Le cadre social, culturel et éthique de la relation médicale : ses évolutions récentes

Dossier : La santé en questionsMagazine N°599 Novembre 2004
Par Olivier de DINECHIN (56)

Le philosophe Paul Ricœur car­ac­térise la rela­tion médi­cale comme un ” pacte de soins ” qui s’établit entre médecin et malade : une rela­tion orig­i­nale, dis­symétrique, fondée sur un engage­ment. Un pacte qui implique une visée éthique, à savoir la réal­i­sa­tion de gestes sen­sés, posés dans la sol­lic­i­tude pour le malade et en vue de son bien, et référés à des règles morales tra­di­tion­nelle­ment établies dans la pro­fes­sion et recon­nues sociale­ment. Cepen­dant, les change­ments rapi­des des pou­voirs que la biolo­gie donne à la médecine ont con­duit à ajuster à la visée éthique les normes, en par­ti­c­uli­er juridiques, encad­rant les pratiques.

Tel est en par­ti­c­uli­er l’ob­jet de la loi française de mars 2002 dont il est ici ques­tion. Cette loi com­porte une impor­tante par­tie inti­t­ulée ” Démoc­ra­tie san­i­taire “, cen­trée sur les droits et devoirs des ” usagers de la médecine “. Deux expres­sions, deux notions qui traduisent une évo­lu­tion cul­turelle et sociale de l’im­mé­mo­ri­ale rela­tion entre les soignants et les souf­frants, entre les médecins et les patients, et sans doute une inflex­ion des références morales et éthiques qui la sous-tendent.

Nous ten­tons ici, dans une per­spec­tive éthique, de trac­er le cadre général des évo­lu­tions qui ont con­duit à ces nou­velles for­mu­la­tions juridiques.

Le contexte proche de la préparation de la loi

Cette loi est con­sid­érée par cer­tains com­men­ta­teurs comme une des plus impor­tantes de la lég­is­la­ture. Selon une obser­va­trice atten­tive, Clau­dine Esper, pro­fesseur de droit, sa rédac­tion avait été précédée d’un cer­tain nom­bre d’événe­ments et con­sul­ta­tions sig­ni­fi­cat­ifs. Nous pou­vons remon­ter d’abord à l’af­faire du sang con­t­a­m­iné par le virus du sida, drame qui révéla à la fois le risque social d’une pra­tique jusque-là val­orisée, et le pro­fil d’une nou­velle pop­u­la­tion de malades, protes­tant con­tre une faute médi­cale. Puis, en 1997–1998, les états généraux de la san­té avaient invité à des con­cer­ta­tions avec patients et familles. Vint ensuite la pre­mière annonce d’un pro­jet d’ac­cès direct au dossier médi­cal des patients, puis la con­sti­tu­tion d’un ” Col­lec­tif inter­ac­t­if en san­té “, rassem­blant des asso­ci­a­tions de malades. Ajouter à cela l’at­ti­tude des juges qui, depuis dix ans, ten­dent à pro­téger les patients, notam­ment dans des ques­tions d’aléas thérapeu­tiques, sans pour autant acca­bler les médecins — ain­si le cas d’un hôpi­tal pub­lic déclaré respon­s­able d’un ” acci­dent sans faute “. Enfin ” l’af­faire Per­ruche “, qui soule­va chez beau­coup, dans une cer­taine émo­tion, des ques­tions de fond sur l’in­scrip­tion dans le droit de la valeur de la vie humaine handicapée.

Ces divers événe­ments cristalli­saient des inter­ro­ga­tions qui sont dans l’air, autour de la propo­si­tion médi­cale, de la demande indi­vidu­elle et famil­iale, et de l’ensem­ble des insti­tu­tions touchant à la médecine.

Les traits du paysage médical

Du côté de la proposition médicale

Nous dis­posons aujour­d’hui d’une médecine certes de plus en plus effi­cace, mais avec des car­ac­téris­tiques plus accusées.

Elle objec­tive de plus en plus le corps : elle en fait un objet analysé, à dif­férents niveaux décom­pos­able, démon­té et remon­té. Elle est du même coup dev­enue, selon l’ex­pres­sion famil­ière, ” inva­sive ” : elle envahit le corps indi­vidu­el par ses exa­m­ens (imagerie, biochimie, géné­tique), par ses thérapeu­tiques et ses expéri­men­ta­tions qui pénètrent de plus en plus pro­fond. Mais elle envahit aus­si le corps social : elle est organ­isée, social­isée, cod­i­fiée, régulée et mesurée égale­ment au plan économique. On a estimé, par exem­ple, que près de 400 000 Français étaient annuelle­ment engagés dans des mis­es au point de médica­ments et traite­ments nou­veaux. Cette médecine est égale­ment risquée, et elle mesure plus ou moins ses risques grâce aux sta­tis­tiques, par­fois avec une méthodolo­gie et des bases frag­iles. Dans cer­tains domaines, grâce à la géné­tique, elle se veut ” pré­dic­tive “, longtemps à l’a­vance, de prob­lèmes de san­té. Enfin, elle est prise dans un sys­tème économique fort com­plexe, et com­por­tant bien des inco­hérences dans l’at­tri­bu­tion des ressources.

Du côté des patients, individus et familles,

on repère des atti­tudes rel­a­tive­ment nou­velles. C’est d’abord une demande médi­cale plus infor­mée, et souhai­tant l’être de plus en plus, avec l’aide des médias et, plus récem­ment, de l’In­ter­net. S’y adjoint une requête d’ef­fi­cac­ité de plus en plus poussée par l’in­di­vid­u­al­isme de notre cul­ture, requête se gref­fant aisé­ment sur les sit­u­a­tions de souf­france, car la tolérance à la souf­france a dimin­ué. Cette requête est encour­agée par la médi­ati­sa­tion des suc­cès de la sci­ence médi­cale. Dans le même esprit, on con­state une demande de sécu­rité, de plus grand con­fort, ain­si que le développe­ment de ” médecines de désir “. Et toutes ces deman­des sont sou­vent ren­dues moins respon­s­ables par l’habi­tude de la Sécu­rité sociale.

Pour­tant, cette attente ne va pas sans ambiva­lence, car au sen­ti­ment d’ad­mi­ra­tion devant les per­for­mances se mêle désor­mais celui d’une men­ace. D’où le suc­cès du ” principe de pré­cau­tion “, face à des risques encore incon­nus et non mesurables.

Du côté des institutions médicales, de l’État et des partenaires sociaux

Il n’est pas besoin d’épi­loguer longue­ment ici sur ce que sait le citoyen moyen de la dif­fi­culté de réguler les coûts, les accès aux soins, le partage des respon­s­abil­ités. Le ” trou de la Sécu ” sym­bol­ise ce prob­lème, entouré de toutes les plaintes des parte­naires sociaux.

Si l’on rap­porte ces traits cul­turels aux trois grands ” principes éthiques ” de la bioéthique améri­caine — la bien­fai­sance, le respect de l’au­tonomie des per­son­nes, la jus­tice — on peut not­er chez ces trois class­es de parte­naires que nous venons d’évo­quer le revers de la recherche de ces valeurs. Chez les médecins peu­vent per­sis­ter cer­taines illu­sions quant à la bien­fai­sance qu’ils souhait­ent et pensent apporter. Chez les patients, com­ment ne pas inter­roger les excès de la demande d’au­tonomie, comme si le droit à la san­té n’avait pas de lim­ites ? Quant aux insti­tu­tions, il faut bien recon­naître leurs impuis­sances à faire régn­er la jus­tice, ou la sim­ple équité dans la répar­ti­tion des ressources. D’où des con­flits éthiques, et la recherche de références communes.

Démocratie sanitaire, autonomie, information

Pour en venir plus directe­ment à la dimen­sion morale de cette sit­u­a­tion, nous pou­vons nous rap­porter à ce thème com­mun de notre cul­ture, et qui sous-tend la loi de mars 1994 sur la démoc­ra­tie san­i­taire : la ” dig­nité ” de l’Homme. Cette dig­nité, comme celle du citoyen, se con­cen­tre prin­ci­pale­ment (mais pas unique­ment) dans sa lib­erté, et veut se traduire plus con­crète­ment dans son ” autonomie “, à savoir dans la pos­si­bil­ité pour le sujet d’ex­ercer ses lib­ertés individuelles.

La philoso­phie mod­erne, depuis l’époque des Lumières, a tou­jours mis cette affir­ma­tion de l’au­tonomie au cen­tre de ses réflex­ions morales. Certes, avec des accents fort divers : l’im­pératif caté­gorique de Kant n’est pas l’ap­proche util­i­tariste de Hume, ni celle de Locke, qui a influ­encé notable­ment le droit des États-Unis (une lib­erté tout ori­en­tée à pro­téger l’in­di­vidu con­tre l’in­ter­ven­tion d’autrui).

La tra­di­tion française, pour sa part, a plutôt été atten­tive aux ” Droits de l’Homme “, droits per­son­nels et droits soci­aux. On retrou­ve cette tra­di­tion dans la loi de mars 2002 qui énonce des droits liés à la dig­nité du patient : infor­ma­tion, non-dis­crim­i­na­tion de la per­son­ne, droit au traite­ment de la douleur, au secret, au respect de la vie privée. Notons qu’avec l’af­fir­ma­tion des droits, la loi évoque égale­ment les respon­s­abil­ités des usagers des ser­vices de san­té, et même des devoirs, comme ceux de ne pas trop dépenser, ou de respecter les soignants.

L’Église catholique, qui à sa manière a rejoint depuis le Con­cile Vat­i­can II la prob­lé­ma­tique des Droits de l’homme, affirme que la rela­tion d’al­liance de l’être humain au Dieu créa­teur com­porte lib­erté et responsabilité.

Mais, quelle que soit la dif­férence de ces accents, la con­séquence la plus claire de l’af­fir­ma­tion du respect de l’au­tonomie dans la rela­tion médi­cale est l’ex­i­gence de con­sen­te­ment éclairé : le con­sen­te­ment du patient à une inter­ven­tion sera réelle­ment libre si ce dernier peut juger en con­nais­sance de cause de ce qui lui est proposé.

Éclair­er, c’est d’abord informer. D’où l’im­por­tance de l’in­for­ma­tion du patient. Il y a quelque vingt ans, aux États-Unis, la référence à l’au­tonomie, poussée très loin, con­dui­sait à une cri­tique du ” pater­nal­isme ” médi­cal rég­nant aupar­a­vant — et tou­jours en France ? — entre le médecin qui était cen­sé savoir et avoir con­science, et le malade, enfant non éduqué qui, dans sa sit­u­a­tion de souf­france, était sup­posé ne pas pou­voir saisir la sit­u­a­tion. Depuis lors, les médecins d’outre-Atlan­tique ont rel­a­tivisé cette cri­tique, tan­dis qu’en France, tout en réfléchissant sur les aspects posi­tifs d’une rela­tion médi­cale ” à la française “, équili­brée déjà et inscrite dans la pra­tique comme dans le Code de déon­tolo­gie médi­cale, nous nous ouvrons à ce qui paraît légitime dans les nou­velles exi­gences des usagers.

Des axes directeurs aux termes de la loi

L’in­for­ma­tion est donc recon­nue comme un droit du malade, dont la loi va pré­cis­er le con­tenu raisonnable. En voici quelques aspects sig­ni­fi­cat­ifs, que pour­ront repren­dre les autres com­men­taires de notre dossier.

  • Désor­mais, c’est au médecin d’ap­porter la preuve, le cas échéant, qu’il a bien fourni l’in­for­ma­tion nécessaire.
  • L’ac­cès du patient à son dossier médi­cal, jusque-là inac­ces­si­ble, est relié à ce droit. Ce point sen­si­ble est très dis­cuté : com­ment sera-t-il mis en œuvre ?
  • Entre l’in­for­ma­tion et le con­sen­te­ment, la tra­di­tion française est atten­tive au pas­sage de l’in­for­ma­tion don­née à l’in­for­ma­tion effec­tive­ment reçue, ” bien enten­due “. C’é­tait tra­di­tion­nelle­ment orale­ment, dans le col­loque sin­guli­er, que tran­si­tait cette infor­ma­tion : doit-on désor­mais la faire pass­er entière­ment par des doc­u­ments écrits, por­teurs de for­mu­la­tions plus pré­cis­es, plus organ­isées et plus codées ? C’est une autre ques­tion débattue.
  • Enfin, pour aider à la com­mu­ni­ca­tion et à une cer­taine authen­tic­ité dans le cas de rela­tions objec­tive­ment dif­fi­ciles (en par­ti­c­uli­er quand la mal­adie rend effec­tive­ment impos­si­ble le recueil d’un con­sen­te­ment comme l’in­for­ma­tion elle-même), la loi institue la notions de ” per­son­ne de con­fi­ance “, sus­cep­ti­ble d’ap­porter une aide. Notion nou­velle chez nous, courante dans plusieurs autres pays. Il va fal­loir bien­tôt que cha­cun de nous réfléchisse à la désig­na­tion de cette per­son­ne de con­fi­ance, désig­na­tion qui lui incombe nor­male­ment, même quand il est en bonne santé.


Pour con­clure cet aperçu, peut-on dire si cette loi, que nous jugeons comme impor­tante, va boule­vers­er la rela­tion entre médecin et patient ? Je pense plutôt qu’elle accom­pa­gne et encour­age une évo­lu­tion déjà en cours dans les faits comme dans les esprits.

Son appli­ca­tion sera sans doute plus déli­cate dans les étab­lisse­ments hos­pi­tal­iers qu’en médecine de ville. Elle sera cer­taine­ment dif­férente selon les spé­cial­ités médi­cales. Les prati­ciens red­outent surtout l’ac­croisse­ment du temps passé à des for­mal­ités, écrites ou infor­ma­tisées, pour l’étab­lisse­ment des dossiers, au détri­ment de la ren­con­tre directe et de l’ex­a­m­en clin­ique tra­di­tion­nel et bien néces­saire, un exa­m­en du corps accom­pa­g­né d’un échange direct, où pren­nent place l’é­coute et la parole. Mais ces craintes ne doivent pas con­duire les uns et les autres à une lec­ture dur­cie du texte. À tra­vers ces nou­velles formes, l’e­sprit de con­fi­ance doit con­tin­uer à régn­er entre patients et médecins.

Poster un commentaire