L’Atelier

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°542 Février 1999Par : J.-C. Grumberg, dans une mise en scène de G. BourdetRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Dans une nou­velle, Mar­cel Aymé rap­porte les pro­pos tenus au sein d’une queue de qua­torze per­son­nes atten­dant à la porte d’une épicerie de la rue Caulain­court, durant la guerre de 1939–1972 pré­cise l’auteur (le copy­right est de 1943 !). Un vieil­lard pleure sa femme, morte de déso­la­tion après avoir dû ven­dre, pour manger, le renard argen­té qu’il lui avait acheté, à force d’économies, juste avant la guerre.

La femme d’un pris­on­nier avoue, la mort dans l’âme, sa jubi­la­tion d’être délivrée des matchs de foot domini­caux, qui la bar­baient. Elle craint de n’être plus capa­ble de faire sem­blant d’aimer le sport, quand revien­dra son mari. Et pour­tant, elle voudrait tant qu’il revi­enne. Elle a vingt-cinq ans.

Un gamin souhaite que la fin du monde arrive avant midi parce qu’il a per­du toutes les cartes de pain de la famille et que sa mère ne le sait pas encore.

Une respectueuse gémit : son Fer­nan­do veut qu’elle apprenne l’allemand. Il l’a même envoyée dans une école pour ça, mais elle n’y com­prend rien.
– Moi, dit un Juif, je suis juif.

En qua­tre mots, passe toute la mis­ère du temps.

Relisez cette nou­velle, ou lisez-la. Elle se trou­ve dans le Passe-muraille. Ensuite, et s’il en est encore temps lorsque paraî­tra ce papi­er, allez au théâtre Héber­tot voir jouer L’Ate­lier. Vous y trou­verez cette même ten­dre pitié, mêlée d’humour, pour les petites gens embar­qués mal­gré eux dans les cru­autés de l’histoire. Ce mal­gré quelques obscu­rités, d’abord attribuées à la vieil­lesse de mon ouïe, mais à tort parce que de plus jeunes m’ont déclaré avoir ren­con­tré les mêmes per­plex­ités, à pro­pos des mêmes passages.

Quoi qu’il en soit, l’auteur, J.-C. Grum­berg, nous intro­duit, dans l’immédiat après-guerre, au sein de l’atelier de M. Léon, petit tailleur juif du Sen­tier. On manque encore de presque tout. Cer­taines des ouvrières sont juives, d’autres pas. “ Il faut rire, s’écrie l’une d’elles, ça rem­place la viande ! ” On rit en effet, de tout et de rien.

Et pour­tant… On a per­du les traces du mari de l’une d’elles, après Dran­cy, mais elle ren­con­tre les pires dif­fi­cultés à se faire délivr­er un acte de décès. Elle le reçoit enfin. “ À quoi lui servi­ra ce papi­er ? ” demande, indignée, l’épouse de M. Léon. “À obtenir d’autres papiers” explique-t- il avec son vigoureux accent du Bab-el-Oued d’antan.

Le repasseur de l’atelier est un solide gail­lard, revenu d’un camp. Appré­ciant son courage au tra­vail, M. Léon com­mente : “ La sélec­tion naturelle ”. Il s’en va. Un com­mu­niste le rem­place. Celui-là, impos­si­ble de le retenir après l’heure, le ven­dre­di soir. Il a sa réu­nion du Parti.

Tant pis si un lot de prêt-à-porter doit être livré le lende­main. M. Léon est furib­ard. Il va être con­traint de repass­er jusque tard dans la nuit. “ Moi, quand j’ai promis de livr­er le same­di matin, je livre le same­di matin. Vous autres, vous vous réu­nis­sez sans arrêt, vous promet­tez tou­jours le change­ment, le pro­grès, mais vous ne livrez jamais… ”

Tout est de cette veine, lucide sans cynisme, cocasse sans vul­gar­ité. Du très bon théâtre. Comé­di­ennes et comé­di­ens sont tous excel­lents. Il n’y a certes pas de très grands noms sur le plateau, du moins ils ne le sont pas encore, mais quelle impor­tance cela a‑t-il, du moment qu’on passe une bonne soirée ? Or c’est le cas.

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