L’apprentissage des mathématiques confronté au monde numérique

Dossier : ExpressionsMagazine N°651 Janvier 2010
Par Jacques DENANTES (49)

Dans un col­lège en zone d’é­du­ca­tion prio­ri­taire, des élèves se trouvent en grande dif­fi­cul­té. Leur niveau, très faible en maths, résulte le plus sou­vent d’un refus d’ap­prendre les bases du cal­cul et celles de la géométrie. 

Mais en dehors de l’en­sei­gne­ment, ces mêmes élèves se montrent capables d’un appren­tis­sage très rapide de l’u­ti­li­sa­tion des appa­reils du monde numé­rique, Inter­net, MP3, iPod télé­phone por­table, console de jeux, GPS. Ce constat amène à se deman­der s’il est jus­ti­fié et judi­cieux de les clas­ser comme de mau­vais élèves voués à l’é­chec, alors qu’ils font preuve d’une maî­trise des outils du monde numé­rique avec laquelle ils dépassent sou­vent leurs enseignants. 

Les ordi­na­teurs à l’école
 » Il y a certes des ordi­na­teurs dans les écoles, mais ensei­gner l’in­for­ma­tique consiste sou­vent à ensei­gner l’u­sage d’un cla­vier, d’une sou­ris et d’un trai­te­ment de texte dans un cours de tech­no­lo­gie, choses à conte­nu contex­tuel très faible. Il serait bien plus natu­rel d’in­té­grer l’in­for­ma­tique dans l’en­sei­gne­ment des sciences, en com­men­çant les quatre opé­ra­tions (addi­tion, sous­trac­tion, mul­ti­pli­ca­tion et divi­sion) qui sont déjà ensei­gnées de façon algo­rith­mique en cours de mathé­ma­tiques. Il serait simple et fort inté­res­sant de mon­trer qu’il suf­fit d’u­ti­li­ser ces quatre opé­ra­tions pour rendre une image terne ou atti­rante, pour modi­fier un son, trans­mettre un mes­sage ou réa­li­ser toute autre trans­for­ma­tion numé­rique d’in­té­rêt évident pour les enfants. » 

Des fractures à combattre

Gérard Berry

Cher­cheur mon­dia­le­ment connu, spé­cia­liste des lan­gages de pro­gram­ma­tion, Gérard Ber­ry est titu­laire de la chaire « Infor­ma­tique et sciences numé­riques » au Col­lège de France. Ingé­nieur géné­ral des Mines, direc­teur de recherche à l’INRIA, il est membre de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies. 

Cette ques­tion est abor­dée par Gérard Ber­ry dans les cours qu’il donne au Col­lège de France. Dans sa leçon inau­gu­rale de l’an­née 2007–2008 sur le thème » Pour­quoi et com­ment le monde devient numé­rique « , il met l’ac­cent sur la nou­velle façon de voir les choses qu’in­duit ce déve­lop­pe­ment. Il en résulte, écrit-il, » des frac­tures diverses et variées, et nous en cite­rons deux. » 

» D’a­bord entre les enfants et les adultes. Les enfants, adap­tables par construc­tion, sont aus­si à l’aise avec les objets numé­riques qu’a­vec les objets réels, au point d’a­voir par­fois des pro­blèmes sérieux, voire dan­ge­reux, de dis­tinc­tion réel-vir­tuel dans les jeux vidéo. 

Pour les adultes, l’a­dap­ta­tion est sou­vent plus dif­fi­cile. Moi, je n’y com­prends rien reste une phrase fré­quente devant un ordi­na­teur ou un objet élec­tro­nique, ce qui se jus­ti­fie par­fois par la com­plexi­té d’ins­tal­la­tion et d’u­sage de cer­tains objets, mais tra­duit sur­tout un défi­cit de com­pré­hen­sion des concepts sous-jacents. L’i­gno­rance conduit tou­jours à des com­por­te­ments inadap­tés ; elle doit être com­bat­tue par une vul­ga­ri­sa­tion appro­priée, qui fait encore défaut. » 

» La seconde frac­ture concerne l’é­du­ca­tion. Dans notre pays, l’in­for­ma­tique est entrée plu­tôt dou­ce­ment dans l’en­sei­gne­ment supé­rieur, qui a long­temps consi­dé­ré que ce n’é­tait là qu’une » mode qui allait pas­ser » ou bien seule­ment un outil ; mais elle y est main­te­nant rai­son­na­ble­ment implan­tée. En revanche, le pri­maire et le secon­daire réagissent par l’im­mo­bi­lisme, sem­blant téta­ni­sés par l’enjeu. » 

Une approche concrète pour éviter l’ennui

Le déca­lage sou­vent obser­vé entre l’in­té­rêt des élèves pour les mathé­ma­tiques et leur maî­trise des outils du monde numé­rique pose pro­blème. Ayant pra­ti­qué l’é­cole Mon­tes­so­ri comme parent d’é­lève et occa­sion­nel­le­ment comme ensei­gnant, Gérard Ber­ry estime qu’une pre­mière rai­son de la désaf­fec­tion de l’en­sei­gne­ment des maths est l’en­nui que res­sentent les élèves en classe. 

Les méthodes péda­go­giques main­tiennent les élèves en situa­tion de pas­si­vi­té. La dic­ta­ture des pro­grammes dis­suade les ensei­gnants de prendre des ini­tia­tives. L’en­sei­gne­ment de l’in­for­ma­tique devrait se faire à terme sous forme d’une dis­ci­pline auto­nome, ce qui ne signi­fie pas iso­lée. Par exemple, aux images sur un écran cor­res­pondent des tableaux de nombres. Les trans­for­ma­tions infor­ma­tiques qu’il est pos­sible de faire subir à ces images résultent d’ad­di­tions et de soustrac­tions sur ces nombres, donc d’o­pé­ra­tions infor­ma­tiques. En tra­vaillant sur les images, on pour­rait donc tra­duire ces opé­ra­tions abs­traites en expé­riences sen­sibles. Il fau­drait ensuite pré­voir une ini­tia­tion à la créa­tion de pro­grammes infor­ma­tiques, jointe à une ini­tia­tion à l’algorithmique. 

Apprendre à rai­son­ner avec l’informatique
Gérard Ber­ry sou­ligne l’in­té­rêt de l’in­for­ma­tique dans l’en­sei­gne­ment : » J’ai moi-même ensei­gné dans une école Mon­tes­so­ri, d’a­bord aux 9–12 ans, puis aux 6–9 ans. Cette expé­rience a été la clef de mon cours au Col­lège de France. J’y ai vu la confir­ma­tion que l’in­for­ma­tique est aus­si un ter­rain idéal pour la for­ma­tion du rai­son­ne­ment, car son approche est à la fois de type mathé­ma­tique et de type expérimental. » 

Cer­tains objets mathé­ma­tiques sont essen­tiels dans le monde numé­rique : par exemple les nombres entiers, pré­sents par­tout, les graphes, cen­traux pour la com­pré­hen­sion d’In­ter­net ou du GPS, ou encore les tri­angles, fon­da­men­taux pour la construc­tion des objets géo­mé­triques vir­tuels. Il s’a­git de tri­angles qui se déforment et s’é­tirent, pour les­quels on uti­lise des pro­blé­ma­tiques qui ont peu à voir avec celles des pro­grammes actuels (droites remar­quables ou cas d’é­ga­li­té des triangles). 

Il serait donc judi­cieux de réorien­ter sen­si­ble­ment les pro­grammes et de poser la ques­tion d’une redis­tri­bu­tion de l’ap­pren­tis­sage des opé­ra­tions du cal­cul et des rai­son­ne­ments de la géo­mé­trie en fonc­tion de leurs uti­li­sa­tions dans le monde numérique. 

Inventer une nouvelle approche de la culture

Gérard Ber­ry situe trois grandes étapes dans l’é­vo­lu­tion de la culture. 

La pre­mière est l’in­ven­tion de l’é­cri­ture, qui a per­mis de fixer la mémoire. 

La seconde est l’in­ven­tion de l’im­pri­me­rie, qui a per­mis une large dif­fu­sion des connais­sances et de l’ac­cès à l’information. 

Mettre les jeunes dans la posi­tion gra­ti­fiante de conqué­rants du futur 

La troi­sième est l’in­ven­tion de l’In­ter­net, qui per­met à cha­cun d’ac­cé­der par son ordi­na­teur à l’en­semble des connais­sances et des infor­ma­tions du monde numé­rique. Pour les ensei­gnants, et aus­si pour nombre de lec­teurs de cette revue, la culture reste indis­so­ciable de la seconde étape. Elle reste en effet fon­dée sur l’ac­cès à des textes impri­més avec les­quels le lien est si fort que le trans­mettre à leurs enfants paraît aller de soi. 

Mais les parents de nos élèves en dif­fi­cul­té n’ont rien de tel à trans­mettre et ceux-ci n’ont pour nour­ri­ture intel­lec­tuelle que les images et les sons de leurs appa­reils électroniques. 

Devons-nous accep­ter comme allant de soi que, dans le pro­ces­sus de clas­se­ment que met en oeuvre le sys­tème édu­ca­tif, ils n’au­ront accès qu’au niveau des connais­sances numé­ri­sées ? Devons-nous au contraire les consi­dé­rer comme des pré­cur­seurs qui affrontent actuel­le­ment des pro­blèmes aux­quels nos des­cen­dants seront tôt ou tard à leur tour aus­si confron­tés ? On peut pen­ser que la deuxième voie est plus pro­met­teuse car elle met les jeunes, même ceux dits en dif­fi­cul­té, dans la pos­ture gra­ti­fiante de conqué­rants du futur.

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