Annuler la dette

Annuler la dette pour soutenir le crédit ?

Dossier : DetteMagazine N°766 Juin 2021
Par Mark DOWDING

Le point de vue macroé­conomique d’un investis­seur, qui plaide pour une annu­la­tion des dettes sou­veraines de la zone euro. Une propo­si­tion icon­o­claste qui ouvre un débat stimulant.

L’heure est venue de repenser de fond en comble la poli­tique fis­cale et la ges­tion de la dette publique des économies dévelop­pées, notam­ment dans les pays de la zone euro. Des niveaux d’endettement alar­mants remet­tent en ques­tion non seule­ment les piliers de la stratégie économique de l’union moné­taire, mais aus­si sa capac­ité à sur­vivre à la crise actuelle, faute d’un sur­saut. La sit­u­a­tion est, en cela, extrême­ment dif­férente de celles de 2008 ou 2015, où la sim­ple reprise des expé­di­ents habituels était suff­isante. Les précé­dentes phas­es d’assouplissement quan­ti­tatif avaient pour seul but de gag­n­er du temps et de repouss­er les déci­sions de fond. 

Les enjeux sont aujourd’hui bien trop impor­tants pour ne pas impos­er de réelles mesures, sans ter­gi­vers­er. L’augmentation mas­sive de la dépense publique en réponse à la pandémie place la zone euro face à un dilemme clair mais par­ti­c­ulière­ment épineux : avouer que l’endettement du bloc, dans son ensem­ble, n’est plus souten­able ou bien plonger dans le pur­ga­toire de l’austérité budgé­taire. Aucune de ces branch­es de l’alternative, évidem­ment, n’est accept­able. Ne reste donc qu’une seule option : la restruc­tura­tion de ces dettes à l’occasion d’un « jubilé ». Si ces solu­tions ont longtemps été l’apanage des marchés émer­gents, elles doivent désor­mais être aus­si adop­tées par la zone euro.


Repères

Mark Dowd­ing compte plus de vingt-six ans d’expérience comme investis­seur sur les marchés de taux et, depuis 2010, comme gérant de porte­feuille senior chez Blue­Bay. Spé­cial­iste des risques macroé­conomiques, il entre­tient un dia­logue act­if avec les décideurs poli­tiques et les lead­ers d’opinion, bien con­va­in­cu que la recherche indépen­dante est indis­pens­able à la pro­duc­tion d’un ren­de­ment élevé. Avant de rejoin­dre Blue­Bay, il dirigeait les activ­ités européennes de Fixed Income chez Deutsche Asset Man­age­ment, un rôle qu’il avait préal­able­ment occupé chez Invesco. Il a entamé sa car­rière en 1993 chez Mor­gan, Gren­fell & Co., après des études de sci­ences économiques, BSc (Hons), à l’université de Warwick. 


L’annulation de dettes souveraines dans la zone euro

Un point doit être posé d’emblée : une telle ini­tia­tive serait néces­saire­ment cir­con­scrite à la part des dettes détenue par la banque cen­trale, à l’exclusion de celle que déti­en­nent les acteurs privés. En quelque sorte, l’opération se résumerait à un trans­fert de la poche droite – la BCE – vers la poche gauche – les Tré­sors nationaux – pour les pou­voirs publics. 

Ces dernières années, les puis­santes injec­tions de liq­uid­ités et les achats d’obligations sou­veraines dans des pro­por­tions inédites ont porté le bilan de la BCE à un total de 4 500 mil­liards d’euros env­i­ron. D’une cer­taine façon, ces titres sont des créances du secteur pub­lic sur lui-même, à des éch­e­lons poli­tiques dif­férents, paneu­ropéen et nation­al, respec­tive­ment. Plutôt que de main­tenir un pas­sif des États mem­bres en trompe‑l’œil, puisque ce pas­sif, con­trac­té à taux zéro, n’est assor­ti d’aucun intérêt réel, et de le refi­nancer indéfin­i­ment à l’approche de chaque échéance, il serait bien plus judi­cieux de le requal­i­fi­er d’un coup comme pure sub­ven­tion – ce qu’il est déjà de fac­to.

Restaurer la confiance des marchés

Il faudrait bien sûr établir tout aus­si claire­ment le car­ac­tère stricte­ment ponctuel de cette mesure, prise dans le con­texte de la pandémie et sans répéti­tion pos­si­ble à l’avenir, une fois la crise ter­minée. Quoique inhab­ituelle, pareille déci­sion révélerait de façon plus fidèle l’état des bilans publics et restau­r­erait durable­ment la con­fi­ance des marchés dans les titres de dette publique. Et pour cause ! Non seule­ment les oblig­a­tions détenues par les investis­seurs privés ne seraient en rien con­cernées mais elles pour­raient même s’apprécier, selon toute vraisem­blance, puisque la qual­ité de crédit des États débi­teurs en sor­ti­rait renforcée. 

Comme par enchante­ment, les marchés ver­raient l’Italie ou la Grèce, par exem­ple, d’un tout autre œil et prendraient con­science du fait que ces pays déga­gent des excé­dents pri­maires sig­ni­fi­cat­ifs, con­stat qui passe aujourd’hui com­plète­ment inaperçu du fait de la médi­ati­sa­tion aus­si forte que sans réel intérêt, d’un point de vue financier, de leurs ratios d’endettement sur PIB. D’ailleurs, il fau­dra bien, à terme, pren­dre du recul et s’interroger sur la per­ti­nence de ces ratios qui, tout compte fait, n’ont pas grand sens et ne dis­ent rien de la solv­abil­ité d’un emprun­teur ou de sa capac­ité à hon­or­er ses engage­ments : cette étape péd­a­gogique de bon sens est un a pri­ori indispensable.

L’impact de l’annulation de ces dettes sur les anticipations d’inflation

L’annulation de ces dettes con­duira-t-elle tout droit à l’hyperinflation et la zone euro se trans­formera-t-elle du jour au lende­main en une immense République de Weimar dont les citoyens seraient con­traints de char­ri­er des brou­ettes de bil­lets pour effectuer leurs achats quo­ti­di­ens ? Évidem­ment non. Les taux d’inflation sont restés his­torique­ment bas depuis plusieurs décen­nies et n’ont aucune chance de repar­tir en flèche à brève échéance. Du reste, con­traire­ment à ce que sem­ble vouloir le con­sen­sus, une hausse mod­érée de l’inflation aurait de solides avan­tages pour l’économie mondiale. 

Les ban­ques sor­ti­raient du piège que con­stituent, pour elles, les taux négat­ifs et pour­raient à nou­veau jouer leur rôle d’apporteurs de crédit auprès du secteur privé. Les ménages, et tout par­ti­c­ulière­ment les retraités, ver­raient enfin leur épargne rap­porter quelque chose. Les États assis­teraient avec soulage­ment au dégon­fle­ment de leurs échéances de rem­bourse­ment, par effet d’érosion. En somme, har­monieuse et con­trôlée, cette hausse serait, avec le retour de la crois­sance, le meilleur des scé­nar­ios. Une remon­tée gradu­elle avant une sta­bil­i­sa­tion autour de 3 %, 3,5 %, voire 4 % sem­ble d’ailleurs tout à fait plau­si­ble : il faut s’en réjouir. 

Pareille mesure ne se fera pas sans effort

Un tir de bar­rage en prove­nance d’Allemagne et d’autres États mem­bres par­ti­sans de l’austérité budgé­taire, tout par­ti­c­ulière­ment en cette année parsemée d’embûches élec­torales, est à crain­dre. La nom­i­na­tion de Mario Draghi à la prési­dence du Con­seil, en Ital­ie, devrait néan­moins ras­sur­er les cri­tiques et assou­plir les posi­tions les plus extrêmes. Notons enfin que la zone euro n’est pas un cas isolé : elle fait face aux mêmes pres­sions que d’autres grandes économies, mais souf­fre aus­si d’un hand­i­cap moné­taire majeur. 

Ses mem­bres ont des pro­fils très dif­férents qui appel­lent des poli­tiques quant à elles car­ré­ment diver­gentes en péri­ode de crise, ce qui rend le man­dat de la BCE extrême­ment dif­fi­cile à exercer. Ce n’est du reste pas la seule haie dans cette course d’obstacles : le plus pres­sant est sans doute de réécrire le Pacte de sta­bil­ité et de crois­sance, totale­ment dépassé. Annuler les dettes, ou plus pré­cisé­ment ren­dre aux achats de dette publique par la banque cen­trale leur nature véri­ta­ble de sub­ven­tion, est une pre­mière étape dont les effets seraient aus­si posi­tifs que puis­sants. Mais il ne faut pas s’y tromper : ce ne peut être une fin en soi. 

Pro­pos recueil­lis par Fred­er­ic Bon­nevay (M2006) et Jean-Bap­tiste Michau (M2006)

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