Dette alliée de l'entreprise

L’ambition et la rigueur : faire de la dette son alliée

Dossier : DetteMagazine N°766 Juin 2021
Par Patrick DRAHI (83)

La dette est indis­so­cia­ble des pro­jets qu’elle sou­tient. Si les con­di­tions s’y prê­tent et à con­di­tion de faire preuve d’une dis­ci­pline de fer dans la ges­tion de son bilan, une entre­prise a tout intérêt à exploiter l’effet de levi­er pour inve­stir et accélér­er son développe­ment. Cette leçon, égale­ment val­able pour les acteurs économiques publics, n’est pas tou­jours sim­ple à appliquer.

En tant qu’entrepreneur, quel regard portez-vous sur la dette ? 

Une entre­prise dynamique s’endette avant tout pour réalis­er ses pro­jets. À ce titre, elle envoie un sig­nal indis­cutable de con­fi­ance en l’avenir. À l’inverse, une entre­prise qui se con­tente de percevoir une rente sans chercher à se dévelop­per n’aura certes pas besoin de nou­veaux finance­ments, mais sera con­damnée tôt ou tard à per­dre du ter­rain sur son marché.


Repères

Le grand entre­pre­neur et cap­i­taine d’industrie se dou­ble d’un financier hors pair : le regard de Patrick Drahi sur la ques­tion des dettes est por­teur d’enseignements par­ti­c­ulière­ment pré­cieux. Fon­da­teur et pro­prié­taire du groupe Altice, présent dans les télé­coms, les médias et le numérique en Europe (avec SFR et BFM, en France), aux États-Unis et en Israël, il est aus­si pro­prié­taire de Sotheby’s, mai­son de référence du luxe et de l’art, implan­tée dans quar­ante pays. Patrick Drahi est grand dona­teur de l’École poly­tech­nique, qui lui doit notam­ment la créa­tion du Drahi-X-Nova­tion Center. 


Si la dette est un outil incontournable pour les entreprises, elle est plutôt négativement connotée dans l’inconscient collectif : c’est un élément de passif. Pourquoi cela ? 

Cet incon­scient est tenace sans être homogène. L’histoire et la cul­ture y sont pour beau­coup : une fron­tière assez nette sépare le nord du sud de l’Europe, avec des taux d’épargne très dif­férents. Le rap­port à la dette n’est pas le même en France, en Grande-Bre­tagne et dans les pays du pour­tour méditer­ranéen. La tolérance à la dette sem­ble dis­paraître au nord des Alpes. Cette fron­tière est d’ailleurs d’autant plus pro­fonde qu’elle ren­voie à des tra­di­tions anci­ennes, sur fond d’antagonismes religieux vieux de plusieurs siè­cles, notam­ment entre une dom­i­nante catholique au Sud et une dom­i­nante protes­tante au Nord, sché­ma­tique­ment. Le débat récent sur la ques­tion des dettes publiques va bien au-delà de purs enjeux poli­tiques ou financiers.

La dette, quoique utile, n’en reste-t-elle pas moins une source de risque, à éviter donc, dans la mesure du possible ? 

Les taux d’intérêt, mal­gré leur légère remon­tée récente, sont à un niveau his­torique­ment bas. La ques­tion à pos­er est donc moins celle du coût du finance­ment que celle de la rentabil­ité des investisse­ments. Une entre­prise dont les per­spec­tives de crois­sance le per­me­t­tent a tout intérêt à inve­stir autant qu’elle le peut, en util­isant pour cela les moyens les plus effi­caces à sa dis­po­si­tion, dont, au pre­mier rang, la dette. 

Du point de vue de l’entrepreneur, la dette a aus­si un avan­tage clé : celui de financer des pro­jets de développe­ment (acqui­si­tion d’équipements, con­quête de nou­veaux marchés ou rachat d’une autre entre­prise, éventuelle­ment par LBO) sans diluer son cap­i­tal. L’autre solu­tion con­sis­tant à lever des fonds pro­pres réduit d’autant la part des prof­its futurs dont espèrent béné­fici­er les action­naires actuels. Le bon équili­bre entre ces dif­férentes solu­tions dépend bien sûr de la nature des pro­jets et des cir­con­stances pré­cis­es, mais, en général, des taux faibles invi­tent plutôt à priv­ilégi­er le recours à l’endettement.

Les conséquences de la crise sanitaire ne menacent-elles pas de freiner la croissance pour des décennies ? 

La crise actuelle risque surtout de creuser davan­tage le fos­sé qui sépare déjà l’Union européenne des États-Unis et, plus encore peut-être, de la Chine. Cette crise, c’est désor­mais clair, n’a fait qu’accélérer des ten­dances déjà à l’œuvre. La Chine fait tout pour dop­er l’investissement domes­tique et ren­forcer son avance tech­nologique ; sa crois­sance, actuelle et future, est plus vivace que jamais, à 2,3 % en 2020 et atten­due à un niveau com­pris entre 6 % et 8 % cette année.

Les États-Unis met­tent à prof­it cette péri­ode pour mod­erniser leurs infra­struc­tures et réalis­er à marche for­cée leur tran­si­tion numérique. Une sélec­tion naturelle s’effectue au sein de leurs entre­pris­es. Celles dont l’avenir est com­pro­mis se trans­for­ment ou dis­parais­sent, avec, à la clé, un redé­mar­rage d’ores et déjà spec­tac­u­laire. Les chiffres en témoignent : après une con­trac­tion en 2020, la crois­sance pour­rait attein­dre près de 6 % en 2021.

“Un projet solide trouvera toujours
des ressources pour se financer.

L’Union européenne, par con­traste, a jusqu’à présent beau­coup hésité : ses pro­jets sont encore à définir pré­cisé­ment et restent plus lim­ités dans leur ampleur, prob­a­ble­ment du fait des dif­fi­cultés à coor­don­ner l’action des États mem­bres. Entre la Chine et les États-Unis, d’une part, et l’Europe, de l’autre, il y a un risque de dérive : les sit­u­a­tions de départ sont déjà bien dif­férentes, le pire serait que les tra­jec­toires diver­gent. Les prochains mois seront déterminants. 

D’autres pays, d’ailleurs, pour­raient très bien tir­er leur épin­gle du jeu. Il fau­dra par exem­ple suiv­re de près le Roy­aume-Uni pour savoir s’il parvient à trou­ver sa voie. Israël, égale­ment, a suivi une tra­jec­toire extra­or­di­naire : dopé par l’esprit d’entreprise, à la tête du plus grand nom­bre de brevets par habi­tant au monde, c’est le deux­ième pays de la planète par le nom­bre de start-up au monde et le pre­mier à être qua­si totale­ment vac­ciné. En 2008, le PIB par tête était de 30 % plus bas qu’en France : il lui est main­tenant supérieur. 

Concernant le secteur privé, n’avez-vous pas peur du surendettement ? 

Toute dette, qu’elle soit publique ou privée, doit être rem­boursée. Du point de vue d’une entre­prise, il est essen­tiel de main­tenir une implaca­ble dis­ci­pline finan­cière pour être en mesure de faire face à ses oblig­a­tions. Plusieurs fac­teurs per­me­t­tent de s’en assur­er. Tout d’abord, le finance­ment par la dette est d’autant plus viable qu’il sert à inve­stir dans des pro­jets de développe­ment à fort poten­tiel. Le tim­ing, à ce titre, est cru­cial pour veiller à les réalis­er à des niveaux de prix raisonnables. Ensuite, bien sûr, il faut prêter une atten­tion scrupuleuse à la ges­tion opéra­tionnelle, ce qui requiert une par­faite con­nais­sance de son secteur d’activité. Enfin, la préser­va­tion d’un bilan finan­cière­ment sain est indis­pens­able pour préserv­er son crédit à long terme.

“Un échec assumé et compris est productif.

À par­tir du moment où ces con­di­tions sont réu­nies, la dette en soi ne saurait pos­er prob­lème : c’est un sim­ple levi­er, per­me­t­tant de se mon­tr­er plus ambitieux et de frap­per plus fort au moment choisi. Un pro­jet solide trou­vera tou­jours des ressources pour se financer, que ce soit par l’endettement ou le réin­vestisse­ment des résul­tats. En pous­sant cette logique à l’extrême, vers­er des div­i­den­des serait presque un aveu d’impuissance pour une entre­prise, une capit­u­la­tion ! Un fait, notam­ment, souligne bien le for­mi­da­ble out­il de crois­sance que peut être la dette. 

Le CAC 40 vient de repass­er la barre des 6 000 points mais reste encore à plus de 6 % en dessous de son plus haut his­torique de mai 2000. Dans le même temps, l’indice Dow Jones est passé de 10 000 points à son plus haut his­torique actuel de 32 770. Con­clu­sion : finan­cière­ment, cer­tains ont fait du sur­place en vingt et un ans, là où d’autres ont pro­gressé de 320 % ! Et qui a le plus emprun­té sur la période ? 

Croyez-vous en l’adage suivant lequel : « Si vous devez un million à la banque, c’est votre problème mais, si vous devez un milliard à la banque, c’est le problème de la banque » ? 

La for­mule est amu­sante mais fausse. Quel que soit le niveau d’endettement d’un emprun­teur, il reste tou­jours lié par ses engage­ments. Il lui faut donc garder la con­fi­ance de ses créanciers : pour cela, il lui faut adopter une ges­tion courante rigoureuse mais aus­si une par­faite maîtrise de son bilan, pour que les échéances, au pas­sif, cor­re­spon­dent bien au pro­fil de ses flux futurs. 

La pérennité des entreprises familiales, en France comme ailleurs, est très justement vantée. Or ces entreprises semblent souvent très réticentes à s’endetter. Y a‑t-il là un paradoxe ? 

La crois­sance des entre­pris­es, notam­ment famil­iales, est sou­vent bridée par une crainte exces­sive de la fail­lite et par le rejet de la vente, par principe. Le développe­ment impose pour­tant une prise de risque, mesurée mais inévitable, et une capac­ité à tou­jours con­serv­er la tête froide, sans se laiss­er guider par l’affect. Dans cer­taines sit­u­a­tions, ven­dre une entre­prise peut être la meilleure façon d’assurer son avenir, pour peu qu’elle arrive entre de bonnes mains, et de pass­er soi-même à autre chose. Quant aux généra­tions futures, le plus impor­tant est de leur trans­met­tre savoir, cul­ture et valeurs.

Quelles mesures permettraient de pleinement tirer parti d’un environnement économique aussi changeant ? 

La régle­men­ta­tion actuelle, juste­ment, ne favorise pas assez cette néces­saire prise de risque : faire fail­lite, en Europe, est encore con­sid­éré comme une tare inef­façable. Aux États-Unis, au con­traire, ces échecs sont perçus pos­i­tive­ment : un échec assumé et com­pris est pro­duc­tif, puisqu’il est gage de dynamisme et de leçons retenues. Cette vision ouverte est un bien pub­lic pré­cieux et cer­taine­ment un for­mi­da­ble stim­u­lant économique. Stig­ma­tis­er le manque de réus­site n’est jamais une bonne réponse. 

En pra­tique, il faudrait instau­r­er en Europe un régime de « fail­lite per­son­nelle », comme aux États-Unis, pour graver dans le mar­bre ce droit inal­ién­able qu’a tout un cha­cun à une nou­velle chance. L’échec, pour celui qui le subit, est en soi une puni­tion bien suff­isante. De ce point de vue, la dette est un for­mi­da­ble révéla­teur : en s’endettant, l’entrepreneur se met en pre­mière ligne. En prenant des risques pour dévelop­per son entre­prise, il est por­teur d’optimisme. Au fond, nous en revenons aux racines cul­turelles du débat : le mot même de dette doit avant tout pren­dre le sens d’une respon­s­abil­ité et non d’une culpabilité.

Pro­pos recueil­lis par Fred­er­ic Bon­nevay (M2006) et Jean-Bap­tiste Michau (M2006)

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