L’Arrivée à New York,

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°566 Juin/Juillet 2001Par : Fabrice Luchini, d’après CélineRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Entre Louis-Fer­di­nand Céline pour trou­ver les mots puis les ranger dans l’ordre voulu, et M. Fab­rice Luchi­ni pour les pronon­cer avec le ton qu’il faut, le ren­con­tre ne saurait être que sai­sis­sant. Il l’est en effet, à la Gaîté-Mont­par­nasse où M. Luchi­ni dit une Arrivée à New York, tirée du Voy­age au bout de la nuit.

Très exacte­ment de cette par­tie qui com­mence, vous vous en sou­vien­drez peut-être, par Pour une sur­prise, c’en fut une. Fig­urez-vous qu’elle était debout la ville, absol­u­ment droite, New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves…

L’enchantement se pour­suit une heure et demi, durant quoi M. Luchi­ni nous promène à Broad­way, nous emmène tra­vailler au milieu du vacarme et des vibra­tions de l’usine Ford, à Detroit, où on en deve­nait machine aus­si soi-même à force et de toute sa viande encore trem­blotante dans ce bruit de rage énorme qui vous pre­nait le dedans et le tour de la tête. Il nous laisse enfin sur le quai, le jour du départ : Le train est entré en gare. Je n’étais plus très sûr de mon aven­ture quand j’ai vu la machine. Je l’ai embrassée Mol­ly avec tout ce que j’avais encore de courage dans la carcasse…

Sans doute, le Voy­age n’a‑t-il pas été écrit pour le théâtre, ni même n’est bien fourni en points d’exclamation et de sus­pen­sion à quoi plus tard Céline s’adonna volon­tiers, et qui seraient autant de paus­es res­pi­ra­toires pour la dic­tion. L’auteur pour­tant écrit comme l’on par­le – à la Garenne-Ran­cy du moins – et pour faire du théâtre, n’est-ce pas, il faut de l’émotion, des mots, et quelque chose à voir. Rien de tout cela ne manque jamais chez Céline. Seul pour­tant le prodigieux tal­ent de M. Luchi­ni peut sans doute chang­er tout cela en théâtre. Cela exige un don d’intelligence du texte – au sens “ vis­céral ”, si l’on peut dire, et non intel­lectuel – qu’on apprend certes à cul­tiv­er, dans les écoles d’art dra­ma­tique, mais qui est, de soi, fort rare.

Dans ses cours publics – cer­tains lundis soir, au Dau­nou – M. Jean-Lau­rent Cochet présen­tait un jour un de ses très jeunes élèves, âgé de quinze ou seize ans je crois, mais déjà capa­ble d’exprimer des sen­ti­ments mêlés d’amour, de jalousie, de rancœur dont seul un adulte pou­vait pos­séder une réelle expéri­ence. Le garçon le mon­tra sur scène, en dis­ant le mono­logue du Mariage de Figaro. Ce fut sai­sis­sant : un futur Luchi­ni sans doute, qui d’ailleurs étu­dia aus­si chez M. Cochet. Il faut saluer les dons quand ils exis­tent, mais aus­si la patiente appli­ca­tion à les développer.

Après cette très remar­quable démon­stra­tion d’aptitude à faire “ vivre ” un grand texte, au point qu’en sor­tant, on pen­sait avoir vu tout un spec­ta­cle, et non pas un homme seul sur le plateau, M. Luchi­ni nous offrit ce qu’il appelle une “ pro­lon­ga­tion ”, com­posée d’autres extraits du Voy­age, d’une ou deux fables de La Fontaine, un mer­veilleux “ met­teur en scène ” aus­si – savez-vous d’ailleurs que La Fontaine ten­ta d’écrire pour le théâtre mais, non­cha­lant comme il était, ne ter­mi­na jamais aucune pièce – et de quelques com­men­taires personnels.

Si les fables nous emmenèrent encore au sep­tième ciel, la part per­son­nelle, bien que la salle en gloussât de plaisir, me parut vol­er moins haut. Se révéla en out­re une chose stupé­fi­ante : lorsque M. Luchi­ni impro­vise, il com­met, ce grand servi­teur de la langue française, des fautes de gram­maire. Il dit “ Je me rap­pelle de… ” !

La belle affaire, songeront peut-être de jeunes lecteurs – à sup­pos­er que La Jaune et la Rouge en ait : à leur âge, j’avais autre chose à faire que de lire le mon­u­ment d’ennui qu’elle était sou­vent – la belle affaire ! De nos jours, bien des gens dis­ent “ Je m’en rap­pelle… ” et tout le monde comprend.

Sans doute, mais ce n’est pas à mon sens une rai­son pour s’abandonner à l’à‑peu-près gram­mat­i­cal, d’autant que ces bavures, presque tou­jours faciles à éviter, sont douloureuses aux oreilles bien éduquées, et pareilles à des fautes de goût. Un peu comme si, dans le parc de Ver­sailles, on rem­plaçait les stat­ues de Coy­sevox par des nains de jardin, au motif que peu sauraient mesur­er bien la différence.

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