Le classement de Shanghai rend fou

Dossier : ExpressionsMagazine N°650 Décembre 2009
Par François Xavier MARTIN (63)

Les opi­nions publiques et cer­tains diri­geants poli­tiques consi­dèrent comme paroles d’é­van­gile divers clas­se­ments cen­sés rendre compte de la qua­li­té com­pa­rée des dif­fé­rents éta­blis­se­ments d’en­sei­gne­ment supé­rieur de la pla­nète, les plus influents étant ceux publiés annuel­le­ment par l’u­ni­ver­si­té Jiao Tong de Shan­ghai et la revue bri­tan­nique Times Higher Edu­ca­tion (aucun lien avec le Times ou le Finan­cial Times).

Une évaluation de la recherche académique

La méthode britannique
Cam­bridge inclut dans la liste de ses alum­ni ayant obte­nu un prix Nobel Gérard Debreu, nor­ma­lien fran­çais natu­ra­li­sé amé­ri­cain ayant effec­tué ses tra­vaux de recherche d’a­bord en France puis ensuite aux États-Unis… et don­né quelques leçons à Cam­bridge. De même, l’u­ni­ver­si­té de Bris­tol fait figu­rer Le Clé­zio dans la liste de ses alum­ni ayant obte­nu le prix Nobel de littérature. 

La liste des para­mètres pris en compte par Shan­ghai pour éta­blir son clas­se­ment est très brève : publi­ca­tions de chaque uni­ver­si­té et cita­tions de ses cher­cheurs, nombre de prix Nobel et de médailles Fields obte­nus par ses anciens élèves et son per­son­nel. Il s’a­git donc beau­coup plus d’une éva­lua­tion de la recherche conduite par les uni­ver­si­tés que de la qua­li­té de leur ensei­gne­ment. Même dans ce domaine pré­cis, cette approche intro­duit de graves dis­tor­sions. Il existe par exemple, en Alle­magne et en France, d’im­por­tants orga­nismes de recherche extra-uni­ver­si­taires. Shan­ghai ne prend pas en compte ces orga­nismes extra-uni­ver­si­taires qui apportent une contri­bu­tion impor­tante à la recherche natio­nale. Quant au volume de publi­ca­tions d’un éta­blis­se­ment, est-ce un indi­ca­teur bien fiable de la qua­li­té des tra­vaux menés ? La pré­sence par­mi le corps pro­fes­so­ral de titu­laires de prix Nobel ou de médailles Fields n’ap­porte pas auto­ma­ti­que­ment aux étu­diants la garan­tie d’une for­ma­tion excep­tion­nelle. Peu d’entre eux seront en contact sui­vi avec ces per­son­na­li­tés, qui pour­ront être plus sou­cieuses de l’a­van­ce­ment de leurs recherches que de leurs res­pon­sa­bi­li­tés d’en­sei­gne­ment, pour lequel elles n’ont d’ailleurs peut-être aucune dis­po­si­tion par­ti­cu­lière. Fina­le­ment, au niveau d’un pays l’in­di­ca­teur le moins contes­table de la qua­li­té de la for­ma­tion de haut niveau dis­pen­sée aux étu­diants qui se des­tinent à la recherche est le nombre de ceux qui y ont été for­més avant d’ob­te­nir, là ou ailleurs, des prix Nobel ou des médailles Fields pas trop anciens. (Voir tableau ci-contre.) 

Chercheurs non académiques, cadres et dirigeants

Com­ment mesu­rer la qua­li­té de la for­ma­tion dis­pen­sée à l’im­mense majo­ri­té des étu­diants, c’est-à-dire tous ceux qui ne se des­tinent pas à la recherche aca­dé­mique ? Quid de la for­ma­tion de pro­fes­sion­nels, de cadres et de diri­geants pour l’en­semble des acti­vi­tés humaines, aspect que le clas­se­ment de Shan­ghai ignore complètement ? 

Cer­tains cher­cheurs sont ame­nés à beau­coup publier pour jus­ti­fier leur activité 

On peut esti­mer que de bons indi­ca­teurs de la qua­li­té des for­ma­tions supé­rieures sont des chiffres tels que le PNB par habi­tant, après exclu­sion des rentes minières ou finan­cières, la pro­por­tion de socié­tés du pays figu­rant par­mi les plus grandes socié­tés mon­diales, l’é­vo­lu­tion de ces chiffres. Si on se base sur le deuxième cri­tère en uti­li­sant la liste Glo­bal 500 édi­tée chaque année par la revue amé­ri­caine For­tune, comme le fait par exemple l’É­cole des mines de Paris, on obtient les résul­tats ci-dessous. 

Gare aux mesures expéditives

Se fixer comme objec­tif de pro­gres­ser rapi­de­ment dans le clas­se­ment de Shan­ghai conduit à recom­man­der des mesures expé­di­tives : regrou­per les uni­ver­si­tés, leur rat­ta­cher l’en­semble de la recherche natio­nale, leur faire recru­ter des sta­kha­no­vistes de la publi­ca­tion en anglais et plus géné­ra­le­ment leur faire adop­ter un mode de ges­tion copié sur les pre­miers des clas­se­ments, Amé­ri­cains et Britanniques. 

Mesu­rer la qua­li­té de la for­ma­tion dis­pen­sée à l’immense majo­ri­té des étudiants 

La qua­li­té réelle de notre ensei­gne­ment supé­rieur y gagne­ra-t-elle ? La réa­li­té est beau­coup plus sub­tile. Pour­quoi le Royaume-Uni, mal­gré les appa­rences, ne fait-il pas mieux que l’Al­le­magne ou la France ? Pour­quoi les sept mil­lions de Suisses, qui ne sont pour­tant pas anglo­phones, arrivent-ils à de tels résul­tats ? Pour­quoi y a‑t-il un tel déca­lage en France entre dif­fé­rentes dis­ci­plines ? Tenir compte des réponses à de telles ques­tions, voi­là qui per­met­trait d’a­mé­lio­rer réel­le­ment notre ensei­gne­ment supérieur. 

Prix Nobel et médailles Fields (1980 à 2009) 500 plus grandes socié­tés mon­diales (For­tune 2009)
Natio­na­li­té Maths Phys. Chi­mie Médec. Moy. Pays %
États-Unis  21%  57%  61%  61%  50%  États-Unis  28% 
France  23%  9%  2%  3%  9%  Japon  14% 
Royaume-Uni  12%  1%  9%  12%  9%  France  8% 
Allemagne  5%  14%  7%  7%  8%  Allemagne  8% 
Russie  25%  3%  7%  Chine  7% 
Japon  4%  3%  4%  3%  4%  Royaume-Uni  5% 
Suisse  3%  5%  3%  3%  Suisse  3% 
Australie  4%  5%  2%  Canada  3% 
Corée  3% 

Les chiffres sont ceux four­nis par la Fon­da­tion Nobel et l’Union inter­na­tio­nale de mathé­ma­tiques. En cas de réci­pien­daires mul­tiples, les prix Nobel sont répar­tis sui­vant les clés don­nées par la Fon­da­tion. Répar­ti­tion éga­li­taire pour les coré­ci­pien­daires de médailles Fields, répar­ti­tion 50/50 pour les pays des bina­tio­naux. N’ont pas été inclus les prix de lit­té­ra­ture, de la paix et d’économie.


Les huit pays men­tion­nés concentrent plus de 90 % des Nobel scien­ti­fiques et des médailles Fields . Les États-Unis (300 mil­lions d’habitants) obtiennent deux fois plus de prix et de médailles que l’ensemble consti­tué par les trois grands pays euro­péens (200 mil­lions d’habitants). Un nombre signi­fi­ca­tif de cher­cheurs, deve­nus amé­ri­cains, a été for­mé en Europe avant d’émigrer aux États-Unis et de leur rap­por­ter prix Nobel ou médailles Fields (ce phé­no­mène majore les résul­tats amé­ri­cains). L’Allemagne, la France et le Royaume-Uni ont des per­for­mances glo­bales très voi­sines, mais qui recouvrent de grandes différences. 

L’Asie n’est pour l’instant repré­sen­tée que par le Japon dont la per­for­mance, rame­née à son niveau de déve­lop­pe­ment et à ses 120 mil­lions d’habitants, est médiocre. 


Noter les bons résul­tats de la Suisse. 

Les neuf pays men­tion­nés concentrent près de 80% des plus grandes socié­tés mon­diales. Si on tient compte de leurs popu­la­tions res­pec­tives, les résul­tats obte­nus par les pays occi­den­taux sont assez voi­sins. À noter cepen­dant le plon­geon du Royaume-Uni depuis 2008 (26 socié­tés au lieu de 35) et la posi­tion remar­quable de la Suisse. La prin­ci­pale dif­fé­rence avec les Nobel et Fields vient de l’Asie, dont trois pays (Chine, Corée, Japon) sont repré­sen­tés. Noter la mon­tée rapide de la Chine (37 socié­tés au lieu de 29 en 2008). La com­pa­rai­son entre les deux tableaux montre que, dans une phase de rat­tra­page par rap­port à des pays plus avan­cés, il est beau­coup plus facile de faire croître de grandes socié­tés que de par­ve­nir au niveau de recherche scien­ti­fique recon­nu par les plus grandes dis­tinc­tions mondiales. 

Poster un commentaire