s’af­franchir du hasard. Les pro­grès sci­en­tifiques per­me­t­tent de déter­min­er très tôt quel est le sexe de l’en­fant à naître : l’am­nio­cen­tèse se répand à par­tir de 1972 ; l’é­chogra­phie lui suc­cède à par­tir de 1980, pra­tique, bon marché et aujour­d’hui très large­ment diffusée.

Il n’ex­iste tou­jours pas de méth­ode pour con­cevoir à coup sûr un enfant d’un sexe déter­miné mais l’a­vorte­ment sélec­tif per­met de cor­riger le hasard.

La pré­coc­ité du diag­nos­tic a un effet décisif et c’est la rai­son pour laque­lle beau­coup de médecins français étaient réti­cents à l’idée d’al­longer à douze semaines la durée du délai pen­dant lequel l’a­vorte­ment est légal : c’est pré­cisé­ment à ce moment qu’il devient pos­si­ble de déter­min­er le sexe et l’on craig­nait en France un effet ana­logue à ce qui s’est passé en Chine. Apparem­ment, pour l’in­stant, on ne con­state rien. 

L’influence du rang de naissance

L’in­flu­ence du rang de l’en­fant à naître a été mesurée avec pré­ci­sion en Chine lors du recense­ment de 1990 pour les bébés nés après le pre­mier jan­vi­er 1989.

Un phénomène qui s’étend
On con­state les mêmes phénomènes à peu près au même moment en Inde et, avec un peu de retard, dans les pays du Cau­case. C’est ain­si qu’en Inde, aux recense­ments de 1981, 1991 et 2001, les taux de mas­culin­ité des enfants de moins de sept ans étaient respec­tive­ment 104, 106 et 108 et l’on mon­tait à la dernière date au taux de 125 pour les États du Pend­jab et de l’Haryana.
Les trois pays du Cau­case con­nais­sent des évo­lu­tions voisines, ils ne démar­rent leur pro­gres­sion qu’en 1992, mais sont aujour­d’hui au taux de 120. Les familles ayant deux filles y ont une prob­a­bil­ité d’a­gran­disse­ment 20 % plus élevée que les autres familles de deux enfants.
On ne con­state aucun déséquili­bre de ce type dans les pays voisins (Russie, Turquie, Iran) ni non plus en Occident.

Le taux de mas­culin­ité du pre­mier-né est de 106, comme si presque tous les cou­ples lais­saient encore au hasard le soin de choisir le sexe de leur pre­mier enfant.

Pour le sec­ond enfant le taux de mas­culin­ité est de 101 si le pre­mier enfant est un garçon, mais de 149 s’il est une fille.

Pour les troisièmes enfants — qui exis­tent en Chine mal­gré la poli­tique de ” l’en­fant unique ” — les écarts sont encore plus impor­tants. Si les deux aînés sont des garçons le taux de mas­culin­ité est de 74, s’il y a déjà un garçon et une fille ce taux monte à 116 et enfin après deux filles le taux est de 225 ! 

Des mesures en Corée

L’évo­lu­tion de la Corée a divergé de celle de la Chine à par­tir de 1995. À cette date le gou­verne­ment coréen décide des mesures. Les unes coerci­tives : inter­dic­tion aux médecins de révéler le sexe de l’en­fant à naître pen­dant la péri­ode où l’a­vorte­ment est encore autorisé. Les autres préven­tives : cam­pagnes de pro­mo­tion de la con­di­tion fémi­nine, diver­si­fi­ca­tion du culte des ancêtres, lequel doit pou­voir être assuré par les filles, etc.

Quelques ques­tions
Y a‑t-il une répar­ti­tion bino­mi­ale des familles nombreuses ?
En l’ab­sence d’a­vorte­ment sélec­tif, le hasard gou­verne la répar­ti­tion des sex­es à la nais­sance. Ce n’est pas parce que votre pre­mier enfant est une fille que vous avez plus de chances que votre sec­ond en soit une. Dans un ensem­ble de familles de même taille, les nom­bres de garçons et de filles se répar­tis­sent de façon binomiale.
Pourquoi le Viet­nam et Sin­gapour, où les Chi­nois sont très nom­breux, n’ont-ils pas, ou pas encore, de déséquili­bre artificiel ?
Au Viet­nam la baisse de la fécon­dité n’est pas encore aus­si pronon­cée qu’en Chine. Le déséquili­bre est apparu en 2006, avec 110 garçons pour 100 filles.
À Sin­gapour la poli­tique famil­iale est très par­ti­c­ulière : ce sont les rich­es qui, par divers­es mesures favor­ables, sont incités à avoir des enfants. De plus, dans ces deux pays, le statut de la femme est assez dif­férent du statut chi­nois traditionnel.
Les polygames ont-ils une plus grande pro­por­tion de filles ?
Non. Dans les pop­u­la­tions polygames, les hommes se mari­ent bien plus tard que les femmes, et celles-ci se remari­ent sys­té­ma­tique­ment quand elles sont veuves ou divor­cées. Résul­tat, à tout moment, la pop­u­la­tion compte plus de femmes mar­iées que d’hommes mar­iés. Les maris sont sou­vent beau­coup plus âgés que leurs épouses.

Des conséquences mondiales

Le déséquili­bre va favoris­er le ralen­tisse­ment démo­graphique et accélér­er le vieillissement

Si le phénomène ne dépasse guère quelques pays, il s’ag­it tout de même d’un phénomène d’im­por­tance mon­di­ale car l’Inde et la Chine réu­nis­sent 38 % de la pop­u­la­tion du monde et un tiers des nais­sances annuelles. Cela fait 42 mil­lions de nais­sances pour lesquelles le déséquili­bre est de 2,5 mil­lions, au lieu d’être 1 mil­lion comme il l’au­rait été naturellement.

Ce déséquili­bre est appelé à per­turber longtemps la sit­u­a­tion, il atteint main­tenant les généra­tions d’ado­les­cents et risque de mod­i­fi­er durable­ment le statut des femmes. Le rem­place­ment des généra­tions va en être ren­du plus dif­fi­cile, ce qui va ampli­fi­er le ralen­tisse­ment démo­graphique et accélér­er le vieil­lisse­ment. Il est main­tenant prob­a­ble que le max­i­mum de l’hu­man­ité sera large­ment inférieur à dix milliards.

Cet arti­cle est extrait d’un exposé présen­té le 8 décem­bre 2004 au Groupe X‑Dé­mo­gra­phie-économie-pop­u­la­tion, qui s’ap­puyait lui-même sur l’ar­ti­cle : ” Moins de nais­sances mais un garçon à tout prix : l’a­vorte­ment sélec­tif des filles en Asie “, par Gilles Pison, Pop­u­la­tion et Sociétés, sep­tem­bre 2004, n° 404 : 1–4.
http://www.ined.fr/fr/ressources_documentation/ publications/pop_soc/bdd/publication/503/

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