Laurent Schwartz, 1915-2002 mathématicien

Laurent Schwartz 1915–2002

Dossier : ExpressionsMagazine N°580 Décembre 2002
Par Jean-Pierre BOURGUIGNON (X66)

Lau­rent Schwartz est décédé le 4 juil­let dernier à l’âge de 87 ans des suites d’une courte mal­adie. Sa vie durant, il a mené des batailles sur de nom­breux fronts avec la même déter­mi­na­tion et la même per­sévérance. Ces engage­ments légiti­ment com­plète­ment le titre Un math­é­mati­cien aux pris­es avec le siè­cle don­né à son auto­bi­ogra­phie (cf. [4]).

Si Lau­rent Schwartz fut d’abord un sci­en­tifique, insis­tant tou­jours sur la néces­sité d’une sym­biose étroite entre enseigne­ment et recherche, il fut aus­si un mil­i­tant résolu de la décoloni­sa­tion et des droits de l’homme, un citoyen exigeant pour son pays et un des plus grands col­lec­tion­neurs de papil­lons du monde. Cette liste éton­nante ne donne pour­tant pas une idée adéquate de l’homme qu’il fut car elle ne rend pas compte du charme qu’il dégageait et de l’as­sur­ance tolérante qu’il savait com­mu­ni­quer. Un entre­tien avec lui était tou­jours une occa­sion de voir com­ment on peut pren­dre de la dis­tance par rap­port à un prob­lème, qu’il soit d’or­dre général ou personnel.

L’enseignant

Partout où il a enseigné, que ce soit à l’U­ni­ver­sité, à l’É­cole nor­male supérieure, son alma mater, ou à l’É­cole poly­tech­nique, Lau­rent Schwartz a lais­sé le sou­venir d’un grand pro­fesseur. Il était lumineux, sachant manier la redon­dance avec justesse. Pen­dant qu’on l’é­coutait, tout sem­blait facile, et lui-même sem­blait impro­vis­er. Il n’en était pour­tant absol­u­ment rien, et tous ses cours étaient minu­tieuse­ment pré­parés à par­tir de ” boîtes ” par­faite­ment cal­i­brées, et par­fois la con­fronta­tion de l’é­tu­di­ant avec le cours après la présen­ta­tion orale mon­trait à quel point cette impres­sion de facil­ité était passagère.

Plusieurs de ses enseigne­ments ont mar­qué leur temps : son cours de ” Méth­odes math­é­ma­tiques de la physique ” est resté longtemps une des références de l’en­seigne­ment de math­é­ma­tiques avancées pour des ingénieurs et des étu­di­ants d’autres sci­ences ; les cours qu’il a don­nés dans les années cinquante au ” Tata Insti­tute of Fun­da­men­tal Research ” à Bom­bay ont été un témoignage de son engage­ment pour la com­mu­nauté des math­é­mati­ciens des pays en voie de développe­ment ; son cours mon­u­men­tal à l’X enfin a été un des signes sci­en­tifiques con­crets de l’en­trée de l’É­cole dans le monde mod­erne, un monde où sci­ences fon­da­men­tales et appli­ca­tions s’in­ter­pénètrent de façon inex­tri­ca­ble et féconde.

Les poly­tech­ni­ciens issus d’une ving­taine de pro­mo­tions ont été mar­qués par son enseigne­ment et son con­tact. Au moment de son décès, des témoignages les plus divers ont été le signe de la forte per­ma­nence de ces souvenirs.

Comme tous les élèves des pro­mo­tions rouges jusqu’à la banal­i­sa­tion des enseigne­ments, je n’ai per­son­nelle­ment pas eu le priv­ilège de l’avoir pour pro­fesseur mais, en tant que respon­s­ables des ques­tions d’en­seigne­ment pour la pro­mo­tion 1966, Yves Bam­berg­er et moi avons eu de nom­breux con­tacts avec lui sur ” La Réforme “, l’ag­gior­na­men­to fon­da­men­tal de l’en­seigne­ment de l’É­cole poly­tech­nique pour lequel il s’est bat­tu dès son arrivée à l’É­cole et qui était la rai­son pro­fonde de sa can­di­da­ture à un poste de professeur.

Comme il le décrit fort bien dans sa con­tri­bu­tion au livre du Bicen­te­naire de l’X, inti­t­ulée Ma bataille pour mod­erniser l’É­cole poly­tech­nique (cf. [2]), il a mené, avec le sou­tien et la com­plic­ité de Louis Lep­rince-Ringuet, une cam­pagne per­sévérante pour chang­er les bases d’or­gan­i­sa­tion de l’en­seigne­ment et l’am­bi­tion des cours dis­pen­sés à l’X. Le général de Guille­bon ne l’avait-il pas accueil­li en 1958 en lui dis­ant ” Je voudrais que vous chang­iez tout dans cette mai­son, et je vous y aiderai ” ?

Leur pro­gramme était la mise en place de véri­ta­bles départe­ments d’en­seigne­ment, l’in­tro­duc­tion de diver­si­fi­ca­tion des enseigne­ments et la remise en cause du classe­ment comme mode unique de recrute­ment dans les corps de l’É­tat, à cause de ses réper­cus­sions néga­tives sur les méth­odes de tra­vail des élèves. Il a fal­lu les événe­ments de Mai 1968, et la mise en place des con­clu­sions de la Com­mis­sion Lher­mitte sous la houlette de Jean Fer­ran­don, pour qu’une étape déci­sive dans ces direc­tions soit enfin franchie.

Au nom de l’ab­solue néces­sité de lier l’en­seigne­ment à la recherche, il a organ­isé année après année un ” sémi­naire des élèves “, activ­ité fréquen­tée libre­ment par les X qui a joué un rôle prépondérant pour attir­er des élèves dans la recherche scientifique.

Son impact dans l’en­seigne­ment de l’X a donc été bien au-delà des cours qu’il a pro­fessés, et nom­breux sont les col­lègues enseignants qui l’ont côtoyé à cette époque qui lui ren­dent un hom­mage appuyé pour l’in­spi­ra­tion et le mod­èle qu’il a représen­té pour eux.

Le chercheur

Je suis un math­é­mati­cien. ” C’est par ces mots qu’il ouvre son auto­bi­ogra­phie, mais quel math­é­mati­cien ! L’œu­vre math­é­ma­tique de Lau­rent Schwartz est con­sid­érable et le place par­mi les grands du XXe siè­cle. Il n’a pas hésité à chang­er de domaines d’é­tude plusieurs fois dans sa car­rière, pas­sant de l’analyse aux prob­a­bil­ités pour la dernière par­tie de sa vie. Son ray­on­nement math­é­ma­tique fut immense, au point que très sou­vent des math­é­mati­ciens ren­con­trés dans les pays du monde les plus divers m’ont demandé de lui trans­met­tre leurs ami­tiés respectueuses.

Sa théorie des dis­tri­b­u­tions est bien enten­du ce qui l’a ren­du célèbre et lui a notam­ment valu d’être le pre­mier Français à recevoir la médaille Fields en 1950. Mais il ne faut pas oubli­er que plusieurs objets math­é­ma­tiques por­tent son nom comme les espaces S de fonc­tions (les fonc­tions réelles d’une vari­able réelle indéfin­i­ment dif­féren­tiables ten­dant vers 0 à l’in­fi­ni ain­si que toutes les dérivées).

Si l’on tente de trou­ver une ” sig­na­ture ” à l’œu­vre math­é­ma­tique de Lau­rent Schwartz en analyse, on ne peut man­quer d’évo­quer Bour­ba­ki, le groupe mul­ti­céphale auquel il a appartenu jusqu’à la retraite oblig­a­toire à 50 ans. En effet sa façon de met­tre en œuvre les résul­tats abstraits et généraux de l’analyse fonc­tion­nelle, cette gigan­tesque opéra­tion de géométri­sa­tion des objets tra­di­tion­nels de l’analyse, pour étudi­er les équa­tions aux dérivées par­tielles est dans la plus pure tra­di­tion bour­bak­iste, à savoir tra­vailler au niveau de général­ité le plus grand pour que les pro­priétés fon­da­men­tales appa­rais­sent et per­me­t­tent une réso­lu­tion sim­ple du prob­lème qu’on se pose.

La théorie des dis­tri­b­u­tions est un superbe exem­ple de ce que peut per­me­t­tre une telle démarche entre les mains d’un vision­naire comme Lau­rent Schwartz. Grâce au choix de la bonne topolo­gie, toutes les opéra­tions dont on rêve devi­en­nent licites, et on dis­pose ain­si d’un con­tenant effec­tif pour chercher la solu­tion de nom­breux prob­lèmes. Si l’on n’y prend garde, on peut croire qu’un enchanteur est passé par là.

À par­tir de la fin des années soix­ante, il s’est con­sacré à l’é­tude de la géométrie des espaces de Banach, ce qui s’est révélé une tran­si­tion toute naturelle vers la théorie des prob­a­bil­ités à laque­lle il a con­sacré ses derniers travaux autour de la théorie des martingales.

Mais prenons garde, cette descrip­tion sché­ma­tique cache beau­coup d’ou­ver­tures vers d’autres sujets, de la théorie des courants (la ver­sion ” formes dif­féren­tielles ” des dis­tri­b­u­tions) en pas­sant par la théorie des champs et la géométrie ana­ly­tique. Lau­rent Schwartz était tou­jours curieux de ce qui se pas­sait dans le monde des math­é­ma­tiques, et il a repris avec une énergie renou­velée son défrichage de l’analyse glob­ale dès qu’il a pris sa retraite comme enseignant.

Il a été un directeur de thès­es pro­lifique et nom­breux sont ses élèves qui ont atteint la notoriété inter­na­tionale. Il faut dire que la lignée com­mençait bien avec Jacques-Louis Lions, Bernard Mal­grange et François Trèves.

Le fondateur du Centre de mathématiques de l’École polytechnique

Dans son com­bat pour mod­erniser l’É­cole poly­tech­nique, la créa­tion en 1966 du Cen­tre de math­é­ma­tiques joue un rôle à part. Une fois de plus c’est le sou­tien du Général com­man­dant l’É­cole, le général Mahieux, qui lui a per­mis de franchir une étape impor­tante dans la présence de la recherche sur le site de l’É­cole. Louis Michel, qui, de son côté, venait de créer le Cen­tre de physique théorique, l’a aus­si beau­coup aidé ce qui a fait naître entre eux une ami­tié très forte et des rela­tions sci­en­tifiques intens­es entre les deux cen­tres qui ne se sont affadies que récemment.

Références
 
[1] Au bon plaisir… de Lau­rent Schwartz, émis­sion de France-Cul­ture, réal­isée par Antoine Spire, 1992.
 
[2] ” Ma bataille pour mod­erniser l’É­cole poly­tech­nique “, in Le Livre du Bicen­te­naire de l’É­cole poly­tech­nique 1794–1994, sous la direc­tion de Jacques Lesourne, pages 451 à 458, Dun­od, Paris, 1994.
 
[3] Lau­rent Schwartz, cas­sette vidéo éditée par le Ser­vice audio­vi­suel de l’É­cole poly­tech­nique, 1995.
 
[4] Un math­é­mati­cien aux pris­es avec le siè­cle, édi­tions Odile Jacob, Paris, 1997

Tout au long des presque dix-huit années de sa direc­tion, il a veil­lé sur le Cen­tre avec une grande atten­tion, s’as­sur­ant que les col­lab­o­ra­tions nouées l’é­taient au plus haut niveau, que les échanges entre les ” cham­bres ” des spé­cial­istes (c’est ain­si qu’il désig­nait les bureaux) y étaient suff­isam­ment intens­es, et don­nant tou­jours la pri­or­ité aux jeunes chercheurs dans l’at­tri­bu­tion des crédits. Pour ne don­ner qu’un exem­ple de cette ouver­ture, c’est au Cen­tre qu’Heisuke Hiron­a­ka, un pro­fesseur de Har­vard qui allait recevoir la médaille Fields un peu plus tard, a pu créer en France une école de théorie des sin­gu­lar­ités vers la fin des années soixante.

Lau­rent Schwartz a su créer au Cen­tre une ambiance très stim­u­lante qui a indis­cutable­ment joué un rôle déter­mi­nant dans le suc­cès de ce lab­o­ra­toire, dont le for­mat était une sorte de ” pre­mière ” en France. Cha­cun se sou­vient aus­si de l’at­ten­tion et de la con­sid­éra­tion qu’il avait pour le per­son­nel tech­nique qui lui por­tait en retour une affec­tion particulière.

Le militant

Comme il le dit très explicite­ment dans [4], bien que son appar­te­nance au mou­ve­ment trot­skiste ait été de courte durée, il en est resté mar­qué. Son com­bat inlass­able con­tre les guer­res colo­niales ou post­colo­niales n’a pas man­qué d’in­ter­fér­er avec sa vie pro­fes­sion­nelle : ce n’est en effet que grâce à des inter­ven­tions très pres­santes d’Hen­ri Car­tan qu’il a pu se ren­dre à Boston en 1950 pour recevoir la médaille Fields ; on doit aus­si men­tion­ner bien sûr sa révo­ca­tion de l’É­cole poly­tech­nique en 1960 après sa sig­na­ture de ” l’Ap­pel des 121 ” procla­mant le droit à l’in­soumis­sion pour les appelés du con­tin­gent envoyés en Algérie, et l’in­ter­dic­tion pour lui de se ren­dre aux États-Unis à la suite de son engage­ment con­tre l’in­ter­ven­tion améri­caine au Viêt­nam et sa par­tic­i­pa­tion au Tri­bunal inter­na­tion­al présidé par Bertrand Russell.

La sou­te­nance in absen­tia de la thèse de son élève Mau­rice Audin et la per­sis­tance de son com­bat jusqu’à nos jours pour que le mys­tère de sa dis­pari­tion soit enfin éclair­ci sont des jalons dans son com­bat pour le refus de l’in­dif­férence devant la torture.

Le Comité des Math­é­mati­ciens, qu’il a ani­mé pen­dant de longues années avec Hen­ri Car­tan et Michel Broué, a à son act­if plusieurs suc­cès spec­tac­u­laires dans la défense des Droits de l’Homme comme les libéra­tions de Leonid Plioutch des hôpi­taux psy­chi­a­triques sovié­tiques et de Jose Luis Masséra des geôles uruguayennes.

Lau­rent Schwartz n’a eu de cesse toute sa vie de pren­dre posi­tion sur tous les fronts où l’in­tel­lectuel engagé qu’il était ne pou­vait accepter de se taire. Il faut relever le soin qu’il a mis dans les nom­breuses péti­tions qu’il a signées à respecter le principe éthique selon lequel la fin ne jus­ti­fie jamais les moyens, ain­si que le rap­pelle Michel Demazure dans [3]. Tout récem­ment encore, il pre­nait posi­tion de façon très déter­minée pour défendre le droit du peu­ple pales­tinien à dis­pos­er effec­tive­ment d’un État. Pour lui, dont un des grands-pères avait été rab­bin, c’é­tait une oblig­a­tion morale très forte à laque­lle il ne pou­vait se soustraire.

Le citoyen exigeant

Il a inscrit son com­bat pour chang­er l’É­cole poly­tech­nique dans une per­spec­tive large englobant l’U­ni­ver­sité pour laque­lle il a tou­jours mil­ité pour la mise en place d’une cer­taine forme de sélec­tion. Ceci n’a pas man­qué de provo­quer des polémiques quelque­fois vio­lentes avec ses com­pagnons de route de la gauche.

En 1981, il s’est jeté avec pas­sion dans la pré­pa­ra­tion du ” Rap­port du bilan ” qu’avait com­mandé François Mit­ter­rand à une com­mis­sion de sages. Il était plus spé­ciale­ment chargé des ques­tions d’en­seigne­ment et de recherche. Après avoir très large­ment con­sulté, il n’a pas hésité à ” met­tre les pieds dans le plat ” sur les iné­gal­ités dans l’ac­cès au savoir, et sur l’im­por­tance de leur réduc­tion dans la vie démoc­ra­tique de la société. Il a aus­si été le pre­mier prési­dent du Comité nation­al d’é­val­u­a­tion, organe chargé de don­ner au sys­tème d’en­seigne­ment supérieur les moyens de pro­gress­er en étant con­fron­té à un regard extérieur.

Lau­rent Schwartz a assumé ces divers­es tâch­es d’in­térêt nation­al avec un engage­ment total et en refu­sant toute com­pro­mis­sion. Il a fal­lu la pres­sion per­son­nelle et insis­tante de François Mit­ter­rand pour qu’il accepte finale­ment d’être décoré de la Légion d’hon­neur, seule excep­tion à son refus des hon­neurs officiels.

Le collectionneur de papillons

Sa col­lec­tion de papil­lons, forte de quelque 15 000 boîtes, est une des plus extra­or­di­naires du monde. Pas moins de 6 espèces por­tent son nom. Pour lui, cette ouver­ture sur la richesse de ce monde naturel a pen­dant longtemps asso­cié le plaisir aven­tureux de la cap­ture au tra­vail minu­tieux que néces­site l’é­clo­sion des cocons les plus divers dans sa salle de bains. Très régulière­ment il offrait le bon­heur d’une vis­ite guidée de ses tré­sors à des vis­i­teurs choi­sis. Ceux-ci ne savaient trop s’ils devaient plus admir­er la beauté à couper le souf­fle de cer­tains des spéci­mens ou la sub­til­ité de la con­nais­sance de la soci­olo­gie des papil­lons de leur hôte.

Suiv­ant ses dernières volon­tés, cette col­lec­tion va être con­fiée à des insti­tu­tions en France et en Colom­bie, man­i­fes­tant dans ce domaine aus­si son souci de partager les ressources patiem­ment accumulées.

Une note plus personnelle

Si la vie de Lau­rent Schwartz offre un exem­ple de pléni­tude, les épreuves n’ont pour­tant pas épargné sa famille. La chas­se aux Juifs de la péri­ode de l’oc­cu­pa­tion nazie a for­cé le cou­ple qu’il avait déjà for­mé avec son épouse Marie-Hélène à vivre sous une fausse iden­tité pen­dant plusieurs années. Quelque vingt ans plus tard, l’en­lève­ment de leur fils Marc-André par l’OAS leur a fait vivre des jours d’an­goisse ren­for­cés par les men­aces de mort précédem­ment reçues ; son sui­cide, quelques années plus tard après plusieurs alertes trau­ma­ti­santes, a été une blessure ter­ri­ble que Lau­rent Schwartz évoque dans le long entre­tien radio­phonique [1].

Lau­rent Schwartz a forte­ment mar­qué tous ceux qui ont eu le priv­ilège de le côtoy­er. Son assur­ance tran­quille, sou­vent empreinte de naïveté, et l’é­coute qu’il savait offrir généreuse­ment étaient pour ses proches un exem­ple. On ne pou­vait rester indif­férent à sa personnalité.

Pour tout ce qu’il m’a appris au cours de nom­breuses et longues con­ver­sa­tions, j’ai per­son­nelle­ment une dette immense envers cet homme d’ex­cep­tion. Qu’il me soit per­mis de dédi­er ce bref témoignage de grat­i­tude à son épouse, Marie-Hélène, et à sa fille, Clau­dine, pour tous les moments de bon­heur partagés et pour l’inspiration. 

Jean-Pierre Bour­guignon (66),
directeur de recherche au CNRS,
pro­fesseur de math­é­ma­tiques à l’É­cole polytechnique,
directeur de l’In­sti­tut des hautes études sci­en­tifiques
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Ce qui s’énonce aussi clairement se conçoit bien

Lau­rent Schwartz n’est plus, et j’ai la chance d’avoir été le major de la dernière pro­mo­tion de l’É­cole poly­tech­nique qui l’a eu comme pro­fesseur. Je voudrais à ce titre lui ren­dre hommage.

Nous sor­tions à l’époque du cours de Lau­rent Schwartz avec l’im­pres­sion que nous venions d’ap­pren­dre de nou­veaux con­cepts d’une sim­plic­ité extrême. Et il s’agis­sait de théories math­é­ma­tiques par­mi les plus com­pliquées. Lau­rent Schwartz avait en effet une telle capac­ité à appréhen­der des sys­tèmes com­plex­es et à les con­cep­tu­alis­er qu’il nous trans­met­tait cette capac­ité. Nous avions l’im­pres­sion de voir avec ses yeux ce qu’il était en train de se représen­ter. Une impres­sion rare.

On com­prend qu’il ait pu avec une telle vision cass­er les lim­ites de la math­é­ma­tique qu’on lui avait enseignée pour con­cevoir la théorie des dis­tri­b­u­tions, théorie qui nous appa­rais­sait si évi­dente quand il nous l’enseignait.

Mais surtout il nous a appris à appréhen­der des sys­tèmes com­plex­es pour en avoir une vision sim­ple. C’est ce qu’on attend d’un poly­tech­ni­cien qu’il soit chercheur ou man­ag­er, et c’est ce que j’ai essayé de met­tre en pra­tique dans ma vie pro­fes­sion­nelle : tra­vailler toutes les facettes d’une ques­tion jusqu’à en avoir une vision claire, pour pou­voir pren­dre une déci­sion fondée. Et essay­er de présen­ter cette vision aus­si claire­ment que Lau­rent Schwartz nous présen­tait la sienne.

Je me demande si mes fils auront la chance d’ap­pren­dre ain­si à tra­vailler sur des con­cepts, et ma réponse est aujour­d’hui néga­tive. Je fai­sais par­tie de la pre­mière généra­tion à avoir appris ce qu’on appelait les math­é­ma­tiques mod­ernes et la théorie des ensem­bles, dès la six­ième. Lau­rent Schwartz était avec le groupe Nico­las Bour­ba­ki l’ini­ti­a­teur de ces théories.

Et ces théories avaient un mérite énorme : elles nous appre­naient à raison­ner et à con­cep­tu­alis­er. Mon père, lui aus­si poly­tech­ni­cien, était jaloux de ce que je fai­sais car lui avait dû refaire les mêmes démon­stra­tions des cen­taines de fois quand il me suff­i­sait de définir le con­cept que je mani­ais pour en con­naître toutes les pro­priétés. Mon fils aîné ne fait même plus de démon­stra­tion, il déroule des cal­culs sans qu’on lui demande de com­pren­dre ni les ten­ants ni les aboutissants.

Le Con­seil nation­al des pro­grammes, que présidait Luc Fer­ry, a émis des recom­man­da­tions sur l’ap­pren­tis­sage de la lec­ture à l’é­cole pri­maire, et il a aus­si émis des recom­man­da­tions sur l’ap­pren­tis­sage du cal­cul à l’é­cole pri­maire. Pour avoir qua­tre enfants entre le CE1 et la sec­onde, je ne peux que com­pren­dre ces recom­man­da­tions, et les regret­ter égale­ment car elles par­tent d’un triste con­stat, celui que de nom­breux enfants ne savent pas compter ou écrire en entrant en sixième.

Il faut aujour­d’hui aller beau­coup plus loin, et très rapi­de­ment : Lau­rent Schwartz a appris à ses élèves à appréhen­der des sys­tèmes com­plex­es. C’est grâce à ce type d’ap­proche que la France a été le leader européen pour tous les pro­grammes tech­nologiques com­plex­es, le pro­gramme nucléaire, Air­bus, Ari­ane, le TGV et d’autres. Or le raison­nement n’est plus enseigné avant le bac­calau­réat. C’est un pan entier de notre cul­ture sci­en­tifique qui dis­paraît ainsi.

Il est urgent de revenir à la base de la math­é­ma­tique, le raison­nement. Il est urgent de ren­dre hom­mage à Lau­rent Schwartz en remet­tant au goût du jour la manip­u­la­tion de con­cepts au tra­vers de théories comme celle qu’on appelait les maths modernes.

Et alors seule­ment nous pour­rons racon­ter à nos enfants pourquoi l’am­phithéâtre Poin­caré de l’É­cole poly­tech­nique éclatait de rire quand Lau­rent Schwartz, avec son accent que ses élèves garderont tous en tête, racon­tait, chaque année invari­able­ment, qu’il avait un jour pris un tramway qui allait place Banach, et que ce tramway n’é­tait même pas complet *.


David Lévy (78)

* Un Banach est un espace vec­to­riel nor­mé complet.

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