maîtriser la dette : crédit et régulation bancaire

Maîtriser la dette : contrôle du crédit et régulation bancaire

Dossier : DetteMagazine N°766 Juin 2021
Par Jean-Pierre MUSTIER (81)

Le sys­tème ban­caire joue un dou­ble rôle de matrice et de soupape du crédit : la souten­abil­ité des endet­te­ments et l’appréciation du risque dépen­dent au pre­mier chef de son effi­cace régulation.

Pourquoi les banques jouent-elles, en Europe, un rôle beaucoup plus important qu’aux États-Unis dans l’accès au crédit ? 

En Europe, aux États-Unis et partout ailleurs, le secteur ban­caire joue un rôle clé dans le finance­ment de l’économie. Il n’en existe pas moins des dif­férences sig­ni­fica­tives entre régions. Aux États-Unis, l’accès au crédit des entre­pris­es est majori­taire­ment lié aux marchés de cap­i­taux, puisque deux tiers du vol­ume des emprunts, env­i­ron, pren­nent la forme d’émissions obligataires.

En Europe, a con­trario, les ban­ques sont les prin­ci­paux four­nisseurs de crédit aux entre­pris­es, dans des pro­por­tions à peu près invers­es à celles des États-Unis. Plusieurs fac­teurs expliquent ces dif­férences. Pre­mière­ment, les entre­pris­es européennes sont en moyenne plus petites et présen­tent donc des besoins de finance­ment plus lim­ités. Deux­ième­ment, les hori­zons d’investissement sont plus longs aux États-Unis. Cela cor­re­spond notam­ment aux besoins des fonds de pen­sion et des assureurs, dont le poids est net­te­ment plus impor­tant outre-Atlantique.


Repères

Jean-Pierre Musti­er s’est imposé comme une fig­ure majeure de la finance inter­na­tionale en sa triple qual­ité de dirigeant de grandes insti­tu­tions de la place, d’autorité sans égale dans la maîtrise tech­nique des rouages du crédit et de vigie clair­voy­ante des ten­dances macroé­conomiques de long terme. Il a débuté sa car­rière en 1987 à la Société générale, où il a tra­vail­lé essen­tielle­ment dans la banque de finance­ment et d’investissement.

Début 2011, il rejoint Uni­Cred­it en tant que respon­s­able de la banque de finance­ment et d’investissement. En jan­vi­er 2015, il est devenu un asso­cié basé à Lon­dres de Tike­hau Cap­i­tal, un groupe de ges­tion d’investissement alter­natif. Il a rejoint Uni­Cred­it en juil­let 2016 en tant que directeur général, et a égale­ment été prési­dent de la Fédéra­tion ban­caire de l’U­nion européenne entre 2019 et 2021. Il est actuelle­ment spon­sor et parte­naire opéra­tionnel de Pega­sus Europe, une société d’acquisition spé­cial­isée, focal­isée sur les finan­cières européennes. 


D’importants changements de régulation sont intervenus depuis 2008 pour mieux contrôler le levier bancaire. Ces mécanismes dits macroprudentiels ont-ils joué leur rôle ? 

La prépondérance des ban­ques dans le cycle du crédit européen pose néces­saire­ment la ques­tion de leur régu­la­tion. À la suite de la crise de 2008, les autorités ont fixé dans ce domaine des normes claires qui doivent à présent être revues et adap­tées pour rester effi­caces. L’accent a été mis, his­torique­ment, sur le niveau des fonds pro­pres des ban­ques pour s’assurer qu’elles ont bien la capac­ité d’absorber d’éventuels chocs.

L’objectif est de trou­ver un juste équili­bre entre la pré­cau­tion et la sou­p­lesse : impos­er aux ban­ques un niveau de fonds pro­pres élevé est louable, mais il ne s’agit pas non plus de leur ôter toute rentabil­ité, ce qui les empêcherait de financer les entre­pris­es et les ménages. Cer­taines normes compt­a­bles, en asso­ciant le niveau de cap­i­tal­i­sa­tion à celui des pro­vi­sions sur prêts dou­teux, ont par exem­ple un effet pro­cy­clique poten­tielle­ment dan­gereux : plus une crise est grave, moins les ban­ques sont en mesure de jouer leur rôle…

“Gagner en transparence pour éviter
de nouvelles dérives.”

À l’heure où les bilans ban­caires sont de plus en plus com­plex­es, il est souhaitable que la régu­lar­i­sa­tion attache davan­tage d’importance à la lis­i­bil­ité des fonds pro­pres et à leur disponi­bil­ité qu’à leur niveau. De plus, il faut à tout prix éviter les dis­tor­sions de con­cur­rence que pour­raient induire, au sein du marché unique européen, de trop nettes dis­par­ités géo­graphiques dans les out­ils de mesure : les nou­velles normes de Bâle IV, à cet égard, devraient utile­ment agir dans le sens d’une homogénéisation. 

Enfin, au-delà des règles applic­a­bles indi­vidu­elle­ment, un autre écueil à éviter, peut-être encore plus menaçant, est celui de la pro­cyclic­ité en matière d’offre et de demande de crédit. C’est hélas une tâche autrement plus ardue, qui touche à un aspect fon­da­men­tal de nos économies : des taux faibles encour­a­gent la hausse des endet­te­ments et une baisse du coût du risque, mais pour­raient dure­ment pénalis­er prê­teurs et emprun­teurs en cas d’inflexion des poli­tiques moné­taires. C’est ce que les marchés sem­blent crain­dre depuis le début de cette année.

Des volumes considérables de prêts garantis ont été mis en place par les États en 2020, notamment en Europe. La distinction entre dette publique et dette privée est-elle en train de s’estomper ?

Elles sont bien dis­tinctes mais sou­vent intime­ment liées : dans cer­tains pays d’Europe, notam­ment en Ital­ie, la dette publique est large­ment détenue par les ban­ques domes­tiques, lesquelles sont désta­bil­isées par toute forte hausse du spread, le dif­féren­tiel de taux d’intérêt des bons du Tré­sor ital­iens (BTP) par rap­port à une référence don­née (le Bund alle­mand, par exem­ple). Pis encore, un affaib­lisse­ment des bilans ban­caires freine leurs achats de dette publique, au risque de réduire la demande pour les titres émis par l’État – et de peser sur le spread, etc.

Cette spi­rale de la cat­a­stro­phe ou doom loop est un effet per­vers que seule la Banque cen­trale européenne a les moyens de cor­riger, par des pro­grammes d’achat de dette sou­veraine. C’est ce qu’elle fait depuis déjà plusieurs années. Cette solu­tion n’est hélas pas par­faite : en plus d’être frag­ile du point de vue des traités, comme le rap­pel­lent régulière­ment les autorités poli­tiques de cer­tains pays mem­bres, des con­traintes de par­ité l’empêchent d’investir sans restric­tion et de porter sec­ours aux États perçus comme étant les plus à risque. Pour régler ce prob­lème, les ban­ques devraient pou­voir compt­abilis­er dif­férem­ment, sur leur bilan, les dettes publiques de dif­férents pays. Au sein de la zone euro c’est hélas impos­si­ble, en tout cas à l’heure actuelle : il faut atten­dre une évo­lu­tion des textes.

Les banques centrales ont répondu à la crise financière en adoptant des politiques non conventionnelles mixtes d’injection de liquidités sur les marchés et de taux directeurs faibles voire nuls ou négatifs. Quel est l’impact de long terme pour les banques de ces mesures inédites ? 

Para­doxale­ment, l’impact de pre­mier ordre a été plutôt posi­tif pour les ban­ques, qui ont enreg­istré d’importantes repris­es sur pro­vi­sions : logique­ment, des taux plus faibles solv­abilisent les emprun­teurs finan­cière­ment les moins solides. À plus long terme, en revanche, cela entraîne évidem­ment de sérieuses dif­fi­cultés, d’autant plus que le phénomène s’aggrave en se pro­longeant : les dépôts ne peu­vent pas être rémunérés à des taux négat­ifs, ce qui frag­ilise les ban­ques et lim­ite donc leur capac­ité à financer l’économie. L’efficacité d’un sys­tème moné­taire tient à sa capac­ité de mod­i­fi­er le com­porte­ment des agents. En dévi­tal­isant les ban­ques com­mer­ciales, les ban­ques cen­trales ont brisé ce mécan­isme de trans­mis­sion. Bien sûr il faut en pri­or­ité répon­dre aux urgences, mais la ques­tion de la sor­tie de cette sit­u­a­tion reste entière. 

La réponse à la crise sanitaire actuelle a principalement pris la forme de prêts garantis par l’État : n’est-ce pas soigner la dette par plus de dette encore, concentrée cette fois dans les bilans publics ? 

La survie finan­cière d’entreprises frap­pées de plein fou­et par la pandémie était un impératif caté­gorique : dans l’urgence, les États ont agi avec clair­voy­ance et prag­ma­tisme. Tou­jours est-il que ces déci­sions ne seront pas sans con­séquence, notam­ment dans l’hypothèse d’une reprise moins forte que prévu. Dans ce cas, les sou­tiens publics n’auraient per­mis que la muta­tion d’une crise de liq­uid­ité en une crise de solv­abil­ité. Même les acteurs qui, par chance, ver­raient leur activ­ité repren­dre rapi­de­ment n’en afficheront pas moins des ratios d’endettement dégradés et un poten­tiel d’investissement amoindri. 

Cette sit­u­a­tion, quoique préoc­cu­pante, n’est pas néces­saire­ment une impasse. Des remèdes exis­tent, con­sis­tant notam­ment à trans­former les finance­ments garan­tis en prêts sub­or­don­nés. Cette mesure aurait d’ailleurs un autre effet vertueux, puisqu’elle pal­lierait la faib­lesse des qua­si fonds pro­pres dont souf­frent depuis longtemps nom­bre d’entreprises européennes. 

Les États comme les banques centrales insistent sur le fait que les conditions économiques et les politiques actuelles sont exceptionnelles. Personne, pourtant, n’ose encore sérieusement envisager la sortie du statu quo. Quand et comment pourrait s’effectuer la normalisation ? 

Le chemin, pour ce faire, est sans balise. Non seule­ment les taux nuls ou négat­ifs nuisent à la bonne trans­mis­sion moné­taire, mais les injec­tions de liq­uid­ités, au demeu­rant néces­saires, favorisent l’apparition de dis­par­ités dans l’octroi de finance­ment : crédit sans réserve pour les plus grands groupes mais beau­coup moins généreux pour les PME, qui con­stituent néan­moins l’essentiel du tis­su économique en Europe. De deux choses l’une : en cas de retour rapi­de d’une crois­sance sta­ble, la sor­tie se fera gradu­elle­ment, vraisembla­blement sans dom­mage, et les effets per­vers dis­paraîtront peu à peu ; dans le cas con­traire, leur main­tien pour­rait s’envisager à beau­coup plus long terme, au point de laiss­er les dom­mages col­latéraux chang­er durable­ment la donne économique. 

Dans ce contexte de renforcement réglementaire et de taux zéro, les acteurs numériques des services financiers constituent-ils une réelle menace pour les banques ? 

Les fin­techs font en effet les gros titres de la presse depuis quelque temps. Leur arrivée se traduira cer­taine­ment par de réels bien­faits pour le con­som­ma­teur, mais il est peu prob­a­ble que ces acteurs con­stituent une réelle men­ace pour le secteur ban­caire : ils s’adressent générale­ment à des seg­ments de marché dif­férents, peu cou­verts par les étab­lisse­ments de crédit, et dans des vol­umes générale­ment faibles. 

C’est surtout dans le domaine de la dette privée, dés­in­ter­médiée, que de réels change­ments sont à atten­dre : ces out­ils s’ajoutent à la palette des finance­ments exis­tants, mais ils pour­raient bien pour­suiv­re leur mon­tée en puis­sance et accroître leurs parts de marché au détri­ment de con­cur­rents tra­di­tion­nels moins réac­t­ifs dans le secteur ban­caire. Or le crédit privé est encore rel­a­tive­ment opaque et peu régle­men­té : la ques­tion du con­trôle du risque se pose à nou­veau, tout l’enjeu est de vite gag­n­er en trans­parence pour éviter de nou­velles dérives. 

Pro­pos recueil­lis par Fred­er­ic Bon­nevay (M2006) et Jean-Bap­tiste Michau (M2006)

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