Dette responsable

Une dette responsable pour une croissance responsable

Dossier : DetteMagazine N°766 Juin 2021
Par Dominique SENEQUIER (X72)

Quel intérêt y a‑t-il aujourd’hui à s’endetter, avec quel effet de levi­er, pour quelle crois­sance ? Ou encore : com­ment l’éthique ren­con­tre l’intérêt bien compris.

Les ques­tions qui sont au fonde­ment de la présente réflex­ion ne sont banales qu’en apparence, tant les métiers de la finance et sin­gulière­ment celui d’investisseur ont vécu des trans­for­ma­tions majeures ces dix dernières années, entre la crise finan­cière de 2007–2008 et l’ère du coronavirus.

D’une part en rai­son de l’évolution des tech­niques et pra­tiques finan­cières dans le con­texte de la chute des taux d’intérêt ; de l’autre, avec la mon­tée en puis­sance des con­cepts d’économie sol­idaire, de développe­ment durable, d’impact invest­ing et de critères ESG (envi­ron­nemen­taux, soci­aux et de gou­ver­nance) aus­si large­ment répan­dus que partagés désor­mais, notam­ment par les jeunes générations.

Le pri­vate equi­ty ne peut ignor­er cette lame de fond en faveur d’une ges­tion de la dette tournée vers une crois­sance inclu­sive et durable. Il se doit de réin­ven­ter son busi­ness mod­èle et ses pra­tiques à la lumière des trans­for­ma­tions en cours, s’il veut rester en phase avec son époque, attir­er les tal­ents et fig­ur­er demain par­mi les acteurs respon­s­ables, con­sid­érés comme tels par le monde économique et l’ensemble de la société.


Repères

Dominique Senequier est l’une des fig­ures les plus influ­entes du pri­vate equi­ty, une pio­nnière dans son domaine. Elle fonde Ardian en 1996 en créant, au sein du groupe AXA, une fil­iale de cap­i­tal-investisse­ment dev­enue indépen­dante en 2013. L’une des pre­mières femmes à inté­gr­er l’École, elle est aus­si tit­u­laire d’un DEA en économie moné­taire de la Sor­bonne et mem­bre de l’Institut des actuaires. 

Ardian est aujourd’hui un leader mon­di­al de l’investissement privé, majori­taire­ment détenu par ses salariés. Il gère ou con­seille 110 mil­liards de dol­lars d’actifs en Europe, Amérique, Asie et au Moyen-Ori­ent pour le compte d’organismes publics, d’institutions, de fonds de pen­sion et d’investisseurs privés. Il place son action sous l’égide de l’esprit d’entreprise et d’accompagnement d’équipes dirigeantes de tal­ent dans le développe­ment de sociétés en crois­sance soucieuses de durabilité. 


Un changement de paradigme

Le monde a effec­tive­ment changé en dix ans. Les taux directeurs sont passés de 4,5 % en moyenne à zéro sur la plus longue péri­ode jamais con­nue. Les emprun­teurs n’ont béné­fi­cié que d’une par­tie de cette baisse car l’évaluation du risque lié à la dette, par­al­lèle­ment, a aug­men­té. Surtout, l’innovation a con­sisté à ne plus rem­bours­er annuelle­ment que les intérêts de la dette, le prin­ci­pal étant payé à l’échéance finale, selon le principe du crédit in fine et non plus en tranch­es de dette chaque année.

Il en a résulté une aug­men­ta­tion des leviers d’endettement, l’arrivée de nou­veaux véhicules à taux élevés de ren­de­ment empi­lant des couch­es de dette avec des risques par­fois déraisonnables, des opéra­tions cal­i­brées à plus de huit fois l’Ebitda (le béné­fice avant intérêts, impôts, dépré­ci­a­tion et amor­tisse­ment), alors qu’il y a vingt ans c’est toute l’entreprise qu’on achetait à ce prix. De tels signes d’emballement sont dan­gereux et nous éloignent de la finance responsable.

“Empiler des couches de dette avec
des risques parfois déraisonnables ?”

C’est pré­cisé­ment notre manière d’investir aujourd’hui qui déter­min­era notre per­for­mance finan­cière et notre développe­ment sur le long terme. Pourquoi ? Parce que la sophis­ti­ca­tion de l’acte d’investir n’a de per­ti­nence que dans la mesure où il béné­fi­cie à l’économie réelle à tra­vers la crois­sance, le finance­ment de l’innovation, les trans­mis­sions d’entreprise, les infra­struc­tures utiles.

Quand, grâce à cette finance per­for­mante, les entre­pris­es créent de la valeur et des emplois, elles con­tribuent bien au pro­grès général. Quand cette créa­tion de valeur est alignée sur des valeurs uni­verselle­ment partagées, notam­ment quand elle s’emploie à réduire les iné­gal­ités économiques, sociales ou envi­ron­nemen­tales, elle con­stitue bien un fac­teur de pro­grès et de jus­tice sociale qui va dans le sens de la sta­bil­ité et de la péren­nité de nos sociétés. Le sens de nos respon­s­abil­ités et la puis­sance de notre indus­trie aujourd’hui nous con­duisent donc à repenser la prob­lé­ma­tique de la dette, son effet de levi­er comme son impact sur la pro­duc­tiv­ité et la croissance.

Repenser les fondamentaux de la dette

Il est com­muné­ment admis que l’utilisation de l’endettement et l’effet de levi­er qu’il pro­cure peu­vent avoir des ver­tus : rentabil­ité pour l’actionnaire, accéléra­tion des investisse­ments… Cepen­dant, le recours à l’endettement n’est pas util­isé de façon iden­tique par toutes les entre­pris­es. Autant dire que l’intérêt de son util­i­sa­tion varie selon les sit­u­a­tions et que, en tout état de cause, on n’y recourt que lorsque les con­di­tions sont rem­plies et dans cer­taines limites.

La plus évi­dente lim­ite à son emploi est celle qu’impose son coût financier. Or depuis quelques années la baisse des taux directeurs a mis à mal ce principe de réal­ité. S’ajoute à cela le poids des inno­va­tions avec la crois­sance accélérée des dettes in fine sans coupon cash, qui ont accen­tué cet écart. Dès lors il faut réfléchir au bon usage de l’endettement car, s’il n’est pas une solu­tion uni­verselle, il reste – quand il est util­isé à bon escient – un out­il fon­da­men­tal pour opti­miser le développe­ment d’une entreprise.

L’endettement est une réal­ité de marché à la dis­po­si­tion de tous. Refuser son util­i­sa­tion et repos­er sur les seuls fonds d’actionnaires reviendrait le plus sou­vent à se met­tre hors marché et à per­dre en com­péti­tiv­ité. Il con­vient donc d’y recourir tout en sachant raison­ner sur son niveau adéquat et sans per­dre de vue la final­ité de son util­i­sa­tion. Il en va en cette matière des entre­pris­es comme des États. La for­mule de Mario Draghi con­sis­tant à dis­tinguer la bonne dette, qui finance les investisse­ments struc­turels et les pro­grès sci­en­tifiques, de la mau­vaise dette, qui vise à pro­téger des acteurs économiques affaib­lis de la con­cur­rence et des inno­va­tions d’autrui, vaut tant d’un point de vue macro que d’un point de vue microéconomique.


Un client avisé 

Au début de ma car­rière, l’un de mes clients, un grand indus­triel français créa­teur d’un groupe famil­ial devenu aujourd’hui l’un des lead­ers mon­di­aux dans sa spé­cial­ité, m’appelait régulière­ment pour véri­fi­er si son entre­prise était cor­recte­ment – com­prenez suff­isam­ment – endet­tée. Je n’ai jamais oublié ce souci prag­ma­tique d’optimisation qui illus­tre un con­stat plus général : la ges­tion de la dette par­ticipe de la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion des direc­tions finan­cières des entreprises.


Du bon endettement

Le bon endet­te­ment doit ain­si aller à la ren­con­tre du bon investisse­ment, celui des pro­jets de crois­sance : acqui­si­tion, investisse­ment, ouver­ture de fil­iale, finance­ment de pro­jets, con­cep­tion et lance­ment d’innovations… Ce point paraît une évi­dence, mais l’accroissement des liq­uid­ités mon­di­ales des dernières années a pu entraîn­er un cer­tain relâche­ment, notam­ment quant aux critères de sélec­tiv­ité à adopter.

Le bon endet­te­ment ne doit pas devenir un frein à la crois­sance. Son coût est à cal­i­br­er de sorte à ne pas peser de façon exces­sive sur la société. On a vu des endet­te­ments trop lourds dans des LBO aspir­er la tré­sorerie et les cash flows pour finale­ment provo­quer des ces­sions d’actifs con­traires à l’intérêt de l’entreprise. Le court-ter­misme est dan­gereux, celui des fonds activistes en Bourse l’est par­ti­c­ulière­ment. Chez Ardian, nous investis­sons sur le long terme en accord avec le man­age­ment, en définis­sant des plans de développe­ment dont l’horizon n’est jamais inférieur à cinq ans.

“Le court-termisme est dangereux.”

Le bon endet­te­ment doit align­er l’intérêt des action­naires, celui des dirigeants et celui des salariés de l’entreprise, le levi­er de la dette étant alors action­né au ser­vice de l’ensemble des par­ties prenantes. C’est à mes yeux un élé­ment clé de ce qui définit un cap­i­tal­isme plus inclusif et respon­s­able. Dès 2008, nous avons décidé de met­tre en place, dans nos entre­pris­es en porte­feuille, un sys­tème de partage de la valeur créée avec les salariés, en par­ti­c­uli­er à réserv­er un min­i­mum de plus-val­ues en cas d’opération sur leur entreprise.

Enfin, le bon endet­te­ment est celui qui est rem­boursé, n’en déplaise à ceux qui sou­ti­en­nent que le pays pour­rait se dis­penser d’honorer la dette qu’il a con­trac­tée à l’occasion des plans de relance ! Si l’on veut s’écarter d’un niveau de dette à matu­rité de l’ordre de 1 à 2 fois l’Ebitda à l’instar de nom­breuses sociétés cotées, il con­vient de rap­pel­er que son rem­bourse­ment dépend d’un événe­ment de liq­uid­ité qui par nature n’est jamais cer­tain et que par ailleurs la cal­i­bra­tion du juste niveau de la dette doit tenir compte des soubre­sauts qui peu­vent à tous moments impacter nos économies. À ceux qui l’auraient oublié, le Coro­n­avirus en a fait la démon­stra­tion radicale. 

Good debt for good growth

Dans le monde post-Covid, on peut penser que les approches finan­cières vont encore large­ment évoluer. Ne serait-ce que parce qu’à la dif­férence de la crise de 2008 qui avait affec­té essen­tielle­ment les acteurs de la finance, la crise san­i­taire a eu des effets beau­coup plus divers selon les secteurs et les domaines d’activité.

Ses con­séquences vont ampli­fi­er de façon trans­ver­sale des mou­ve­ments déjà en cours, notam­ment dans le domaine de la numéri­sa­tion, des modes de tra­vail, de la mobil­ité, de la con­som­ma­tion, de la san­té, de l’énergie, des sup­ports de paiement… Le monde des prê­teurs va être amené à repenser ses critères de déci­sion et ses busi­ness mod­èles. Chez Ardian, nous avons lancé cette réflex­ion dès nos débuts. Notre démarche d’investissement repose sur la con­vic­tion que la finance peut et doit avoir un impact posi­tif sur la société. Les déci­sions que nous prenons doivent engen­dr­er une créa­tion de valeur qui ne se lim­ite pas aux seuls gains financiers. Good debt for good growth : nous sommes pour une ges­tion de la dette respon­s­able au ser­vice d’une crois­sance responsable.

“Je ne crois pas à un capitalisme hostile.”

Je ne crois pas à un cap­i­tal­isme hos­tile. Les entre­pris­es ne sont pas des con­struc­tions intel­lectuelles ou finan­cières, ce sont des col­lec­tiv­ités humaines qui doivent être respec­tées comme telles. C’est pourquoi nous n’investissons que dans des sociétés qui veu­lent tra­vailler avec nous, avec lesquelles se noue une rela­tion de con­fi­ance fondée sur des valeurs com­munes. C’est pourquoi aus­si, avec une équipe dédiée aux enjeux et à la poli­tique ESG, nous met­tons en place de nou­veaux critères de per­for­mance applic­a­bles à ces entre­pris­es parte­naires, en nous fix­ant les plus hauts stan­dards en la matière.

L’objectif con­siste à lier dans la durée une per­for­mance opti­male avec une dura­bil­ité au ser­vice de tous. Cette démarche résol­u­ment de long terme peut con­duire à nous faire recon­sid­ér­er le rôle et le poids de la dette dans nos investisse­ments. Elle nous amène à nous assur­er de la démarche durable des entre­pris­es que nous accom­pa­gnons et à veiller à la dimen­sion éthique de nos déci­sions. Elle est large­ment partagée par notre corps social comme par les nou­velles généra­tions qui priv­ilégient dans leurs choix les entre­pris­es qui adhèrent à pareil engage­ment. C’est la rai­son pour laque­lle, pour exigeante qu’elle soit, cette vision me paraît incon­tourn­able. Le rôle et la place de notre indus­trie dans le monde de demain sont aujourd’hui entre nos mains.


Le levier du succès pour Kersia

Les principes dévelop­pés plus haut trou­vent tout leur sens quand on les applique à des cas con­crets. Celui du groupe Ker­sia illus­tre com­ment une approche respon­s­able du levi­er de la dette a per­mis de soutenir à la fois une grande ambi­tion indus­trielle et des avancées san­i­taires dans le secteur agroal­i­men­taire. Au départ, une entre­prise du nom d’Hypred, faisant 16 M€ d’Ebitda, spé­cial­isée dans la biosécu­rité pour l’alimentaire et les fer­mes d’élevage. Nous l’avons rachetée en 2016 avec l’ambition de par­ticiper à la con­sol­i­da­tion inter­na­tionale du secteur. Val­orisée à 140 M€, elle a été financée pour 88 M par de la dette, le reste par les fonds d’actionnaires, 5 % du cap­i­tal étant réservé aux salariés. Nous avons choisi une seule tranche de dettes dans une logique de dette senior, en écar­tant l’addition de dettes juniors qui com­plex­i­fient tout et risquent de désalign­er les investis­seurs entre eux. 

L’occasion s’est rapi­de­ment présen­tée d’acquérir un con­cur­rent alle­mand de taille égale, Antigerm, per­me­t­tant de s’ouvrir de nou­veaux marchés et de diver­si­fi­er l’offre. Pour une acqui­si­tion de ce poids, nous avons choisi de jouer pleine­ment notre rôle d’actionnaire et d’augmenter le cap­i­tal afin de ne pas peser de façon déraisonnable sur les cash flows. Depuis cette pre­mière acqui­si­tion, cinq autres ont suivi, dont deux en 2020 en Bel­gique et au Roy­aume-Uni mal­gré la Covid. 

Le groupe Ker­sia, reven­du il y a peu, est ain­si devenu en cinq ans le sec­ond acteur européen de la sécu­rité ali­men­taire, une crois­sance vertueuse qui s’est réal­isée au ser­vice d’une meilleure pro­tec­tion des cul­tures et de l’alimentation. C’est aus­si – et nous en sommes fiers chez Ardian – une suc­cess sto­ry indus­trielle pour un cham­pi­on français auquel le levi­er de l’endettement a don­né les moyens de sa réus­site, sans jamais con­trari­er les fon­da­men­taux de l’entreprise, en con­fi­ance avec son management.


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