la dette un risque à prendre

La dette un risque à prendre

Dossier : DetteMagazine N°766 Juin 2021
Par Jean-Baptiste MICHAU (M2006)

Quels sont les enseigne­ments de l’emblématique crise de 2008 ? Quelles ques­tions pose l’endettement pub­lic ? Quels sont les para­dox­es posés par la japoni­fi­ca­tion des économies occidentales ?

La dette est à la croisée des prin­ci­pales ten­sions et déséquili­bres économiques de notre temps. La crise de 2008 aux États-Unis a été, d’abord et avant tout, une crise du suren­det­te­ment. De nom­breux ménages améri­cains ont acheté leur mai­son à crédit. Leur solv­abil­ité était garantie par la hausse presque inin­ter­rompue des prix de l’immobilier au cours des dernières décennies.

À par­tir de 2007, l’éclatement de la bulle immo­bil­ière a provo­qué une forte con­trac­tion du crédit. De nom­breux ménages améri­cains se sont retrou­vés en défaut de paiement. La grav­ité du prob­lème a été démul­ti­pliée par l’effet de levi­er. Sans oubli­er que les ban­ques, elles aus­si, étaient suren­det­tées, au point d’acculer l’une des plus gross­es d’entre elles, Lehman Broth­ers, à la fail­lite. Seul le ren­floue­ment du sys­tème financier par l’État améri­cain, et donc par les con­tribuables, a per­mis de stop­per l’hémorragie. Pour relancer l’activité économique, Barack Oba­ma avait alors mis en place un plan de relance de 800 mil­liards de dol­lars (6 % du pro­duit intérieur brut), financé par le déficit public.

Mais n’est-il pas para­dox­al d’avoir recours à l’endettement pub­lic pour résoudre une crise causée par le suren­det­te­ment privé ? Ne faisons-nous pas là que déplac­er le problème ?


Repères

Tout le monde s’endette : les ménages pour acquérir leur loge­ment, les entre­pris­es pour régler leurs dépens­es d’investissement, et bien sûr les États pour financer leurs déficits publics. En face se trou­ve une panoplie de créanciers : les fonds de pen­sion, les com­pag­nies d’assurances, les grandes for­tunes, les fonds sou­verains, sans oubli­er les mil­lions de citoyens qui épargnent pour leurs retraites, pour leurs enfants ou encore par pré­cau­tion. Les États et les grandes entre­pris­es s’endettent directe­ment sur les marchés financiers, en émet­tant des oblig­a­tions, tan­dis que les petits emprun­teurs s’endettent auprès de ban­ques qui jouent un rôle d’intermédiation finan­cière. D’ailleurs, le rôle des ban­ques est net­te­ment plus impor­tant en Europe, notam­ment pour les entre­pris­es de taille inter­mé­di­aire, qu’aux États-Unis où les marchés financiers sont plus dévelop­pés et donc plus sollicités. 


La différence de gestion entre un État et une entreprise… 

Eh bien, non ! Il ne faut jamais oubli­er que, pour un euro de dette, il y a tou­jours dans l’économie un euro de créance. Par con­séquent, seule la dis­tri­b­u­tion des dettes et des créances dans l’économie a de l’importance. En l’occurrence, l’endettement pub­lic a per­mis de redonner du pou­voir d’achat aux ménages les plus dure­ment touchés par la crise. Cela a relancé la con­som­ma­tion et, donc, l’activité économique, ce qui a accéléré le désendet­te­ment des ménages, per­me­t­tant ain­si un retour à la nor­male. Cet exem­ple his­torique met en lumière une dif­férence fon­da­men­tale entre la ges­tion d’une entre­prise et celle d’un pays.

Face à une crise économique et finan­cière, un chef d’entreprise respon­s­able dimin­ue ses embauch­es et ses dépens­es afin de sur­vivre à la tem­pête. Mais, à l’échelle d’un pays, une con­trac­tion de l’emploi ou des salaires dimin­ue la con­som­ma­tion… et donc les recettes des entre­pris­es, ce qui ne fait qu’aggraver la sévérité de la crise. Ain­si, face à une dépres­sion économique, une entre­prise respon­s­able dimin­ue son endet­te­ment, tan­dis qu’un pays respon­s­able fait le con­traire ! Cela nous amène à la ques­tion de l’endettement public.

La solvabilité des États

La plu­part des pays occi­den­taux sont chronique­ment en sit­u­a­tion de déficit pub­lic, avec des niveaux d’endettement qui ne cessent de s’alourdir. La pandémie n’a fait qu’aggraver cette ten­dance. Le cas de la France est emblé­ma­tique puisque cela fait près d’un demi-siè­cle qu’aucun bud­get n’est à l’équilibre, tan­dis que notre dette publique dépasse désor­mais les 110 % du pro­duit intérieur brut. Et pour­tant, les États occi­den­taux parvi­en­nent à s’endetter à des taux d’intérêt plus faibles que n’importe quel autre acteur de l’économie. Com­ment expli­quer ce para­doxe ? Les États dis­posent de deux atouts essen­tiels par rap­port aux débi­teurs privés.

D’une part, ils peu­vent avoir recours à la fis­cal­ité. Ils peu­vent donc prélever de manière coerci­tive sur leurs citoyens les ressources néces­saires au rem­bourse­ment de la dette. D’autre part, ils s’endettent générale­ment dans leur pro­pre mon­naie. Ain­si, en cas de prob­lème, il leur suf­fit d’imprimer des bil­lets pour faire face à leurs oblig­a­tions. Bien sûr, la crainte de l’inflation n’en fait qu’un ultime recours. Pour ces deux raisons, mal­gré des taux d’endettement élevés, la dette publique des pays indus­tri­al­isés est perçue com­ment étant très sûre. Elle est donc prisée des épargnants qui ont de l’aver­sion au risque, ce qui per­met à la puis­sance publique de se financer dans des con­di­tions par­ti­c­ulière­ment avantageuses.

Et celle de la France

Depuis la créa­tion de l’euro, les États mem­bres ne s’endettent plus dans leur pro­pre mon­naie. C’est une source de fragilité, comme l’a illus­tré la crise de la dette grecque qui s’est sol­dée par un défaut sou­verain. Cela étant, les investis­seurs peinent à imag­in­er que, si la France se retrou­vait dans une sit­u­a­tion sim­i­laire, la Banque cen­trale européenne ne vol­erait pas à son sec­ours. Nous béné­fi­cions donc, pour l’instant, d’une garantie implicite de la BCE. Mal­gré ces con­sid­éra­tions, la dette française est-elle véri­ta­ble­ment souten­able ? Il est hors de ques­tion pour un pays comme la France d’envisager de faire défaut, tant les réper­cus­sions en seraient dramatiques.

Pour autant, une dette ne se rem­bourse pas néces­saire­ment ; elle se roule ! Lorsque des oblig­a­tions arrivent à échéance, il suf­fit d’en émet­tre de nou­velles afin de respecter ses engage­ments. Cette stratégie est d’autant plus naturelle que le taux d’intérêt est désor­mais inférieur au taux de crois­sance de l’économie. Dans une telle sit­u­a­tion, il suf­fit d’avoir un bud­get à l’équilibre pour que la dette dimin­ue par rap­port à la taille de l’économie.

Le sacrifice des générations futures

Au-delà de la ques­tion de la souten­abil­ité, n’est-il pas irre­spon­s­able de trans­met­tre toutes ces dettes à nos enfants ? Cette manière de pos­er le prob­lème n’est sans doute pas la bonne. Certes, nos enfants hériteront de nos dettes… mais ils hériteront égale­ment de nos créances ! Notons au pas­sage que, si plus de la moitié de la dette française est détenue par des non-rési­dents, cela est inté­grale­ment com­pen­sé par le fait que les rési­dents français déti­en­nent de nom­breux act­ifs étrangers, si bien que la posi­tion extérieure nette de la France (net for­eign asset posi­tion) est qua­si nulle.

Autrement dit, l’État français est endet­té vis-à-vis de ces créanciers, rési­dents ou non-rési­dents, mais la France dans son ensem­ble (l’État, les ménages et les entre­pris­es) n’est pra­tique­ment pas endet­tée vis-à-vis du reste du monde. L’accumulation de dette ne se fait au détri­ment des généra­tions futures que si elle réduit l’accumulation de cap­i­tal. En effet, un fort endet­te­ment pub­lic est de nature à aug­menter les taux d’intérêt afin de con­va­in­cre les créanciers d’épargner suff­isam­ment. Mais cela dimin­ue l’accès au crédit des entre­pris­es, qui doivent donc revoir à la baisse leurs dépens­es d’investissement ou de recherche & développement.

“Une dette ne se rembourse pas nécessairement ; elle se roule !”

Si cet endet­te­ment pub­lic finance des dépens­es de fonc­tion­nement, alors il se fait effec­tive­ment au détri­ment des généra­tions futures. Si, au con­traire, l’endettement per­met de financer des pro­jets d’infrastructure qui aug­mentent l’accumulation de cap­i­tal pub­lic et, par ric­o­chet, privé, alors il per­met de trans­met­tre une économie plus prospère à nos enfants. Mais ce raison­nement clas­sique n’explique pas pourquoi les taux d’intérêt demeurent pra­tique­ment nuls mal­gré des niveaux de dette publique tou­jours plus élevés. Depuis la crise de 2008, il sem­ble effec­tive­ment que l’accroissement de l’endettement pub­lic ne se fait plus au détri­ment de l’accumulation de cap­i­tal privé. Ce para­doxe macroé­conomique est la con­séquence de la japoni­fi­ca­tion de nos économies occidentales.

Le spectre de la japonification

Cela fait près d’un quart de siè­cle que l’économie japon­aise souf­fre d’une crois­sance molle et d’une infla­tion qua­si nulle mal­gré des poli­tiques moné­taires et budgé­taires super­ex­pan­sion­nistes. Il ne sem­ble donc plus y avoir de lim­ite à l’endettement pub­lic, puisqu’il suf­fit à la Banque du Japon d’imprimer des yens pour financer n’importe quelles dépens­es publiques sans que cela n’augmente ni les taux d’intérêt, ni l’inflation. Soulignons que, depuis 2008, la zone euro et, dans une moin­dre mesure, les États-Unis se trou­vent dans une sit­u­a­tion sim­i­laire. Il est donc essen­tiel de bien com­pren­dre ces cir­con­stances qui sem­blent défi­er les lois de la grav­i­ta­tion économique.

L’absence durable d’inflation, mal­gré une poli­tique moné­taire ultra-accom­modante, est le signe clin­ique d’une insuff­i­sance per­sis­tante de la demande. La cause prin­ci­pale en est le vieil­lisse­ment démo­graphique. Les ménages épargnent pour leur retraite, ils épargnent pour leurs enfants et leurs petits-enfants. La propen­sion à épargn­er est donc très élevée, ce qui se traduit par une con­som­ma­tion faible et, donc, par un faible désir d’investissement des entre­pris­es. Ain­si, la demande de con­som­ma­tion des ménages et la demande d’investissement des entre­pris­es sont inférieures à la capac­ité de nos économies à pro­duire des richess­es. Autrement dit, nous souf­frons d’un excès d’épargne qui ne sait pas où se plac­er. Il s’agit là d’une sit­u­a­tion de dépres­sion per­ma­nente, qu’on appelle la stag­na­tion séculaire.

Comment en sortir ? 

De nom­breux obser­va­teurs ont sévère­ment cri­tiqué les ban­ques cen­trales pour leurs poli­tiques de taux bas et d’assouplissement quan­ti­tatif (quan­ti­ta­tive eas­ing). Il s’agit là d’un mau­vais procès. Si ces poli­tiques avaient été exces­sive­ment accom­modantes, main­tenant des taux arti­fi­cielle­ment bas, alors elles se seraient déjà traduites par de fortes pres­sions infla­tion­nistes. En réal­ité, les ban­ques cen­trales n’ont fait que répon­dre à une sit­u­a­tion d’excès d’épargne et d’insuffisance de la demande qui déprime nos économies. Autrement dit, ce ne sont pas les ban­ques cen­trales, mais les épargnants eux-mêmes qui ont euthanasié les rentiers.

“Les épargnants ont euthanasié les rentiers.”

Pour sor­tir de ce mau­vais pas, il faudrait par­venir à relancer l’inflation. Si les ménages antic­i­paient que les prix aug­menteraient de 4 % ou 5 % par an, alors ils seraient incités à dépenser leur argent plutôt qu’à voir leur épargne fon­dre sous l’inflation comme neige au soleil. Et ces dépens­es per­me­t­traient d’alimenter l’inflation, qui deviendrait ain­si une prophétie autoréal­isatrice. Pour qu’un tel scé­nario se réalise, il faut que la banque cen­trale soit prête à aug­menter sa cible d’inflation, tan­dis que le min­istère des Finances dépense suff­isam­ment mas­sive­ment pour réamorcer la pompe de l’activité économique. C’est pré­cisé­ment la voie dans laque­lle s’est engagée l’Amérique de Joe Biden.

D’un côté la Réserve fédérale a annon­cé une lec­ture beau­coup plus sou­ple de son objec­tif de 2 % d’inflation, d’un autre côté le Tré­sor a mis en place un plan de relance de 2 bil­lions (2 000 mil­liards) de dol­lars, qui devrait être suivi par un plan tout aus­si mas­sif d’investissement dans les infra­struc­tures. Il s’agit là d’une expéri­ence d’une audace sans pareille, qui sera riche d’enseignement. Mal­heureuse­ment, comme d’habitude, l’Union européenne ne sem­ble pas avoir saisi la grav­ité de la sit­u­a­tion et devrait se con­tenter d’un plan de relance sous-dimen­sion­né étalé sur un temps trop long pour espér­er avoir un impact sig­ni­fi­catif sur l’activité. Et pour­tant, face au péril économique, social et poli­tique de la stag­na­tion sécu­laire, le pire risque con­sis­terait à ne pas en prendre.


L’effet de levier

Pour bien percevoir la nature du dan­ger lié au suren­det­te­ment, il faut com­pren­dre ce qu’on appelle « l’effet de levi­er ». Sup­posons qu’un ménage achète son loge­ment d’une valeur de 500 000 euros. Le finance­ment se fait par apport per­son­nel, à hau­teur de 100 000 euros, et par endet­te­ment pour les 400 000 euros restants. De manière générale, le levi­er est défi­ni comme suit : 

L’effet de levier

Dans notre exem­ple, l’apport per­son­nel ne représen­tant que 20 % de la valeur du loge­ment, le levi­er est égal à 5. Imag­i­nons main­tenant que l’immobilier aug­mente de 10 %. Le loge­ment vaut désor­mais 550 000 euros, tan­dis que la dette est tou­jours de 400 000. Les cap­i­taux pro­pres du pro­prié­taire passent donc de 100 000 à 150 000 euros, une hausse de 50 % ! Le levi­er généré par l’endettement démul­ti­plie l’effet de la hausse de l’immobilier sur la for­tune du pro­prié­taire. Le revers de la médaille est que le levi­er démul­ti­plie égale­ment les pertes. Si l’immobilier baisse de 20 %, les cap­i­taux pro­pres du pro­prié­taire dimin­u­ent de 100 % : ils sont réduits à néant. L’endettement per­met d’investir des sommes plus impor­tantes et donc de démul­ti­pli­er les gains. Mais cela requiert d’être dis­posé à en assumer le risque.

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