L’air du temps

Dossier : Arts,Lettres et SciencesMagazine N°711 Janvier 2016Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Sans par­ler des chan­sons, qui, plutôt que d’un phénomène soci­ologique, témoignent d’une mode, chaque époque, sem­ble-t- il, a sa « grande » musique, miroir des préoc­cu­pa­tions de la société qui l’écoute.

Voyez l’univers des sym­phonies : celles de Beethoven, adap­tées aux cer­ti­tudes et aux émo­tions col­lec­tives sim­ples et fortes de la pre­mière moitié du XXe siè­cle, ont fait place dans les dis­ques et les con­certs, à par­tir des années 1960, aux sym­phonies de Mahler, com­plex­es et tour­men­tées, en même temps que la psy­ch­analyse dépas­sait le cer­cle des hap­py few pour habiter le vul­gum pecus.

Aujourd’hui, ce sont les sym­phonies de Chostakovitch qui, avec leurs obses­sions tour à tour bur­lesques et trag­iques, accom­pa­g­nent notre – tar­dive – prise de con­science de l’horreur des total­i­tarismes du siè­cle passé.

Mais il est aus­si des musiques intem­porelles, et pas seule­ment celle de Bach, sur lesquelles nous pro­je­tons, comme bien d’autres avant nous, nos angoiss­es et nos espoirs.

CHOPIN, Nocturnes

Pourquoi Chopin ne passe-t-il pas de mode, si l’on ose dire ? Emmanuelle Swier­cz vient d’enregistrer l’intégrale des Noc­turnes1, 21 pièces que l’on peut enten­dre d’une oreille dis­traite mais qui, écoutées avec atten­tion, peu­vent nous bouleverser.

Nous con­nais­sons tous quelques-uns des Noc­turnes, mais il faut aller au-delà et décou­vrir ces pièces con­fi­den­tielles qui, plus que les Études ou les Préludes, s’adressent à notre subconscient.

Nous avons com­paré le jeu d’Emmanuelle Swier­cz à celui, légendaire, de Sam­son François. Elle est, pour­rait-on dire, typ­ique­ment fémi­nine : nuancée, aéri­enne, émou­vante sans sensiblerie.

Écoutez, par exem­ple, le n° 1 de l’opus 48 en ut mineur, l’un des moins joués, un par­cours à lui seul : vous y trou­verez, si vous êtes en sit­u­a­tion de récep­tiv­ité, à la fois nos­tal­gie, rage de ne pas avoir fait ce que vous auriez pu, et enfin paix de l’âme.

Au fond, Chopin est un grand témoin de notre mis­ère et aus­si un grand consolateur.

HAENDEL, Parténope

CD : Haendel, ParténopeHaen­del, lui, n’est pas intem­porel comme Bach. Après avoir été quelque peu nég­ligé, il revient en faveur, sans doute en rai­son de l’engouement pour la musique baroque ; et c’est tant mieux car, con­traire­ment aux affè­ter­ies des musiques au kilo­mètre de cer­tains Ital­iens de l’époque, ses opéras recè­lent des gemmes.

Ain­si, Parténope, un des moins joués, a été enreg­istré par un groupe d’excellents solistes dont Philippe Jaroussky dans le rôle d’Arsace – gamme infinie de nuances et pureté absolue du tim­bre – et Kari­na Gau­vin, à la voix dorée et dépourvue de tout vibra­to, dans celui de Parténope, avec l’ensemble Il Pomo d’Oro dirigé par Ric­car­do Minasi2.

Le livret, très mod­erne, est une sorte de Cosi fan tutte avant Mozart. Des arias sub­limes font de cet opéra un des plus forts, des plus prenants, de Haendel.

Point ne serait besoin, pour le met­tre en scène, de le trans­porter dans un con­texte con­tem­po­rain, comme le font aujourd’hui tant de met­teurs en scène au tal­ent inverse­ment pro­por­tion­nel à leur ego : la référence mythologique assure par­faite­ment la dis­tan­ci­a­tion chère à Brecht, et les amours douces-amères des per­son­nages com­plex­es et ter­ri­ble­ment humains de l’opéra nous touchent infiniment.

KANCHELI, Chiaroscuro

CD : KANCHELI, ChiaroscuroGiya Kanche­li est un des très grands com­pos­i­teurs con­tem­po­rains, orig­i­naire de Géorgie. Il est peu con­nu en France, peut-être parce qu’il est étranger aux chapelles et com­pose une musique que l’on peut qual­i­fi­er de tonale. Une bonne occa­sion de le con­naître est fournie par un enreg­istrement tout récent de deux œuvres pour vio­lon et orchestre par Gidon Kre­mer et la Kre­mer­a­ta Balti­ca, Chiaroscuro et Twi­light (pour deux vio­lons avec Patri­cia Kopatchin­ska­ja au sec­ond vio­lon)3.

Comme Tchaïkovs­ki avant la let­tre, Kanche­li écrit ce qui pour­rait être – et n’est pas – de la musique de film : musique des­tinée à sus­citer l’émotion, orig­i­nale et superbe­ment écrite. Chiaroscuro aurait pu accom­pa­g­n­er un film noir des années 1940, tout en étant d’une fac­ture beau­coup plus savante et exigeante que les musiques des films de Bogart.

Musique intem­porelle ? Sûre­ment pas, mais qui témoigne bien de notre inquié­tude face aux incer­ti­tudes de l’avenir et aux dan­gers du frêle aujourd’hui.

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1. 2 CD La Musica
2. 3 CD ERATO
3. 1 CD ECM

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