Berlin

L’Allemagne, un partenaire à mieux connaître

Dossier : L'AllemagneMagazine N°531 Janvier 1998Par Pierre MAILLET (43)

A cer­tains moments, par exemple pen­dant la guerre de Cent Ans, absor­bés par leur effort pour empê­cher les Anglais de conqué­rir leur ter­ri­toire et de s’op­po­ser à l’u­ni­fi­ca­tion du royaume, les Fran­çais ne se sont guère sou­ciés de leur voi­sin de l’est. À d’autres moments, il s’est agi de situa­tions de concur­rence, mais, plu­tôt qu’à l’Al­le­magne, c’est au Saint Empire romain ger­ma­nique que la France s’est oppo­sée, soit pour échap­per juri­di­que­ment à sa suze­rai­ne­té (les légistes de Phi­lippe le Bel défen­dant le prin­cipe le roi, empe­reur en son royaume), soit parce que l’empereur, l’Es­pa­gnol Charles Quint, pra­ti­quait de fait une poli­tique d’en­cer­cle­ment du royaume.


Ber­lin © OFFICE NATIONAL ALLEMAND DU TOURISME

Pen­dant la guerre de Trente Ans, la France de Riche­lieu s’est effor­cée de main­te­nir une Alle­magne affai­blie en favo­ri­sant les oppo­si­tions entre princes catho­liques et pro­tes­tants. Plus tard, c’est avec plus d’a­gres­si­vi­té que se sont mani­fes­tées les oppo­si­tions entre la France et la Prusse, qu’il s’a­gisse de celle de Fré­dé­ric II ou de Fré­dé­ric Guillaume III, l’ad­ver­saire de Napoléon.

Tou­te­fois, c’est depuis le milieu du XIXe siècle, que s’ob­servent de claires situa­tions d’af­fron­te­ment, et que la France ne cesse de poser « la ques­tion alle­mande », les évo­lu­tions démo­gra­phiques contras­tées au pro­fit de son voi­sin contri­buant notam­ment à ren­for­cer son inquié­tude. À cette ques­tion, la guerre de 1870 don­na une réponse alle­mande, par la créa­tion, dans la gale­rie des Glaces de Ver­sailles, de l’Em­pire alle­mand. La guerre de 1914–1918 débou­cha sur une réponse, peut-être psy­cho­lo­gi­que­ment com­pré­hen­sible sur le moment, mais témoi­gnant d’une ahu­ris­sante incom­pré­hen­sion des réac­tions pro­bables d’un grand peuple (le congrès de Vienne, en 1815, avait été beau­coup plus pers­pi­cace, favo­ri­sé il est vrai, par le réta­blis­se­ment en France d’un régime poli­tique qui conve­nait aux autres États monarchiques).

Le der­nier affron­te­ment, par contre, reçoit enfin une réponse à la hau­teur de la ques­tion, une réponse euro­péenne dont la mise en œuvre est favo­ri­sée aus­si par une pro­fonde volon­té de récon­ci­lia­tion entre les deux peuples, maté­ria­li­sée à la base par un rapide réta­blis­se­ment des rela­tions cultu­relles, par des jume­lages entre com­munes, par d’amples échanges tou­ris­tiques, et tra­duite poli­ti­que­ment par le trai­té fran­co-alle­mand de 1963 (dont une des grandes réa­li­sa­tions est la créa­tion de l’Of­fice fran­co-alle­mand de la jeunesse).

Il est deve­nu clas­sique d’ob­ser­ver qu’il faut his­to­ri­que­ment remon­ter à Char­le­magne pour trou­ver le plein épa­nouis­se­ment d’une situa­tion de coopé­ra­tion, qui s’est mal­heu­reu­se­ment ter­mi­née en 843 au trai­té de Ver­dun démem­brant l’Em­pire caro­lin­gien et c’est donc en sau­tant har­di­ment envi­ron 1 110 ans qu’on voit s’ou­vrir à nou­veau – et cette fois, on peut le pen­ser, de façon durable – non seule­ment une coexis­tence paci­fique, mais mieux, une volon­té de véri­table coopé­ra­tion visant à pré­pa­rer l’a­ve­nir par la construc­tion de l’U­nion européenne.

En état d’in­dif­fé­rence, on peut s’i­gno­rer. Ce n’est déjà plus le cas dans la pers­pec­tive d’un affron­te­ment : il faut connaître l’ad­ver­saire et ce fut, par exemple, une grande mal­adresse de Napo­léon III de s’at­ta­quer à son voi­sin dont, par mécon­nais­sance, il sous-esti­mait la puis­sance. Ce fut une grave erreur poli­tique d’in­ter­dire en France la lec­ture de Mein Kampf à la fin des années 30. Mais, et para­doxa­le­ment seule­ment en appa­rence, c’est sur­tout quand on veut coopé­rer qu’il faut bien se connaître. Telle est la situa­tion actuelle.

Au néces­saire cadrage his­to­rique, l’ar­ticle d’In­go Kol­boom contri­bue par un « rap­pel d’un pas­sé pré­sent », qui couvre les périodes d’a­vant et d’a­près la Seconde Guerre mon­diale : une paix per­due, par une incom­pré­hen­sion pro­fonde de la trans­for­ma­tion de l’é­qui­libre mon­dial, par l’in­ca­pa­ci­té – ou le refus – de recon­naître que « cha­cun de nos pays n’est plus une véri­table grande puis­sance » (Hein­rich Mann, 1924). C’est grâce à l’ac­cep­ta­tion de cette réa­li­té que l’i­ma­gi­na­tion et le réa­lisme de Jean Mon­net, l’in­tui­tion et la volon­té poli­tique de Robert Schu­man, la pers­pi­ca­ci­té de Kon­rad Ade­nauer (et de quelques autres grands Euro­péens) ont enga­gé sur la voie de la coopé­ra­tion l’Eu­rope, à six d’a­bord, à plus ensuite. L’ex­pé­rience a mon­tré que les pro­grès ne sont pos­sibles que si les deux grands pays fon­da­teurs sont d’ac­cord, ce qui va au fond assez de soi, mais aus­si que les ini­tia­tives pro­met­teuses viennent le plus sou­vent du couple fran­co-alle­mand ; il faut évi­ter certes qu’il freine, mais il faut sur­tout obte­nir qu’il joue un rôle moteur.

Or, pour que ce « couple moteur » tourne har­mo­nieu­se­ment et exerce son dyna­misme, il faut que les deux par­te­naires se com­prennent bien, ce qui est loin d’al­ler de soi, tel­le­ment l’his­toire a fait sur­gir de dif­fé­rences. Que d’é­carts entre la tra­di­tion poli­tique for­te­ment cen­tra­li­sée qui a pro­gres­si­ve­ment créé la France et per­siste encore aujourd’­hui et la for­mule fédé­rale alle­mande, que d’é­carts entre un syn­di­ca­lisme uni­taire – et puis­sant – outre-Rhin et la jux­ta­po­si­tion de syn­di­cats concur­rents – et s’af­fai­blis­sant mutuel­le­ment – en France, que d’é­carts entre une cer­taine tra­di­tion dite col­ber­tiste – même atté­nuée – d’in­ter­ven­tions éta­tiques nom­breuses dans la vie éco­no­mique et une vision éco­no­mique très libé­rale outre-Rhin, que d’é­carts, dans deux ans, entre l’ar­mée citoyenne alle­mande et la dis­pa­ri­tion de la conscrip­tion en France, que d’é­carts aus­si entre les grandes tra­di­tions phi­lo­so­phiques des deux pays ; la liste pour­rait s’allonger.

Professor Dr Roman Herzog, président de la République fédérale d’Allemagne
Pro­fes­sor Dr Roman Her­zog, pré­sident de la Répu­blique fédé­rale d’Allemagne. © PRESSE-UND INFORMATIOSAMT DER BUNDESREGIERUNG

Mais aus­si que d’a­na­lo­gies, d’in­té­rêt réci­proque, de com­plé­men­ta­ri­tés éga­le­ment. Dans les deux pays, aujourd’­hui, les valeurs fon­da­men­tales sont les mêmes : res­pect de la per­sonne humaine, pra­tiques démo­cra­tiques, sou­ci de soli­da­ri­té entre les com­po­santes de la nation se tra­dui­sant par des ins­ti­tu­tions poli­tiques à base d’un par­le­men­ta­risme tem­pé­ré, par un État-pro­vi­dence d’as­sez grande ampleur, par la mise en œuvre d’une forme de capi­ta­lisme net­te­ment dif­fé­rente de la forme anglo-saxonne. La devise fran­çaise de Liber­té, éga­li­té, fra­ter­ni­té est autant mise en œuvre en Alle­magne, qu’en France. Si on accepte de sur­mon­ter les obs­tacles immé­diats créés par des pra­tiques dif­fé­rentes (y com­pris en matière culi­naire !), on peut assez aisé­ment se com­prendre ; de nom­breux Fran­çais ayant eu des expé­riences variées (c’est le cas du signa­taire de ces lignes, il sait qu’il n’est pas une excep­tion) estiment qu’a­près un néces­saire délai d’a­dap­ta­tion, il est sou­vent plus facile de tra­vailler avec des Alle­mands qu’a­vec d’autres natio­naux voi­sins. Nom­breux sont aus­si ceux qui savent qu’à condi­tion de faire l’ef­fort de bien com­bi­ner les qua­li­tés des deux par­te­naires pour en valo­ri­ser des syner­gies, des équipes bina­tio­nales (et évi­dem­ment bilingues) peuvent faire des prouesses.

L’at­ti­tude fran­çaise vis-à-vis de l’Al­le­magne a tou­jours été ambi­va­lente (n’en est-il pas de même en sens inverse ?)1. Encore aujourd’­hui, si, lors d’un son­dage récent (jan­vier 1997), les Fran­çais approuvent à envi­ron 60 % les affir­ma­tions que l’Al­le­magne est l’al­lié le plus impor­tant de la France et qu’elle ne peut plus renon­cer à l’as­so­cia­tion avec la France, par contre envi­ron un tiers estiment que la France a des rai­sons de craindre l’Al­le­magne et que celle-ci domi­ne­ra l’Eu­rope. La réac­tion spon­ta­née (cor­ri­gée ensuite) à l’u­ni­fi­ca­tion alle­mande du pré­sident Mit­ter­rand reflé­tait bien cette crainte dif­fuse, d’au­tant plus forte chez cer­tains qu’elle n’est pas étayée par une argu­men­ta­tion concrète, tra­dui­sant chez d’autres, par un effet de rico­chet (Kol­boom parle de miroirs alle­mands que cherchent les Fran­çais pour mieux regar­der la France), la crainte que la France soit moins capable que sa voi­sine de réagir posi­ti­ve­ment et rapi­de­ment aux défis que posent aux deux pays la mon­dia­li­sa­tion et la rapide trans­for­ma­tion, éco­no­mique et poli­tique, de la pla­nète ; il reste aux pre­miers à mieux s’in­for­mer (en lisant ce numé­ro !), aux seconds à mieux prendre conscience que ce n’est qu’en accep­tant de jouer un rôle actif dans l’U­nion euro­péenne, en par­te­na­riat vigou­reux avec l’Al­le­magne, que la France peut répondre effi­ca­ce­ment à ces défis mon­diaux ; mais pour faire fonc­tion­ner ce par­te­na­riat, il faut se com­prendre et ne pas vivre sur des cli­chés trop abon­dam­ment répétés.

C’est donc pour le béné­fice des Fran­çais, des Alle­mands, des Euro­péens en géné­ral, que La Jaune et la Rouge essaie, modes­te­ment, de contri­buer à une meilleure com­pré­hen­sion des Ger­mains par les Gaulois.

Quand on demande aux Fran­çais qui sont en rela­tions avec l’Al­le­magne quels sont les traits les plus mar­quants et les plus ori­gi­naux de l’or­ga­ni­sa­tion socié­tale de notre grand voi­sin, quelques points reviennent par­ti­cu­liè­re­ment fré­quem­ment dans leurs réponses.

L’or­ga­ni­sa­tion fédé­rale de l’É­tat alle­mand, contras­tant avec le carac­tère très cen­tra­li­sé de la France

L’ar­ticle de Hen­rik Uter­wedde rap­pelle d’a­bord l’o­ri­gine his­to­rique de ce sys­tème fédé­ral et des mul­tiples avan­tages qu’il pré­sente pour répondre à la varié­té des aspi­ra­tions des dif­fé­rents sous-ensembles régio­naux de la popu­la­tion alle­mande2. Le sys­tème fédé­ral est adap­té à la réa­li­té socio­lo­gique du peuple alle­mand. Mais, et l’au­teur y insiste for­te­ment, son fonc­tion­ne­ment quo­ti­dien sou­lève de sérieuses dif­fi­cul­tés. Notam­ment les risques de contra­dic­tions et d’in­co­hé­rences ne sont évi­tés que par de mul­tiples occa­sions, spon­ta­nées ou orga­ni­sées, de dia­logues, per­met­tant au mini­mum des confron­ta­tions, sou­vent aus­si de véri­tables coor­di­na­tions. Le sys­tème est démo­cra­tique, mais lourd. Il fonc­tionne bien parce que, sur les points essen­tiels, le peuple alle­mand a, dans sa très grande majo­ri­té, des visions com­munes et qu’il y a un accord impli­cite pour pro­gres­ser par des com­pro­mis chaque fois que néces­saire ; jus­qu’à main­te­nant, la for­mule ne choque pas, au contraire

L’ar­ticle de Chris­tine de Mazières apporte tou­te­fois ici un bémol, en mon­trant les écarts, non seule­ment de niveau éco­no­mique, mais – ce qui est plus durable – de visions cultu­relles entre les deux ex-par­ties de l’Al­le­magne : si, ins­ti­tu­tion­nel­le­ment, la réuni­fi­ca­tion est faite, psy­cho­lo­gi­que­ment et socio­lo­gi­que­ment, elle n’est pas achevée.

Ren­for­çant cette obser­va­tion, l’ar­ticle de Rena­ta Fritsch-Bour­na­zel insiste sur la dif­fi­cul­té qu’é­prouvent les Alle­mands, après l’his­toire des der­nières décen­nies, à conce­voir leur iden­ti­té natio­nale ; le pro­blème n’est appa­rem­ment pas nou­veau, Goethe et Schil­ler l’é­vo­quaient déjà, il ne fau­drait tou­te­fois pas l’exagérer.

L’ac­cent mis sur l’é­co­no­mie de mar­ché, sous sa forme ori­gi­nale de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché, avec donc un par­tage assez bien défi­ni des tâches entre le mar­ché et la puis­sance publique, contras­tant avec le sys­tème fran­çais qui serait mar­qué par une pro­li­fé­ra­tion d’in­ter­ven­tions publiques, sou­vent regret­tées par cer­tains, mais aus­si sou­vent sol­li­ci­tées par d’autres (et par­fois aus­si par les pre­miers). La contri­bu­tion de Wim Kös­ters rap­pelle qu’il s’a­git là d’une concep­tion de l’é­co­no­mie qui date d’a­près-guerre, ima­gi­née par Wal­ter Eucken et l’é­cole de Fri­bourg et mise en place par Lud­wig Ehrard. Cette concep­tion fait une syn­thèse entre des visions libé­rales for­te­ment ins­pi­rées de l’exemple amé­ri­cain (d’où l’ac­cent mis sur la poli­tique de concur­rence), le sou­ci d’une poli­tique sociale, qu’on trou­vait déjà dans la créa­tion, à la fin du XIXe siècle, de sys­tèmes de pro­tec­tion sociale, une cer­taine méfiance, décou­lant de l’ex­pé­rience récente, vis-à-vis des inter­ven­tions de l’É­tat, même sous une forme fédé­rale. Après le ral­lie­ment du SPD à ce sys­tème éco­no­mique, on peut consi­dé­rer qu’il est accep­té par la qua­si-tota­li­té de la popu­la­tion. Tou­te­fois, et Wim Kös­ters l’é­voque à la fin de son article, pour per­mettre à l’é­co­no­mie alle­mande de gar­der son effi­ca­ci­té dans le monde moderne, il est indis­pen­sable de rééqui­li­brer cor­rec­te­ment le « prin­cipe de la liber­té » et le « prin­cipe de l’é­qui­libre social », en d’autres termes de reve­nir à la concep­tion ordo-libé­rale d’origine.

Une des rai­sons de ce néces­saire rééqui­li­brage de l’é­co­no­mie sociale de mar­ché se trouve dans le fait que l’é­qui­libre finan­cier de l’É­tat-pro­vi­dence pose en Alle­magne des pro­blèmes ana­logues à ceux que nous connais­sons en France et les efforts pour redres­ser la situa­tion y recourent éga­le­ment à une vaste pano­plie de moyens. Tou­te­fois, l’ar­ticle de Véro­nique Donat, après avoir mis en lumière de sub­stan­tielles dif­fé­rences d’or­ga­ni­sa­tion des sys­tèmes sociaux dans les deux pays (notam­ment pour l’as­su­rance mala­die), fait res­sor­tir éga­le­ment que, contrai­re­ment à la France, c’est du côté de la réduc­tion des pres­ta­tions (et d’une cer­taine pri­va­ti­sa­tion des risques) plus que de celui de l’aug­men­ta­tion des coti­sa­tions (ou des impôts) que, jus­qu’à main­te­nant, l’Al­le­magne s’est diri­gée, menant cer­tains à se deman­der s’il s’a­git tou­jours d’un véri­table sys­tème de soli­da­ri­té sociale, qui est cepen­dant une longue tra­di­tion allemande.

L’im­por­tance éco­no­mique fon­da­men­tale de la Banque cen­trale (la Bun­des­bank), alors qu’en France, jus­qu’à tout récem­ment, la Banque de France était un acteur par­mi d’autres dans la défi­ni­tion et la mise en œuvre de la poli­tique macroéconomique.

La pré­sen­ta­tion de Otmar Issing situe bien les spé­ci­fi­ci­tés du cas alle­mand : l’ac­cep­ta­tion d’un rôle pri­mor­dial joué, dans le fonc­tion­ne­ment de l’é­co­no­mie, par la Banque cen­trale est le résul­tat des drames éco­no­miques et des trau­ma­tismes psy­cho­lo­giques pro­vo­qués par les deux « grandes » infla­tions, celle de 1923 (il en reste, pour les phi­la­té­listes, des timbres usuels de plu­sieurs mil­liards de marks) et celle qui a sui­vi la fin de la Seconde Guerre mon­diale ; l’in­fla­tion est consi­dé­rée comme un fléau de pre­mière gran­deur, le main­tien de la sta­bi­li­té des prix comme un objec­tif prio­ri­taire, et ce consen­sus géné­ral faci­lite sin­gu­liè­re­ment la mise en œuvre d’une poli­tique moné­taire axée sur la sta­bi­li­té. L’ex­tra­po­la­tion d’une telle expé­rience à la Banque cen­trale euro­péenne doit donc se faire avec beau­coup de cir­cons­pec­tion, et c’est une des rai­sons de la méfiance de la popu­la­tion face au rem­pla­ce­ment du Deutsche Mark par l’eu­ro, l’autre étant le fait que le mark est, à côté de la Consti­tu­tion (das Grund­ge­setzt), l’un des deux sym­boles de l’in­dé­pen­dance et de la pros­pé­ri­té retrouvées.

Une orga­ni­sa­tion spé­ci­fique de l’en­tre­prise alle­mande mar­quée par un pro­fond sou­ci de la per­ma­nence concer­nant tant son type d’ac­ti­vi­té que les rela­tions avec son per­son­nel, avec ses clients (et avec son ban­quier), qui sur plu­sieurs points contraste avec le modèle américain.

Mau­rice Bom­men­sath insiste ain­si sur quatre carac­té­ris­tiques qui font de l’en­tre­prise alle­mande « un modèle bien typé, ins­crit dans la conti­nui­té, autour d’un métier et d’une com­mu­nau­té humaine bien sou­dée » ; mais après avoir rap­pe­lé qu’il a été à la source des suc­cès éco­no­miques alle­mands du der­nier siècle, il estime que ce modèle donne des signes d’es­souf­fle­ment et va jus­qu’à par­ler de sa remise en question.

Cette des­crip­tion – y com­pris l’an­nonce de sérieux chan­ge­ments – est cor­ro­bo­rée par d’autres articles. Celui de Michel Pébe­reau confirme les spé­ci­fi­ci­tés du sys­tème ban­caire alle­mand clas­sique, assez dif­fé­rent du fran­çais dans les rela­tions avec la clien­tèle et ayant une ren­ta­bi­li­té plus forte ; mais il expose avec force que les spé­ci­fi­ci­tés, d’ordre cultu­rel en Alle­magne (sys­tème de banque-indus­trie), héri­tées de l’his­toire en France (cir­cuits admi­nis­trés de finan­ce­ment), connaissent une pleine trans­for­ma­tion qui rap­proche les com­por­te­ments déjà depuis quelques années sous l’in­fluence de la mon­dia­li­sa­tion et encore plus demain avec la mise en place de l’euro.

Deux contri­bu­tions, l’une de Chris­tian Fayard, l’autre cosi­gnée par un Fran­çais, Pierre de Bar­tha, et un Alle­mand, Jochen-Peter Breuer, apportent à par­tir d’ex­pé­riences vécues des éclai­rages fort ins­truc­tifs et des conseils très pré­cieux sur les dif­fi­cul­tés et les richesses du par­te­na­riat franco-allemand.

Enfin, c’est à un sec­teur pro­duc­tif très par­ti­cu­lier que s’in­té­resse Michel Wal­rave, puis­qu’il s’a­git des che­mins de fer, rele­vant d’en­tre­prises publiques en Alle­magne comme en France. Mais c’est pré­ci­sé­ment parce que le cadre juri­dique est du même type qu’il est inté­res­sant de voir appa­raître, à côté d’a­na­lo­gies tech­ni­que­ment inévi­tables, de notables dif­fé­rences dans la concep­tion de la ges­tion et des prises de déci­sion lors des grands choix. Ain­si, dans le cas du train à grande vitesse (TGV et ICE), le rôle ini­tia­teur de la SNCF a été beau­coup plus grand que celui de la Deutsche Bun­des­bahn ; inver­se­ment, sur l’ap­pli­ca­tion de la direc­tive com­mu­nau­taire menant à une refonte de l’or­ga­ni­sa­tion des che­mins de fer, la DB est allée plus vite et plus loin que la SNCF. Les dif­fé­rences de culture, mais aus­si d’at­ti­tude des cadres du plus haut niveau vis-à-vis de l’en­tre­prise publique, ont été déterminantes.

Chris­tian Mar­chal apporte une contri­bu­tion dans le domaine de la démo­gra­phie, met­tant en évi­dence les dif­fi­cul­tés qui attendent l’Al­le­magne dans une tren­taine d’an­nées, consé­quences du faible taux actuel de renou­vel­le­ment des générations.

Un sys­tème de for­ma­tion à base for­te­ment décen­tra­li­sée, contras­tant avec le » mam­mouth » français

Le fait appa­raît déjà dans l’ar­ticle d’U­ter­wedde, il est illus­tré plus concrè­te­ment dans la note de René-Fran­çois Ber­nard et Claude Mau­ry sur la for­ma­tion com­pa­rée des ingé­nieurs ain­si que dans la note de Phi­lippe Hein retra­çant l’é­vo­lu­tion au XIXe siècle des éta­blis­se­ments de for­ma­tion d’in­gé­nieurs en Alle­magne. Mau­rice Bom­men­sath y fait aus­si allu­sion en par­lant de l’ap­pren­tis­sage. Enfin, il est lar­ge­ment déve­lop­pé par Wer­ner Zet­tel­meier qui dis­tingue entre l’en­sei­gne­ment pri­maire et secon­daire, rele­vant exclu­si­ve­ment des Län­der, et l’en­sei­gne­ment supé­rieur, où les com­pé­tences sont par­ta­gées. Il sou­ligne aus­si l’ap­pa­ri­tion de muta­tions socio­lo­giques impor­tantes dans le secon­daire et enfin la pers­pec­tive d’une refonte pro­fonde de l’en­sei­gne­ment supé­rieur. Il n’est pas inter­dit de pen­ser (ou d’es­pé­rer) que le déve­lop­pe­ment des séjours d’é­tu­diants de chaque pays euro­péen dans un – ou plu­sieurs – des pays voi­sins favo­ri­se­ra une com­pa­rai­son concrète et fon­dée des divers sys­tèmes d’en­sei­gne­ment, et pous­se­ra à un rap­pro­che­ment peut-être au moins sur le conti­nent en uti­li­sant ce qu’il y a de meilleur dans cha­cun, tout en res­pec­tant les diver­si­tés culturelles.

Un dia­logue sys­té­ma­tique entre par­te­naires sociaux, pre­nant par­fois des expres­sions vigou­reuses, mais consti­tuant un point de départ fon­da­men­tal pour l’ob­ten­tion de com­pro­mis atteints géné­ra­le­ment sans inter­ven­tion de l’É­tat et qui sont ensuite par­fai­te­ment res­pec­tés, ce qui contraste avec une démarche beau­coup plus chao­tique en France, et où les rôles res­pec­tifs des trois par­te­naires (au lieu de deux) sont mal défi­nis et constam­ment à repen­ser et où ce jeu à trois par­te­naires per­met des coa­li­tions fluc­tuantes qui hypo­thèquent la cohé­rence dans le temps des grands com­pro­mis aux­quels on par­vient. Au-delà de ces aspects sou­vent décrits, le texte de René Las­serre pré­sente d’a­bord cer­taines dif­fi­cul­tés que connaît actuel­le­ment ce modèle social, du fait d’ex­ces­sives rigi­di­tés et du fait de l’exis­tence, dans la socié­té alle­mande, d’un réseau très dense de rap­ports contrac­tuels, béné­fique au dia­logue et à la concer­ta­tion, mais limi­tant la marge d’in­no­va­tion ; par contre, les méca­nismes de codé­ci­sion et de coges­tion que connaît l’en­tre­prise alle­mande per­mettent une ges­tion négo­ciée des muta­tions. Cette recherche d’un nou­veau contrat social pour­ra-t-elle faire « une syn­thèse entre mon­dia­li­sa­tion et iden­ti­té natio­nale » ? La ques­tion pré­oc­cupe tous ceux qui se sou­cient de la défi­ni­tion d’un modèle social européen.

Le rôle déci­sif joué par le tan­dem fran­co-alle­mand dans toutes les avan­cées de la construc­tion européenne

Le sou­ci de faire mieux tour­ner ce moteur a été pré­sen­té, plus haut, comme une des moti­va­tions de ce numé­ro spé­cial. Il est donc impor­tant de lire atten­ti­ve­ment l’ar­ticle de Valé­rie Gué­rin-Sen­del­bach qui, avec beau­coup de doig­té, mais aus­si une clar­té dont il faut lui être recon­nais­sant, montre tant les suc­cès que les heurts que connaît, depuis des années, la vie de ce couple ; sa conclu­sion, selon laquelle il n’existe pas d’har­mo­nie pré­éta­blie, mais une volon­té com­mune d’al­ler de l’a­vant, n’est pas pour sur­prendre : n’en est-il pas de même pour tous les couples, n’est-ce pas la condi­tion même de leurs succès ?

Cette liste de traits spé­ci­fiques de la socié­té alle­mande n’est pro­ba­ble­ment pas exhaus­tive, chaque lec­teur pour­rait sou­hai­ter y ajou­ter quelque chose (en par­ti­cu­lier en matière cultu­relle), mais cha­cun de ces points est fort impor­tant et doit être connu par tous ceux – de plus en plus nom­breux – qui sou­haitent dia­lo­guer avec des inter­lo­cu­teurs ou tra­vailler avec des par­te­naires alle­mands. À cha­cun des points pré­cé­dents est donc consa­cré au moins un article, rédi­gé soit par un Fran­çais, soit par un Alle­mand. Ils sont regrou­pés sous les grands thèmes de la socié­té, l’en­tre­prise, la popu­la­tion. Ils sont enca­drés par les visions sur le dia­logue fran­co-alle­mand au ser­vice de la construc­tion européenne.

Le lec­teur atten­tif sera sou­vent frap­pé par le contraste (déjà évo­qué ci-des­sus) entre les concep­tions, les orga­ni­sa­tions, les com­por­te­ments entre l’Al­le­magne et la France ; il ne fau­drait tou­te­fois pas les exa­gé­rer, les oppo­si­tions étant sou­vent plus mar­quées au niveau du dis­cours qu’à celui des réa­li­tés concrètes. D’autre part, l’at­ten­tion doit être atti­rée sur le fait que la réa­li­té alle­mande connaît une intense évo­lu­tion, ceci appa­raît, par­fois en fili­grane, le plus sou­vent très clai­re­ment, dans beau­coup d’articles.

Il est inté­res­sant d’ob­ser­ver que, pro­fon­dé­ment immer­gée dans un envi­ron­ne­ment pla­né­taire en plein chan­ge­ment, l’Al­le­magne évo­lue, peut-être plus vite que la France, dans cer­tains cas par des trans­for­ma­tions vou­lues, et res­tant alors plei­ne­ment dans la ligne du génie alle­mand, dans d’autres par des adap­ta­tions plus subies, et qui risquent à terme de trans­for­mer assez pro­fon­dé­ment la socié­té allemande.

Dans son fameux dis­cours du 26 avril 1997, trop igno­ré en France, le pré­sident fédé­ral alle­mand Roman Her­zog a dres­sé un constat sans com­plai­sance de la situa­tion actuelle de la socié­té alle­mande. « La perte de dyna­misme éco­no­mique, la para­ly­sie de la socié­té, une incroyable dépres­sion men­tale, telle est la tri­lo­gie qui carac­té­rise la crise en Alle­magne », indi­quant que « tous sont concer­nés, tous doivent consen­tir à des sacri­fices, tous doivent s’y mettre », ce tous com­pre­nant le patro­nat, les tra­vailleurs, les syn­di­cats, le Bun­des­tag et le Bun­des­rat (syno­nymes de la majo­ri­té et de l’op­po­si­tion actuelles), les groupes de pression.

Mais le fait que ce dis­cours ait fait pra­ti­que­ment l’u­na­ni­mi­té sug­gère que dans ce pro­ces­sus de réac­tion adap­ta­tive aux défis lan­cés par la mon­dia­li­sa­tion, la socié­té alle­mande est pro­ba­ble­ment plus mal­léable que son homo­logue fran­çaise. Comme les deux sont enga­gées dans la construc­tion euro­péenne, il est cru­cial pour celle-ci que les deux pays confrontent sans relâche leurs ana­lyses de cette évo­lu­tion et, tout en res­pec­tant leurs diver­si­tés (élé­ment de richesse de l’Eu­rope) de leurs cultures, se sou­cient de contri­buer conjoin­te­ment, avec leurs par­te­naires de l’U­nion, à la mise en place, cer­tains diront d’un modèle euro­péen, d’autres par­le­ront d’un capi­ta­lisme à l’eu­ro­péenne, de toute façon d’un type de socié­té qui res­pecte et valo­rise les grandes bases éthiques de notre culture euro­péenne com­mune3.

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1. L’in­té­rêt mani­fes­té dans chaque pays pour les évé­ne­ments et la culture de l’autre relève d’une longue tra­di­tion : rap­pe­lons l’é­mo­tion du phi­lo­sophe de Koe­nig­sberg à l’an­nonce de la Révo­lu­tion fran­çaise, l’ad­mi­ra­tion (déçue ensuite) de Bee­tho­ven pour Bona­parte, la vision idyl­lique don­née par Ger­maine de Staël dans son livre De l’Al­le­magne (contre­dite d’ailleurs lar­ge­ment par les articles de Hen­ri Heine dans la Revue des Deux Mondes sous le même titre), la pas­sion d’é­cri­vains fran­çais comme Renan ou Taine pour les phi­lo­sophes alle­mands. On trou­ve­rait d’ailleurs des exemples aus­si nom­breux de regards empreints d’a­ni­mo­si­té. Chaque pays a long­temps éprou­vé des dif­fi­cul­tés à regar­der l’autre objec­ti­ve­ment et calmement.
Une remar­quable des­crip­tion des rela­tions entre les deux pays tout au long du XIXe siècle est don­née dans l’ex­po­si­tion Marianne et Ger­ma­nia, un siècle de pas­sions fran­co-alle­mandes, pré­sen­tée à Ber­lin fin 1996 et à Paris, au Petit Palais, jus­qu’au 15 février 1998.
2. Cette varié­té est effec­ti­ve­ment une consta­ta­tion que l’on est ame­né cou­ram­ment à faire ; ain­si, j’ai per­son­nel­le­ment remar­qué à maintes reprises que lors­qu’un nou­veau col­lègue arri­vait dans les ser­vices de la Com­mis­sion euro­péenne, la pre­mière ques­tion posée à son sujet concer­nait, pour un Fran­çais, sa for­ma­tion (est-ce un X, un énarque, un uni­ver­si­taire juriste, etc.?), pour un Alle­mand, sa pro­ve­nance géo­gra­phique (est-ce un Souabe, un Ham­bour­geois, un Saxon, un Rhénan… ?).

3. La pré­pa­ra­tion de ce numé­ro spé­cial a béné­fi­cié notam­ment de conseils de l’am­bas­sade d’Al­le­magne en France et du CIRAC (Centre d’in­for­ma­tion et de recherche sur l’Al­le­magne contem­po­raine). À ces orga­nismes et à tous les auteurs des contri­bu­tions s’a­dressent nos très vifs remerciements.

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