restructu­rations de dette souveraine

Art et technique des restructu­rations de dette souveraine

Dossier : DetteMagazine N°766 Juin 2021
Par Lee BUCHHEIT

Le crédit sou­verain est affaire sub­tile. Quelles formes le défaut d’un État peut-il pren­dre, com­ment exploiter au mieux les antic­i­pa­tions des créanciers, face à la per­spec­tive d’une ban­quer­oute et d’une restruc­tura­tion, tout en con­trôlant l’impact d’une éventuelle sor­tie de piste ?

En faisant retour sur ces quatre décennies que vous avez consacrées à la pratique des dettes souveraines dans le monde, quelles sont les évolutions qui vous semblent avoir été les plus marquantes ? 

De mon point de vue, le prin­ci­pal change­ment au cours de ces quar­ante dernières années a été l’émergence d’un marché pro­fond et liq­uide pour les oblig­a­tions d’État. L’univers des investis­seurs poten­tiels dans ces act­ifs, il y a quar­ante ans, était lim­ité à quelques dizaines de ban­ques com­mer­ciales, tout au plus, actives dans les finance­ments trans­frontal­iers. Aujourd’hui cet univers inclut des mil­liers d’institutions, ban­caires ou non, et même des investis­seurs individuels.

Les con­séquences sont à nuancer, bonnes pour cer­taines, mau­vais­es pour d’autres. Bonnes, d’une part, parce que les emprun­teurs sou­verains ont désor­mais la pos­si­bil­ité de lever vite et effi­cace­ment des sommes très impor­tantes sur les marchés inter­na­tionaux. Mau­vais­es, d’autre part, parce que l’existence même de ces marchés liq­uides et pro­fonds a per­mis aux emprun­teurs sou­verains de lever des cap­i­taux sur une hypothèse de per­pétuel refi­nance­ment, le pro­duit d’une émis­sion nou­velle venant rem­bours­er le prin­ci­pal d’une oblig­a­tion arrivant à échéance – et ain­si de suite jusqu’à la fin des temps.

Aucun emprun­teur sou­verain aujourd’hui n’envisage sérieuse­ment un retrait sim­ple de ses engage­ments, une fois ceux-ci échus. Tous emprun­tent en mis­ant sur un refi­nance­ment indéfin­i­ment renou­velé. Ce proces­sus d’accumulation sans fin a con­duit le stock total de dette sou­veraine émis par nom­bre de pays dévelop­pés et en développe­ment à attein­dre des vol­umes qui aupar­a­vant auraient paru à l’évidence insouten­ables. Cette pieuse hypothèse sem­ble aus­si être un moyen com­mode, pour les dirigeants poli­tiques, de jeter un voile pudique sur l’ampleur de ce stock de dette, si colos­sale qu’elle men­ace le principe d’équité intergénérationnelle.


Repères

Lee Buch­heit est une légende des marchés de cap­i­taux, le « philosophe-roi des spé­cial­istes en dette sou­veraine » (dix­it le New York Times), un domaine qu’il a pra­tiqué comme avo­cat pen­dant quar­ante-trois ans, jusqu’en 2019. Au fil de sa car­rière, il a œuvré à des dizaines de restruc­tura­tions sou­veraines et con­duit, notam­ment, celles de l’Irak (2004–2008) et de la Grèce (2011–2012), les deux plus impor­tantes opéra­tions au monde à ce jour. Il enseigne actuelle­ment dans dif­férentes insti­tu­tions universitaires. 


En quelques mots, quels sont les principaux outils qui permettent de restructurer la dette d’un État ? Les problèmes récurrents de l’Argentine soulignent le fait qu’une restructuration ne met pas nécessairement fin aux difficultés économiques d’un pays. Quels sont les principaux écueils à éviter pour soutenir la croissance et préserver l’avenir ?

Il n’existe à vrai dire que trois out­ils de restruc­tura­tion : l’extension des matu­rités, la réduc­tion de la charge d’intérêt et l’annulation d’une par­tie du nom­i­nal (hair­cut). Une restruc­tura­tion de dette sou­veraine est en soi rarement suff­isante, néan­moins, pour rétablir la sta­bil­ité finan­cière d’un pays. Elle doit être accom­pa­g­née d’ajustements struc­turels et par une volon­té ferme des dirigeants de renon­cer à toute impru­dence budgé­taire – comme celles qui ont vraisem­blable­ment con­duit au défaut ini­tial. Plusieurs fac­teurs peu­vent expli­quer la plu­part des restruc­tura­tions, à l’image de celles qu’a con­nues l’Argentine.

Dans cer­tains cas, de nou­veaux moyens sont req­uis par des événe­ments inat­ten­dus, de pure malchance : un oura­gan, une remon­tée bru­tale des taux d’intérêt, une chute inopinée des cours de telle ou telle matière pre­mière, une pandémie ou d’autres événe­ments sur lesquels un emprun­teur sou­verain n’a aucun con­trôle et dont il ne saurait raisonnable­ment être tenu respon­s­able. Par­fois, cepen­dant, un nou­veau pas­sage par la restruc­tura­tion s’impose à la suite d’un relâche­ment des engage­ments pris en matière de poli­tique budgé­taire. Et par­fois une nou­velle restruc­tura­tion s’impose parce que la précé­dente s’est révélée d’une ampleur insuffisante.

On a souvent dit de vous que vous étiez le père des clauses d’action collective (CAC). Qu’en est-il ? Les CAC ont-elles tenu leur promesse de résoudre le problème des investisseurs réfractaires dans les exercices de restructuration de dette souveraine ? 

Je ne suis cer­taine­ment pas le père des claus­es d’action col­lec­tive. À ce titre je me trou­ve en un sens dans la même sit­u­a­tion que saint Joseph : des rumeurs per­sis­tantes de pater­nité cir­cu­lent, que je m’emploie à dénier de façon tout aus­si per­sis­tante. Cette pater­nité reviendrait plutôt à Fran­cis Beau­fort Palmer, un avo­cat anglais qui, au XIXe siè­cle, était rat­taché au bar­reau de Londres.

“Tous empruntent en misant sur un refinancement indéfiniment renouvelé.

Les CAC ont cer­taine­ment aidé à résoudre le prob­lème des créanciers réfrac­taires. Comme pour toute inno­va­tion con­tractuelle intro­duite par les émet­teurs sou­verains au cours des quar­ante dernières années pour faciliter le proces­sus de restruc­tura­tion, cepen­dant, les cibles visées ont vite œuvré à trou­ver un anti­dote. Ce con­tre-poi­son a pris la forme d’une accu­mu­la­tion de droits de vote sur cer­taines souch­es seule­ment (autour de 25 % du prin­ci­pal résidu­el) pour échap­per aux filets des claus­es d’action col­lec­tive. Mais le jeu con­tin­ue. En 2015, les emprun­teurs sou­verains ont intro­duit une ver­sion améliorée de cette clause, por­tant désor­mais sur une base agrégée : elle impose au créanci­er réfrac­taire d’accumuler 25 % au moins du stock total des titres en cir­cu­la­tion – et pas seule­ment 25 % d’une souche donnée.

Les crises financières qui ont marqué la décennie passée semblent démontrer que les pays de l’OCDE eux-mêmes ne sont pas à l’abri d’un éventuel défaut, comme l’ont illustré la restructuration grecque et aussi les pics de volatilité affichés par les cours de la dette de l’Italie et de l’Espagne, notamment. De telles peurs sont-elles fondées ? 

Il est dif­fi­cile de croire qu’un quel­conque pays, indépen­dam­ment de son niveau de richesse, ne puisse voir une crise grave le frap­per en l’espace de quelques semaines ou de quelques mois, si les marchés refusent de refi­nancer ses dettes arrivant à échéance. C’est exacte­ment ce qui est arrivé à la Grèce au print­emps 2010. Pour les emprun­teurs sou­verains dépourvus de levi­er géopoli­tique, c’est le prélude à une restruc­tura­tion. Les émet­teurs dotés d’une cer­taine voil­ure géopoli­tique peu­vent quant à eux espér­er échap­per à ce sort. Par exem­ple, si un pays emprunte exclu­sive­ment dans sa mon­naie (comme les États-Unis ou le Japon, notam­ment), la pos­si­bil­ité de faire jouer la fameuse planche à bil­lets sera en théorie tou­jours à portée de main – même si cette option est plus théorique que réaliste. 

Si la restruc­tura­tion est perçue comme une men­ace à la sta­bil­ité finan­cière des voisins du pays con­cerné, ceux-ci, en ren­flouant l’État défail­lant, sauveront aus­si ses créanciers privés, comme par mir­a­cle. La Grèce (jusqu’en 2012), le Por­tu­gal, l’Irlande et Chypre, tous mem­bres de la zone euro, ont ain­si béné­fi­cié d’avances de l’Union européenne et du FMI pour cou­vrir les mon­tants néces­saires au rem­bourse­ment de leurs dettes privées pen­dant la crise de 2010–2014. Enfin, les pays dont la banque cen­trale est assez forte peu­vent trou­ver un accès aux marchés oblig­ataires inter­na­tionaux à des coûts tolérables, grâce à l’assouplissement quan­ti­tatif – en pra­tique, l’achat d’obligations sou­veraines par la banque cen­trale du pays qui les a émis­es pour con­tenir les ren­de­ments et préserv­er sa capac­ité d’endettement. C’est ce que font de nom­breux pays dévelop­pés et, notam­ment, la Banque cen­trale européenne, pour le plus grand prof­it des États mem­bres de la zone euro. 

Les raisons historiques pour lesquelles un emprunteur souverain paie ses dettes sont-elles toujours bien valides ? Le resteront-elles à l’avenir ? Est-ce un risque réel pour les investisseurs et les émetteurs, au vu des standards juridiques en vigueur ? 

La théorie veut que les emprun­teurs sou­verains paient leur dette externe pour plusieurs raisons : ils souhait­ent main­tenir leur accès au marché ; ils craig­nent l’exercice, par les créanciers con­cernés, de leurs droits en cas de défaut ; ils red­outent les ten­sions poli­tiques que ne man­querait pas de provo­quer un défaut infligé à des créanciers privés inter­na­tionaux. Ces moti­va­tions res­teront-elles tou­jours aus­si impor­tantes ? Peut-être pas. L’hypothèse de refi­nance­ment per­pétuel implique que cer­tains emprun­teurs sou­verains ont déjà atteint ou s’approchent du point de sat­u­ra­tion, sur les marchés de cap­i­taux. Ce terme même de main­tien con­note un désir de pré­par­er les investis­seurs à des émis­sions sup­plé­men­taires, par exem­ple pour con­stru­ire des hôpi­taux, acheter du matériel mil­i­taire, ériger des bar­rages ou bien men­er d’autres pro­jets que les dirigeants poli­tiques du pays souhait­eraient financer par l’emprunt.

“L’hypothèse de refinancement perpétuel implique que certains emprunteurs souverains ont déjà atteint ou s’approchent du point de saturation, sur les marchés de capitaux.”

Mais, en sup­posant que le pays a bel et bien atteint ce point de sat­u­ra­tion auquel les nou­veaux emprunts sont exclu­sive­ment (ou du moins essen­tielle­ment) des­tinés au refi­nance­ment des emprunts passés, en d’autres ter­mes pour rem­bours­er des dettes dont les effets appar­ti­en­nent à un passé loin­tain dont plus per­son­ne ne se sou­vient, dans pareilles cir­con­stances, donc, est-il si sûr que les con­tribuables et les dirigeants poli­tiques du pays con­cerné con­tin­ueront à juger néces­saire le ser­vice de ces dettes et à con­sid­ér­er comme réelle­ment utile le main­tien d’un accès au marché ?

Quant à la peur des droits que peut exercer le créanci­er en cas de défaut, citons seule­ment l’Argentine, qui pen­dant une décen­nie entière a repoussé les assauts de tout ce que la planète comp­tait de fonds d’investissement sophis­tiqués, juridique­ment com­pé­tents et forte­ment cap­i­tal­isés, dans le pro­longe­ment du défaut de 2001. L’Argentine n’a pris place à la table des négo­ci­a­tions que quinze ans plus tard, quand la Cour fédérale de New York a indiqué être dis­posée à juger recev­able une cer­taine inter­pré­ta­tion juridique (de la clause pari pas­su), qui n’a d’ailleurs pas été retenue. 

Est-ce que d’autres emprun­teurs, qui auront pris la peine de suiv­re cette saga pal­pi­tante, con­tin­ueront à red­outer les coups vengeurs de leurs créanciers ? Et, enfin, nous ne vivons plus dans le monde unipo­laire des années 1990, ni même dans le monde bipo­laire de la guerre froide. Dans ce nou­v­el envi­ron­nement, est-ce que les grands pays voudront tou­jours mobilis­er leur levi­er géopoli­tique, déjà lim­ité, pour punir un pays en voie de développe­ment qui se serait ren­du coupable d’un défaut de paiement envers des investis­seurs privés par­mi leurs ressortissants ? 

Pro­pos recueil­lis par Frédéric Bon­nevay (M2006) et Jean-Bap­tiste Michau (M2006)


La clause d’action collective

La doc­u­men­ta­tion con­tractuelle rel­a­tive à un titre de dette, générale­ment oblig­ataire, com­prend dif­férentes claus­es. La clause dite d’action col­lec­tive per­met à un emprun­teur sou­verain con­traint de négoci­er la restruc­tura­tion de sa dette de con­tr­er l’action d’un créanci­er réfrac­taire isolé qui, même s’il ne détient qu’un vol­ume infime des titres et même s’il est seul à refuser un accord par ailleurs accep­té par tous les autres investis­seurs, aurait la capac­ité juridique de blo­quer sa mise en œuvre. La clause d’action col­lec­tive définit con­tractuelle­ment un seuil de « super­ma­jorité » (sou­vent égal à 75 % du vol­ume oblig­ataire con­sid­éré) au-delà duquel un accord s’impose à tous les créanciers. Intro­duites peu à peu depuis les années 1990–2000, ces claus­es sont désor­mais un stan­dard de marché et facili­tent des restruc­tura­tions de dette sou­veraine tech­nique­ment com­plex­es et à fort enjeu macroéconomique.

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