L’architecture de la cité idéale

Dossier : La cité idéaleMagazine N°554 Avril 2000
Par Jean-Claude VIGATO

La perspective urbinate

La perspective urbinate

La Cité idéale des archi­tectes entre­tient par­fois des rap­ports trou­bles avec l’u­topie mais, dans son essence, elle s’en dif­féren­cie fon­da­men­tale­ment. Pour com­pren­dre en quoi, il faut entr­er dans la cham­bre dite de la ” garde-robe ” du palais ducal d’Urbino où est exposé un long pan­neau rec­tan­gu­laire de bois peint, peut-être une spal­liera, une sorte de dosseret dressé sur un meu­ble, auquel a été don­né le nom de Cit­ta ide­ale. Il représente, groupés autour d’un tem­ple rond, quelques palais urbains dont l’au­teur s’est effor­cé de vari­er les façades comme s’il voulait expéri­menter les divers­es pos­si­bil­ités de les com­pos­er en met­tant en œuvre les inven­tions de la nou­velle archi­tec­ture renais­sante, en par­ti­c­uli­er les ordres archi­tec­turaux super­posés, imités de l’an­tiq­ui­té romaine.

La cri­tique his­torique a rap­proché ce pan­neau de deux autres sem­blables où les mêmes essais d’or­don­nances palatines se pour­suiv­ent, l’un con­servé à Bal­ti­more (Wal­ters Art Gallery) et l’autre à Berlin (Staatliche Museen Preussich­er Kul­turbe­sitz Gemäldegalerie).

Au cen­tre du pre­mier pan­neau, de part et d’autre d’un arc de tri­om­phe, s’élèvent deux édi­fices sur plan cen­tré : un tem­ple octog­o­nal dont la salle s’enchâsse dans un bas-côté annu­laire et un amphithéâtre inspiré du Col­isée mais résol­u­ment cylin­drique. Le pan­neau berli­nois mon­tre, vue au tra­vers des trois travées d’une log­gia, une rue aboutis­sant à un port où accos­tent car­avelles et caraques.

Les trois pan­neaux aurait pu être peints pour la rési­dence de Fed­eri­co da Mon­te­fel­tro qui régna sur le duché d’Urbino de 1444 à 1482. Tous trois illus­trent le même thème, tout comme les intar­sia, les mar­que­ter­ies des portes intérieures qui, elles aus­si, mul­ti­plient les vari­a­tions sur la façade pala­tine. Sou­vent, deux van­taux con­ti­gus opposent la nou­velle archi­tec­ture renais­sante, à l’an­ci­enne, médiévale.

Fed­eri­co rece­vait les plus grands human­istes de son temps, en par­ti­c­uli­er, une fois par an, à l’au­tomne, le grand théoricien du nou­v­el art, son ami Leon Bat­tista Alber­ti qui, vers 1460, avait dess­iné pour le Flo­rentin Gio­van­ni Rucel­lai la pre­mière façade ornée d’une super­po­si­tion d’or­dres. Rien ne per­met d’af­firmer qu’il soit l’au­teur des pan­neaux, ni Luciano Lau­rana, l’ar­chi­tecte du palais, ni Piero del­la Francesca, dont la présence à la cour ducale est doc­u­men­tée en 1465, ni celui qui fut peut-être son élève, Dona­to Bra­mante, né dans une local­ité des envi­rons, mais on peut imag­in­er que ce furent au cours de dis­cus­sions qu’ils ani­mèrent que les per­spec­tives des trois spal­liere comme celles des portes furent conçues.

Dans les cham­bres claires du palais de Fed­eri­co, les per­spec­tives urbinates ouvrent un angle de vision où se focalise le point de vue archi­tec­tur­al sur la cité idéale : point de fuite dans l’imag­i­naire utopique, il s’ag­it d’ex­péri­menter, dans le lab­o­ra­toire du pro­jet, une archi­tec­ture alors nou­velle, dans ses élé­ments comme dans ses dis­posi­tifs, afin de visu­alis­er la forme urbaine qu’elle promet.

L’idéal réalisé : fragments urbains et villes neuves

Si les per­spec­tives urbinates mon­trent les places et les rues d’une même ville, son tracé général reste incon­nu. On en appren­dra guère plus en feuil­letant De Re aed­i­fi­ca­to­ria, le traité qu’Al­ber­ti dédia à son ami le pape Nico­las V en 1452. Celui d’An­to­nio di Pietro Aver­li­no dit le Filarete, écrit entre 1460 et 1464, fut plus har­di et pro­posa que l’en­ceinte de Sforzin­da, la ville dédiée au nou­veau maître de Milan, dess­inât un poly­gone inscrit dans un cer­cle, fig­ure à seize côtés pro­duit de l’in­ter­sec­tion de deux carrés.

Le Trat­ta­to di architet­tura civile e mil­itare du Sien­nois Francesco di Gior­gio Mar­ti­ni, le suc­cesseur de Lau­rana sur le chantier d’Urbino, est plus généreux, les tracés, quadrillés ou en étoile, voire spi­ralés pour escalad­er des collines bom­bées, s’y mul­ti­plient tout comme les enceintes for­ti­fiées, dont on ne sait si leur com­plex­ité est née d’une imag­i­na­tion artiste ou de la crainte de l’ar­tillerie de siège.

Les com­man­di­taires ne com­prirent pas tou­jours l’idéal des archi­tectes dont les ambi­tions dépassèrent sou­vent leurs moyens poli­tiques et financiers. En Toscane, entre 1459 et 1464, Bernar­do Rosselli­no con­stru­isit pour le pape Pie II, au cen­tre du bourg de Cor­sigano, que l’on nom­ma bien­tôt Pien­za, un grand palais et deux autres plus mod­estes pour l’évêque et le gou­verneur ain­si qu’une cathé­drale, une église halle à la mode alle­mande. La nou­velle archi­tec­ture dut com­pos­er non seule­ment avec les sou­venirs de voy­age du pape mais aus­si avec la tra­di­tion médié­vale et pour­tant Rosselli­no avait été l’exé­cu­tant d’Al­ber­ti au palais Rucel­lai. La cité idéale ne se réal­isa d’abord qu’en frag­ments mais dont la beauté a sou­vent rejail­li sur la ville entière et cela, au-delà des siècles.

Cer­tains édi­fices sem­blent n’avoir été con­stru­its que pour installer une barre de mesure afin de ryth­mer les mou­ve­ments erra­tiques des bâtiss­es qui les entourent. On peut citer la galerie des Antiques de Sab­bionet­ta, la Petite Athènes des Gon­zague, ou encore, ter­miné en 1581, le Palais des Loges de Gior­gio Vasari, un édi­fice de cent vingt-cinq mètres de long qui impose son ordre à la vieille Piaz­za Grande d’Arezzo.

Il faut encore sig­naler les réal­i­sa­tions de John Nash dans le quarti­er lon­donien de Maryle­bone. Ses immeubles intro­duisent dans le tis­su urbain non seule­ment leur vocab­u­laire néo­clas­sique et l’év­i­dence de leurs rythmes mais aus­si la sur­prise de leur géométrie comme le Park Cres­cent, la courbe de Regent Street ou encore Carl­ton House Ter­race en face de Saint-James Park.

Le plus sou­vent, la nou­velle archi­tec­ture créa des places. Celle de Vigevano con­stru­ite à l’ini­tia­tive de Ludovic Sforza dit le More vers 1492–1494 et dont l’in­ven­teur est peut-être Vin­ci, asso­cié à Bra­mante. Pour Alber­to Sar­toris, auteur d’un Léonard archi­tecte pub­lié en 1952, lui seul était pré­paré à con­cevoir ce qu’il estime être la plus nou­velle des con­tri­bu­tions à la réal­i­sa­tion de ce qu’il bap­tise ” l’ur­ban­isme intégral “.

Mais la pre­mière place à pro­gramme fut le Capi­tole de Rome pro­jetée par Michel-Ange à par­tir de 1537. Obligé de con­serv­er les struc­tures de deux anciens palais et de réem­ploy­er des stat­ues antiques, il créa pour­tant un nou­veau type d’e­space com­posé autour d’une stat­ue équestre de Marc-Aurèle, le pro­to­type de la place baroque et des places royales français­es des XVIIe et XVIIIe siècles.

La ville régulière existe depuis les épo­ques les plus reculées : villes hel­lénis­tiques con­stru­ites sur les rives d’Asie Mineure, villes romaines inspirées des camps des légions, bastides médié­vales de l’Aquitaine. À par­tir du seiz­ième siè­cle, la nou­velle archi­tec­ture investit ces fon­da­tions si prop­ices à ses desseins.

La ville de Pal­mano­va créée par la République de Venise en 1593 fut com­posée sur un plan étoilé, cen­tré sur une place hexag­o­nale et lim­ité par une muraille ennéag­o­nale. Freuden­stadt, tracée en 1632 par l’ar­chi­tecte Hein­rich Schick­hardt pour le duc de Wurten­berg afin d’ac­cueil­lir les protes­tants français per­sé­cutés, s’or­gan­ise sur un plan car­ré, autour d’une grande place car­rée, occupée par un château car­ré. Le tem­ple situé à un angle de la place eut donc une forme sur­prenante, sa nef se dévelop­pant dans deux direc­tions perpendiculaires.

Les places fortes que bâtit Sébastien Lep­re­stre mar­quis de Vauban s’or­gan­isèrent elles aus­si selon des com­po­si­tions régulières : par­mi tant d’autres, la ville haute de Long­wy au périmètre hexag­o­nal, créée en 1679, ou Neuf-Brisach, octog­o­nale, vingt ans plus tard, toutes deux autour de leur place d’armes carrée.

La nou­velle archi­tec­ture inven­ta un motif orig­i­nal : la place embrochée, une place car­rée desservie par qua­tre rues alignées sur ses médi­anes. Esthé­tique et facil­ités dis­trib­u­tives ne s’y mari­ent-elles pas ? : inscrites dans une maille orthog­o­nale, ses rues offrent des per­spec­tives iden­tiques à celles des plans en étoile. Cette forme a séduit de nom­breux théoriciens, par­mi eux Francesco di Gior­gio, Vasari il Gio­vane, Vin­cen­zo Scamozzi ou Jacques Per­ret de Cham­béry. Les places de Charleville, du cen­tre de Chris­tia­nia, l’an­ci­enne Oslo, d’Ans­bach en Bav­ière l’adoptèrent.

La Cité idéale de l’urbanisme moderne

Indus­tri­al­i­sa­tion et exten­sion urbaine boulever­sèrent les con­cep­tions archi­tec­turales, les types d’éd­i­fices et les théories de la com­po­si­tion quoique, sur ce sec­ond point, le clas­si­cisme sût résis­ter. Avec le pro­jet d’ex­ten­sion d’Ilde­fons Cerdà pour Barcelone, la plan­i­fi­ca­tion urbaine se con­fon­dit un moment avec un idéal urbanistique.

Aujour­d’hui encore, la maille régulière des îlots car­rés sem­ble inter­roger l’im­broglio des rues du cen­tre ancien, comme lorsqu’elle fut tracée dans la sec­onde moitié du XIXe siè­cle, et l’ex­ten­sion anar­chique qui lui a suc­cédé. L’ar­chi­tecte Eugène Hénard, ancien élève de l’É­cole des beaux-arts pub­lia, entre 1903 et 1909, les huit fas­ci­cules des Études sur les trans­for­ma­tions de Paris et fut le pre­mier prési­dent de la Société française des archi­tectes urban­istes créée en 1911.

Préoc­cupé par la cir­cu­la­tion, après Léonard de Vin­ci ou Hec­tor Hore­au, lors d’une con­férence organ­isée en 1910 à Lon­dres par le Roy­al Insti­tut of British Archi­tec­ture, il pro­posa de créer des sols arti­fi­ciels et ” la rue à étages mul­ti­ples “. Grâce au ciment armé, les immeubles seraient cou­verts par des ter­rass­es-jardins où, dans un avenir qu’il espérait prochain, se poseraient des aéro­planes. Il avait lu la Guerre dans les airs de Her­bert George Wells et pris au sérieux l’idée d’un petit appareil pra­tique, mani­able et dirige­able, un ” aéro­plane-abeille “. La cir­cu­la­tion aéri­enne devait trans­former le pro­fil urbain. Il se fit une idée de la ville future et en don­na un dessin, une per­spec­tive vue d’avion : au cœur du cen­tre his­torique se dresse une tour de cinq cents mètres couron­née par un phare puis­sant. Ensuite, une pre­mière cein­ture de grandes tours de deux cent cinquante à trois cents mètres sig­nale l’e­space inter­dit aux avi­a­teurs. Lui suc­cède la zone des maisons à toits plats, de deux à trois kilo­mètres de largeur, où les aéro­planes-abeilles se dépla­cent de ter­rasse en ter­rasse et, enfin, une cein­ture de grands mâts avec les postes de vigie de la police aéri­enne qui inter­dis­ent la zone urbaine au sur­vol des machines lour­des qui trou­vent en périphérie des aéro­ports, aboutisse­ments des grandes routes de l’air.

Au début des années dix, le grand prix de Rome de 1904, Ernest Hébrard, col­lègue et condis­ci­ple de Hénard et, comme lui, fon­da­teur de la pre­mière société française d’ur­ban­isme, dessi­na avec son frère Jean et le sculp­teur nord-améri­cain, Hen­rick Chris­t­ian Ander­sen, un Cen­tre mon­di­al de com­mu­ni­ca­tion. Lim­ité par un canal périphérique, sa com­po­si­tion symétrique s’or­gan­ise sur un axe qui relie un port, un stade olympique, un tem­ple des arts et enfin, plan­tée au cen­tre d’une cité sci­en­tifique, la Tour du Pro­grès, haute de trois cents mètres, qui informerait le monde de chaque nou­velle découverte.

Le tracé de la grille orthog­o­nale des rues est ani­mé par des avenues diag­o­nales et une esplanade cen­trale plan­tée, ornée de places et de pièces d’eau. Il illus­tre les principes exposés par le pre­mier manuel français d’ur­ban­isme qui fut pub­lié en 1915 sous un titre mar­qué par une actu­al­ité douloureuse : Com­ment recon­stru­ire nos cités détru­ites. Notions d’ur­ban­isme s’ap­pli­quant aux villes, bourgs et vil­lages.

La vue à vol d’oiseau de plus de trois mètres dans sa plus grande dimen­sion du pro­jet d’Hébrard et Ander­sen pour­rait bien être l’im­age idéale de cette ville plus saine et plus belle que promet­tait une doc­trine où se mêlaient héritage hauss­man­nien, com­po­si­tion beaux-arts et zon­age. Plusieurs implan­ta­tions furent envis­agées, l’une d’elles sur la route de Berne, entre les rives des lacs de Neuchâ­tel et de Morat.

Une dizaine d’an­nées avant la pub­li­ca­tion du Cen­tre mon­di­al, un autre grand prix de Rome joignit à ses envois à l’A­cadémie le plan d’une cité indus­trielle. Per­fec­tion­né en 1904 et nour­ri par les travaux de l’a­gence, il fut pub­lié en 1917. Tony Gar­nier fut plus auda­cieux qu’Hébrard. Son plan est plus libre : son périmètre est découpé, les symétries y sont par­tielles, la mon­u­men­tal­ité dis­crète. L’ar­chi­tec­ture de gros béton qui apparut dans son œuvre à par­tir de 1908 a renon­cé au décor, aux moulures.

L’ab­sence d’un lieu de culte, d’une prison — mais il existe un ” tri­bunal d’ar­bi­trage ” et des ” ser­vices de sur­veil­lance de l’al­i­men­ta­tion ” — ain­si que la sup­pres­sion des lim­ites de pro­priété entre les maisons, pour la plu­part uni­fa­mil­iales, tout comme les cita­tions extraites de Tra­vail, le roman d’Émile Zola, gravées au fron­ton de l’éd­i­fice des salles de réu­nions et d’assem­blées, pimentent cette cité idéale d’un soupçon d’u­topie qua­si social­iste que ne con­tred­it en rien ce rêve d’une méditer­ranéité hel­lénique qui cou­vre de ter­rass­es les maisons cubiques, d’une nudité toute antique sous les ombres par­al­lèles des per­go­las. Même la demi-douzaine de chem­inées qui se dressent sur la per­spec­tive des hauts fourneaux s’ab­sti­en­nent de cracher de noires fumées délétères.

En 1913, alors que le grat­te-ciel le plus haut du monde et de New York, le Wool­worth Build­ing de Cass Gilbert atteignait l’alti­tude de deux cent quar­ante et un mètres, Umber­to Boc­cioni pub­lia Archi­tec­ture futur­iste, suivi un an après par Anto­nio San­t’Elia. Leurs dessins rêvaient d’im­meubles en gradins, de passerelles aus­si légères que ver­tig­ineuses, de cages d’as­censeur détachées, d’an­tennes, de pylônes, de tubu­lures, de treil­lis métalliques et affichaient une plas­tique expres­sive bien loin de la cité idyllique de Garnier.

Le Cor­busier sut mari­er tout cela dans un pro­jet de cité idéale : grat­te-ciel, verre et béton armé, vol­umes purs, com­po­si­tion clas­sique, frondaisons salu­bres, voies super­posées, aéro­port pour aéro­taxis sur le toit de la gare cen­trale et ce fut la Ville con­tem­po­raine de trois mil­lions d’habi­tants, dont il con­coc­ta tout de suite une ver­sion parisi­enne, le Plan Voisin. Les vingt-qua­tre grat­te-ciel cru­ci­formes, hauts de soix­ante étages accueil­laient qua­tre cent mille urbains, les lotisse­ments ” à redents ” ou ” fer­més ” com­posés ” d’im­meubles-vil­las ” de cinq à six étages dou­bles, six cent mille. Quant aux deux mil­lions d’habi­tants restants, bap­tisés sub­ur­bains ou mixtes, ils étaient logés dans des cités-jardins au-delà de la ” zone asservie “, une zone ” inter­dite à toute construction “.

Comme Gar­nier son aîné, Le Cor­busier avait nour­ri sa cité idéale avec un pro­jet d’a­gence. L’im­meu­ble-vil­las était une propo­si­tion faite en 1922 au Groupe de l’habi­ta­tion fran­co-améri­caine qui voulait con­stru­ire des apparte­ments de grand luxe en copro­priété com­bi­nant bon goût français et con­fort améri­cain. Il super­po­sait des cel­lules dont les pièces se dis­tribuaient sur deux étages dans les branch­es d’un L ouvertes sur une terrasse-jardin.

L’ar­chi­tec­ture puriste, à la fois machin­iste et clas­sique, démon­trait sa capac­ité à créer la ville mod­erne. Au cours des années trente, Le Cor­busier en per­fec­tion­na les élé­ments : le grat­te-ciel devint cartésien, les lotisse­ments fer­més furent aban­don­nés et les redans se dif­féren­cièrent selon leur ori­en­ta­tion pour for­mer les méan­dres orthog­o­naux de la Ville radieuse.

L’idéal contre la ville

Pour Adolphe Der­vaux, archi­tecte et urban­iste, auteur de L’Éd­i­fice et le milieu, un essai pub­lié en 1919, la grande ville devait s’in­spir­er du vil­lage, l’ag­gloméra­tion prim­i­tive et naturelle. Il préférait l’ori­en­ta­tion libre de ses maisons aux façades jointes et alignées. La revue La Vie à la cam­pagne, qui mil­i­tait pour une archi­tec­ture région­al­iste, offrit son numéro de juil­let 1919 à Paul de Rut­té pour y présen­ter ses travaux d’ar­chi­tec­ture et d’ur­ban­isme vil­la­geois com­mencés en 1907.

Mais ce fut un sténo­graphe anglais qui, au tour­nant du siè­cle, conçut un nou­veau type d’ag­gloméra­tion cen­sée unir les avan­tages de la cam­pagne à ceux de la ville : la cité-jardin. Ebenez­er Howard voulait que chaque cité, lim­itée à trente mille habi­tants, fût isolée de ses voisines par une vaste zone rurale de deux mille hectares. En 1903, il créa une coopéra­tive qui mit en chantier à Letch­worth la pre­mière cité-jardin sur un plan de Ray­mond Unwin et Bar­ry Park­er, deux archi­tectes appar­tenant au mou­ve­ment Arts and Crafts. L’idée con­nut un suc­cès mon­di­al. Dans de nom­breux pays, se créèrent des asso­ci­a­tions pour la pro­mou­voir mais elles oublièrent vite que la cité-jardin avait l’am­bi­tion de con­trôler la crois­sance de la méga­lo­pole pour n’en retenir que l’im­age bucol­ique d’un ensem­ble de cot­tages dans une verte prairie.

Un ingénieur madrilène Arturo Soria y Mata imag­i­na que ces cot­tages plutôt que de se grouper ponctuelle­ment s’in­stalleraient le long d’une rue infinie. Il nom­ma cette nou­velle forme urbaine la Cité linéaire et entre­prit, en 1884, d’en con­stru­ire une de cinquante kilo­mètres de long qui devait absorber l’ex­ten­sion de Madrid. L’en­tre­prise s’ar­rê­ta au cinquième kilo­mètre. Mais la notion survé­cut. Les désur­ban­istes sovié­tiques qui voulaient sup­primer les con­tra­dic­tions entre ville et cam­pagne s’en emparèrent. Niko­laï Mil­iou­tine pub­lia en 1930 Sots­gorod (Ville social­iste) qui pro­po­sait un ” sché­ma fonc­tion­nel con­tinu ” où le ter­ri­toire urbain était divisé en six ban­des parallèles :

1 — le chemin de fer,
2 — l’in­dus­trie et les instal­la­tions sci­en­tifiques et scolaires,
3 — la zone verte,
4 — l’habitat,
5 — les parcs et ter­rains de sport,
6 — la zone agri­cole de proximité.

Son pro­jet pour Mag­ni­to­gorsk s’in­spi­ra de ce sché­ma. La ” Cité linéaire indus­trielle ” fut l’un des trois étab­lisse­ments humains — avec la ” Cité radio-con­cen­trique d’échange ” et ” l’U­nité d’ex­ploita­tion agri­cole ” — que Le Cor­busier étu­dia au lende­main de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, dévelop­pant une théorie conçue au sein de la mou­vance planiste dans les années trente.

Il restait à sup­primer tout sché­ma formel et à imag­in­er la dis­per­sion des maisons indi­vidu­elles sur tout le ter­ri­toire desservi par une cir­cu­la­tion auto­mo­bile flu­ide et heureuse. En 1935, au Rock­feller Cen­ter de New York, Frank Lly­od Wright exposa un pro­jet qui illus­trait cette con­cep­tion pro­fondé­ment anti-urbaine : Broad­acre City, qui con­nut près de vingt ans après une sec­onde ver­sion The Liv­ing City.

En 1962, Le Cré­pus­cule des villes, un essai d’Er­win A. Gutkin, un Améri­cain d’o­rig­ine alle­mande, pro­posa une stratégie qui devait con­duire à la créa­tion d’une ” région idéale “, ” résul­tat d’une dis­per­sion et d’un réamé­nage­ment sys­té­ma­tique du peu­ple­ment de la pop­u­la­tion, de l’in­dus­trie et des pos­si­bil­ités cul­turelles ” : jamais une zone de taud­is ne devait être recon­stru­ite mais rem­placée par un parc, tout comme les cen­tres urbains trop dens­es. Il admet­tait toute­fois que les fonc­tions d’ad­min­is­tra­tion et de com­merce fussent con­cen­trées dans une Desk City peu éten­due.

La cité de l’espace ou les espaces de la cité

Alors que l’ur­ban­isme deve­nait une pro­fes­sion, que la plan­i­fi­ca­tion urbaine se dis­per­sait dans le kaléi­do­scope des dis­ci­plines sec­to­rielles, que les com­po­si­tions urbaines s’ef­façaient der­rière les règle­ments, les normes, le tachisme du zon­ing, l’ar­chi­tec­ture rêva de nou­velles formes pour une ville dont l’avenir rel­e­vait de la sci­ence-fic­tion : elle l’imag­i­na per­chée dans des nappes tridi­men­sion­nelles, lancée sur des ponts qui fran­chis­saient les mers, nichée dans de gigan­tesques cratères ou hissée jusqu’à cinq mille mètres d’alti­tude, instal­lée dans un X haut de quinze étages ou sur des planch­ers obliques. Elle était alors spa­tiale, cyberné­tique, spa­cio­dy­namique, totale, cosmique…

Puis, dans les années soix­ante-dix, s’op­posant aus­si bien à l’ur­ban­isme offi­ciel qu’à ce roman­tisme tech­nologique, apparut en Ital­ie puis en Bel­gique et en France un courant de pen­sée qui affir­ma que l’avenir de la ville c’é­tait son passé, qu’il fal­lait con­serv­er les quartiers anciens, den­si­fi­er les grands ensem­bles, retrou­ver les formes urbaines tra­di­tion­nelles, rues, avenues, boule­vards, places, squares, jardins publics…

Aujour­d’hui est-il encore pos­si­ble d’imag­in­er la cité idéale ? Tout sem­ble déjà avoir été inven­té, la mort de la ville annon­cée et sa renais­sance proclamée ! Dans cet héritage où l’ar­chi­tec­ture a hésité entre expéri­men­ta­tion et rêver­ie, ne faut-il pas que les citoyens, les édiles, les maîtres d’ou­vrage, les archi­tectes choi­sis­sent leur voie, leur tra­di­tion, en débat­tent et, à l’échelle du quo­ti­di­en, pour la con­struc­tion d’un nou­veau quarti­er ou le remod­e­lage d’un ancien y puisent le courage de penser la ville réelle, celle que nous habitons ?

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