Portrait de Jean-Pierre BOURGUIGNON (66)

Jean-Pierre Bourguignon (66), grand serviteur des mathématiques

Dossier : TrajectoiresMagazine N°714 Avril 2016
Par Pierre LASZLO

Jean-Pierre Bour­guignon est un grand math­é­mati­cien et servi­teur de la République.
Sa voca­tion de math­é­mati­cien n’é­tait pas innée et lui est venue d’un enseigne­ment hors normes.

Un homme droit, franc et fidèle. Pro­duit de l’élitisme répub­li­cain, frère d’un Alfred Kastler. Issu du peu­ple. Grand servi­teur de la République – et des mathématiques.

“ Briser la tour d’ivoire dans laquelle on accusait les mathématiciens de s’enfermer ”

Né à Lyon en 1947 dans un milieu mod­este (sa famille vient du Dauphiné), Jean-Pierre Bour­guignon est d’une intense fidél­ité à ses orig­ines, aux valeurs inculquées par ses par­ents ou héritées de ses lec­tures – les Œuvres de Romain Rol­land aux Édi­tions sociales, tout particulièrement.

Car il est petit-fils de paysan, fils d’un posti­er syn­di­cal­iste ; sa mère était toute douce, réservée, attentive.

Il tient d’elle sa qual­ité d’écoute. Il ne fut jamais servile ; sa rec­ti­tude, sa pro­bité sont exemplaires.

Un enseignant hors normes

Pen­dant ses études sec­ondaires, il fut plutôt fasciné par la lit­téra­ture et la philoso­phie. Sa voca­tion de math­é­mati­cien lui vint d’un enseignant hors normes. Ce pro­fesseur de math­é­ma­tiques en ter­mi­nale n’hésitait pas à racon­ter des math­é­ma­tiques, même si elles sor­taient du pro­gramme officiel.

Jean-Pierre Bour­guignon fut incité de la sorte à penser par lui-même et à s’intéresser aux maths, à tel escient qu’il devint math­é­mati­cien. Après deux années de class­es pré­para­toires au lycée du Parc à Lyon, il inté­gra l’École poly­tech­nique en 1966.

Col­lé à la Rue d’Ulm, il n’eut pas le front de faire une année sup­plé­men­taire pour ten­ter à nou­veau d’y entr­er. Pen­dant son pas­sage à l’École, très engagé dans la réforme de l’enseignement (qui ne se por­tait pas très bien), il organ­isa avec quelques cama­rades des groupes de lec­ture sub­ver­sifs en mécanique et en théorie des probabilités.

Des travaux de pionnier

Au CNRS dès 1969, il opta comme domaine de recherche pour la géométrie dif­féren­tielle, le plus proche de la mécanique, choi­sis­sant Mar­cel Berg­er pour super­vis­er sa thèse de doctorat.

Son pre­mier séjour améri­cain à Stony Brook (1972–1973) fut extra­or­di­naire­ment stimulant.

Il retour­na aux États-Unis en 1980, pas­sant un semes­tre à l’Institute for Advanced Study, à Prince­ton, l’autre à Stan­ford. Dans ce domaine jusque-là rel­a­tive­ment sous-appré­cié de la géométrie dif­féren­tielle glob­ale, il mit à son act­if des travaux de pionnier.

Professeur à l’École

Détaché du CNRS de 1986 à 1993 à l’École poly­tech­nique comme pro­fesseur de plein exer­ci­ce, il y dirigea de 1991 à 1994 son Cen­tre de math­é­ma­tiques, où Lau­rent Schwartz l’avait accueil­li dès 1968. Il y enseigna le cal­cul vari­a­tion­nel à toute la pro­mo­tion puis, devenu à temps par­tiel, la théorie de la rel­a­tiv­ité générale à des élèves très motivés. De 1990 à 1992, il prési­da la Société math­é­ma­tique de France.

Cet homme lucide, féru d’histoire de la physique math­é­ma­tique, com­prit très tôt que la math­é­ma­tique est à la fois un lan­gage et une science.

Loin d’être isolée, elle tire sa sève d’échanges avec les autres sci­ences, tout en étant autonome. Jean-Pierre Bour­guignon fit beau­coup pour bris­er la tour d’ivoire dans laque­lle on accu­sait les math­é­mati­ciens de s’enfermer.

Leveur de fonds

De 1994 à 1998, il fut le sec­ond prési­dent de la Société math­é­ma­tique européenne. De 1994 à sep­tem­bre 2013, Jean-Pierre Bour­guignon dirigea l’IHÉS (Insti­tut des hautes études sci­en­tifiques). Il com­prit d’emblée qu’il lui fal­lait trou­ver des ressources extérieures.

Il devint un prodigieux leveur de fonds, à l’américaine, pour faire venir à Bures les meilleurs math­é­mati­ciens et physi­ciens du monde entier.

Prési­dent du Con­seil européen de la recherche (ERC) à Brux­elles depuis jan­vi­er 2014, il y accom­plit un excel­lent travail.

Superlatifs

Il est dif­fi­cile d’évoquer Jean-Pierre Bour­guignon sans user de super­lat­ifs : rigueur ascé­tique, savoir ency­clopédique, calme olympi­en dans la tem­pête, péd­a­gogie sans lim­ites, générosité, altru­isme, etc.

“ Construire un monde plus vivable pour ceux qui s’attachent à le déchiffrer ”

Cela, trop beau pour être vrai, reste authen­tique. Un moine-sol­dat ? Du moine, il a certes la dis­ci­pline de vie (ni café, ni tabac, ni alcool), du sol­dat il a la disponi­bil­ité permanente.

Lors de ses nom­breux voy­ages en Asie, qui le fascine et qu’il adore, il dort plus sou­vent dans l’avion que dans son lit. Du reste il dort peu, hormis par­fois durant des exposés, ce qui ne l’empêche pas de cor­riger toute impré­ci­sion du conférencier.

Il a aus­si une effi­cac­ité toute mil­i­taire, le sens de la stratégie, celui de la tac­tique. Surtout, il en a aus­si l’humilité civique (cedant arma togae).

Toutes ces qual­ités lui vien­nent d’une vision : nageant dans le courant du siè­cle, il se rend disponible chaque fois qu’il s’agit d’y con­stru­ire un monde plus viv­able pour ceux qui s’attachent à le déchiffrer.

Notre pays se porte bien, tant qu’il se con­fie à des femmes et des hommes de cette trempe.


RETOUCHE

arti­cle mis à jour le 6 jan­vi­er 2020

Jean-Pierre Bour­guignon (66) a quit­té la prési­dence de l’Euro­pean Research Coun­cil au 31 décem­bre 2019. Il occu­pait cette fonc­tion depuis le 1er jan­vi­er 2014 (sec­ond man­dat). L’ERC gère un bud­get de 13,1 mil­liards d’euros, soit env­i­ron € 2 mil­liards annuels. L’ERC alloue des con­trats de recherche aux sci­en­tifiques européens. Ses béné­fi­ci­aires ont rem­porté, entre autres, six prix Nobel, qua­tre médailles Fields et cinq prix Wolf !

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