Présentation d’un projet à la communauté des innovateurs lors d’une visioconférence sur l'innovation de la Gendarmerie nationale.

La transformation numérique de l’innovation de la Gendarmerie nationale

Dossier : Gendarmerie & numériqueMagazine N°778 Octobre 2022
Par Rémy NOLLET (X02)

La Gen­darmerie nationale doit l’agilité de son inno­va­tion à ses trans­for­ma­tions numériques suc­ces­sives. Col­lab­o­ra­tion à dis­tance, nou­veaux modes d’innovation col­lab­o­rat­ifs, open hard­ware, impres­sion 3D, ces nou­veaux out­ils et pra­tiques ont per­mis à la gen­darmerie de repenser ses proces­sus d’innovation par­tic­i­pa­tive avec effi­cac­ité. La crise Covid a illus­tré et accéléré cette tendance.

Le lien entre numérique et inno­va­tion pour­rait sem­bler évi­dent. Ain­si, lorsqu’on inter­roge à ce sujet les acteurs de l’un ou l’autre, même dans le milieu de la tech, le pre­mier réflexe pour matéri­alis­er ce lien sera de citer les inno­va­tions qui reposent sur des tech­nolo­gies numériques. Pour autant, l’innovation n’échappe pas à sa pro­pre trans­for­ma­tion numérique : comme tous les domaines de l’économie et de la société, la manière d’innover a pro­fondé­ment évolué ces dernières années, sous l’impulsion des com­mu­nautés et des pra­tiques directe­ment nées autour de pro­jets numériques. Désor­mais respon­s­able du man­age­ment de l’innovation pour la gen­darmerie après avoir été chargé des ques­tions de trans­for­ma­tion numérique au cab­i­net du directeur général de la Gen­darmerie nationale (DGGN), j’ai pu observ­er des ten­dances sim­i­laires dans les deux domaines – celui de l’innovation étant beau­coup plus large que celui de la trans­for­ma­tion numérique, mais égale­ment m’appuyer sur les out­ils et méth­odes numériques pour mod­erniser nos proces­sus d’innovation.

Les nouveaux outils numériques

L’avènement des réseaux a d’abord été util­isé par les acteurs du numérique pour se trans­former eux-mêmes. His­torique­ment, l’innovation numérique est le pre­mier domaine de l’innovation à avoir fait évoluer ses proces­sus en sai­sis­sant les pos­si­bil­ités offertes par les out­ils numériques. Le développe­ment d’internet per­mit assez naturelle­ment aux développeurs d’utiliser des out­ils de ges­tion de ver­sion pour partager du code à dis­tance. Dès les années 1990, des logi­ciels comme ClearCase, ou CVS pour le monde libre, per­me­t­tent de partager des ver­sions à dis­tance via un serveur cen­tral. Cela rend pos­si­ble la col­lab­o­ra­tion à dis­tance pour un même pro­jet, point clé qui per­met à la fois d’optimiser l’organisation des équipes et de mutu­alis­er com­pé­tences et briques tech­niques. C’est donc un atout tant en entre­prise que pour les pro­jets libres. L’utilisation de logi­ciels décen­tral­isés, comme Bit­Keep­er dès 1998, puis surtout Git à par­tir du milieu des années 2000, per­me­t­tra d’accélérer cette ten­dance en offrant des lib­ertés sup­plé­men­taires. Ces lib­ertés seront par­ti­c­ulière­ment intéres­santes pour les com­mu­nautés du logi­ciel libre : n’importe quel développeur a la pos­si­bil­ité de créer une branche nou­velle d’un pro­jet, d’y tra­vailler locale­ment, puis de la soumet­tre au pro­jet ini­tial, ce qui per­met de faire ses preuves et d’apporter sa con­tri­bu­tion avant d’être inté­gré au « noy­au » d’un pro­jet. C’est d’ailleurs autour de Linus Tor­valds que la com­mu­nauté Lin­ux déci­da de créer Git pour les besoins de leur pro­jet : leur tech­nolo­gie est aujourd’hui indis­pens­able à l’immense majorité des développeurs, pour qui le repo (pour repos­i­to­ry, dépôt) est un out­il de tra­vail du quo­ti­di­en, qu’il se décline sur une plate­forme GitHub, Git­Lab, Gitea, ouverte ou fer­mée, etc. 

Un monde du logiciel transformé 

On peut donc légitime­ment affirmer que ces out­ils décen­tral­isés ont pro­fondé­ment trans­for­mé le monde du logi­ciel. D’une part, en favorisant l’explosion des com­mu­nautés libres – sou­vent com­posées de con­tribu­teurs qui ne se sont jamais vus physique­ment et situés aux qua­tre coins du monde, ils ont fait appa­raître de nou­veaux modes d’innovation à la fois col­lab­o­rat­ifs et con­cur­ren­tiels. D’autre part, ces out­ils et ces méth­odes font qu’il est désor­mais pos­si­ble pour une start-up d’employer simul­tané­ment des développeurs situés en Asie, en Europe de l’Est et en Amérique du Sud. Cela peut sem­bler car­i­cat­ur­al, pour­tant ce mod­èle per­met à des start-up de com­mencer à dévelop­per des pro­duits en lim­i­tant le plus pos­si­ble leurs coûts dans les phas­es d’amorçage, pra­tique que j’ai vu faire tant à Paris qu’en Cal­i­fornie. Cer­tains en font même un mod­èle d’organisation en réponse au coût de la vie et à la guerre des tal­ents que se livrent les entre­pris­es de la Tech autour de San Fran­cis­co, quitte à organ­is­er tous les six mois un sémi­naire d’entreprise dans une région du monde dif­férente. Ces pra­tiques dépassent large­ment le monde des start-up et per­me­t­tent aujourd’hui à cer­taines entre­pris­es d’offrir une mobil­ité interne à un développeur sans mobil­ité géo­graphique, les équipes étant capa­bles tant matérielle­ment que cul­turelle­ment de tra­vailler totale­ment à distance.

Quand Facebook se fait moteur de l’open hardware 

Ce qui a démar­ré avec le logi­ciel s’est trans­posé à d’autres domaines d’activité de la tech. Les entre­pris­es ont par­fois intérêt à lancer une com­mu­nauté libre autour d’un besoin interne, et pas unique­ment pour des besoins logi­ciels. Mark Zucker­berg com­prit à la fin des années 2000 que son mod­èle économique n’était pas viable sur le long terme si les coûts d’infrastructure de Face­book restaient pro­por­tion­nels aux coûts des serveurs et dat­a­cen­ters de l’époque. En effet l’entreprise con­nais­sait une phase de crois­sance expo­nen­tielle du nom­bre de ses abon­nés, à mul­ti­pli­er par une forte crois­sance des usages indi­vidu­els, ce qui sig­nifi­ait donc des besoins en cal­cul pro­gres­sant plus vite que la loi de Moore.

Ayant échoué à faire baiss­er les prix de ses prin­ci­paux four­nisseurs comme HP, il mis­sion­na une équipe com­man­do pour con­cevoir de nou­veaux serveurs et un nou­veau type de dat­a­cen­ters, à la fois plus effi­caces énergé­tique­ment et moins onéreux. Lors de l’inauguration du pre­mier cen­tre issu de ces travaux, à Prineville en 2011, Zucker­berg annonça que le design de leurs serveurs était désor­mais placé sous licence libre au sein de l’Open Com­pute Project. En déléguant à une fon­da­tion ouverte à tous la respon­s­abil­ité de main­tenir et de faire vivre le pro­jet dans la durée, Face­book s’assurait à la fois d’un pas­sage à l’échelle au-delà de ses pro­pres besoins – fac­teur de baisse de coûts et d’augmentation de l’offre – et surtout d’un coût d’entretien bien moins impor­tant dans la durée, puisqu’il serait partagé par d’autres acteurs.

Pari réus­si puisque Microsoft ne tar­da pas à rejoin­dre cette fon­da­tion et que HP finit par faire de même au détri­ment de ses con­cep­tions de serveurs pro­prié­taires (cet épisode est admirable­ment bien racon­té par Philippe Dewost dans son pas­sion­nant ouvrage De mémoire vive, une his­toire de l’aventure numérique, édi­tions Pre­mière Par­tie, col­lec­tion Point de bas­cule, Paris, 2022).


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L’effet de l’impression 3D

Mais l’open hard­ware ne con­cerne évidem­ment pas que des pro­jets à échelle aus­si indus­trielle que les serveurs des Gafam. La démoc­ra­ti­sa­tion de l’impression 3D a per­mis à toute per­son­ne à peine geek de devenir mak­er via la créa­tion d’objets, en piochant dans des plans partagés sur le web, en les con­ce­vant from scratch, ou bien en adap­tant une con­cep­tion à ses pro­pres besoins ou envies. À nou­veau, l’esprit libre et les out­ils de partage ont joué un rôle clé : le site de référence Thin­gi­verse, qui con­tient plusieurs mil­lions de plans, était ini­tiale­ment pen­sé pour le partage de plans sous licences libres, et en par­ti­c­uli­er pour héberg­er les plans de RepRap, pro­jet d’imprimante 3D à la fois libre et fab­ri­ca­ble en grande par­tie par une autre imprimante.

Si l’imprimante 3D grand pub­lic ne per­met que de réalis­er des pièces en plas­tique, la dynamique des mak­ers va bien au-delà, et nom­breux sont ceux qui utilisent la fab­ri­ca­tion addi­tive pour réalis­er les boîtiers qui héberg­eront de l’électronique. En 2021, la Gen­darmerie nationale a par exem­ple pub­lié sous licence open hard­ware les plans et le guide de con­cep­tion d’une borne de lec­ture de passe san­i­taire « main libre », com­bi­nant impres­sion 3D à façon avec com­posants élec­tron­iques et logi­ciels standard.

L’exemple du respirateur bon marché 

Le mou­ve­ment Mak­er s’était d’ailleurs fait remar­quer pen­dant la crise Covid : on se sou­vient de la fab­ri­ca­tion de visières dont les serre-têtes étaient imprimés en 3D. Mais des pro­jets plus com­plex­es ont vu le jour : aujourd’hui le col­lec­tif Mak­er for Life met à dis­po­si­tion de tous les élé­ments néces­saires à la fab­ri­ca­tion d’un res­pi­ra­teur bon marché, le MakAir. Né en plein con­fine­ment et soutenu entre autres par le CEA et l’Agence de l’innovation de défense (AID), le pro­jet a cette car­ac­téris­tique de pub­li­er sous licence libre tous les com­posants (plans et sché­mas élec­tron­iques, logi­ciel, firmware, fichiers d’impression…). Et cela sur la plate­forme GitHub déjà évoquée.

Le groupe SEB ayant indus­tri­al­isé le pro­duit, des MakAirs ont été envoyés dans dif­férents pays pour sur­mon­ter la crise san­i­taire, jusqu’en Inde, pour un coût de pro­duc­tion 10 à 40 fois moin­dre que les prix com­mer­ci­aux habituels. Si l’équipe a eu besoin d’assembler et de tester physique­ment son pro­duit, il est impor­tant de soulign­er qu’une grande par­tie des travaux a été réal­isée par des équipes con­finées, tra­vail­lant à dis­tance au moyen d’outils numériques : visio­con­férence, dépôt de plans, de code… Ce qui illus­tre à nou­veau la capac­ité de col­lab­o­ra­tion hors norme, quelle que soit la dis­tance, ren­due pos­si­ble par les out­ils numériques qu’utilisent les com­mu­nautés d’innovateurs.

Innovation numérique dans la Gendarmerie illustrée par la présentation du drone Hangi, au salon Milipol, à Villepinte.
Présen­ta­tion du drône HANGI dans l’i­den­ti­fi­ca­tion crim­inelle, au salon MILIPOL

Des outils pour innover à distance 

La ten­dance irrigue tous les domaines de l’innovation, en par­ti­c­uli­er en favorisant l’intelligence col­lec­tive. Plus générale­ment, durant le con­fine­ment de 2020, beau­coup d’activités liées à l’innovation ont pu con­tin­uer, grâce à l’utilisation d’outils numériques. Ain­si la visio­con­férence, com­binée à des out­ils util­isés dans les ate­liers de créa­tiv­ité, d’idéation ou d’intelligence col­lec­tive, a ren­du pos­si­ble mal­gré la dis­tance un cer­tain nom­bre d’étapes d’innovation, en par­ti­c­uli­er celles du partage d’expérience et de l’écoute des besoins. Cette dernière étape est par­ti­c­ulière­ment impor­tante pour les méth­odes agiles et l’approche design think­ing car, avant de dévelop­per, à dis­tance ou ensem­ble, il faut bel et bien savoir à quel prob­lème l’innovation va répon­dre, puis com­ment. En matière d’outils numériques facil­i­tant ces exer­ci­ces, on peut d’ailleurs se réjouir du suc­cès de la start-up bre­tonne Klax­oon, qui exporte son pro­duit tant en Amérique du Nord qu’en Asie du Sud-Est. 

L’exemple de la gendarmerie 

Au sein de la gen­darmerie, la crise Covid nous a égale­ment poussés à repenser nos proces­sus d’innovation par­tic­i­pa­tive. D’abord en créant dès mars 2020 un canal de traite­ment « au fil de l’eau » des inno­va­tions qui remon­taient du ter­rain, avec partage et dif­fu­sion sur une plate­forme spé­ci­fique de notre intranet. On par­le là de l’innovation au sens large, car il pou­vait s’agir aus­si bien de dis­posi­tifs tech­niques (on a vu par exem­ple des poignées de porte actionnables par le coude) que d’adapter l’offre de ser­vice de la gen­darmerie aux besoins spé­ci­fiques des usagers dans chaque ter­ri­toire, selon la façon dont la crise était vécue locale­ment. Inti­t­ulée #Répon­drePrésent, cette opéra­tion spé­ci­fique d’adaptation de notre action a d’ailleurs été primée par l’association Innov’Acteurs au titre des trophées d’innovation par­tic­i­pa­tive socié­tale Covid-19. 

Une longue tradition d’innovation

Au-delà du con­fine­ment, la crise nous a invités à refon­dre notre dis­posi­tif d’innovation par­tic­i­pa­tive his­torique : inti­t­ulé « Ate­liers de la per­for­mance », il avait été créé en 2007, à l’époque où l’expression inno­va­tion par­tic­i­pa­tive n’était pas encore con­nue, afin de per­me­t­tre le partage, la libre repro­duc­tion par tous, voire la général­i­sa­tion par l’administration cen­trale des bonnes pra­tiques mis­es en place locale­ment. Le proces­sus avait été pen­sé avant l’arrivée de l’intranet dans les 4 000 casernes de la gen­darmerie. Il s’agissait donc d’un cycle annuel, avec des réu­nions physiques des con­cep­teurs, puis d’un jury qui don­nait lieu in fine à la dif­fu­sion d’un réper­toire papi­er chaque année. Si une base numérique avait été con­sti­tuée par la suite avec un wiki inno­va­tion, le proces­sus restait annuel et les mul­ti­ples décalages liés à la crise Covid ont mis en évi­dence son plus gros défaut, à savoir son manque d’agilité. En effet, dif­fi­cile d’expliquer à un inno­va­teur que son pro­jet n’est pas retenu à cause d’un prob­lème de sécu­rité ou d’une incom­pat­i­bil­ité RGPD, si cela fait plus d’un an qu’il l’a présenté.

“Stimuler l’innovation d’une organisation en mobilisant l’intelligence collective.”

Nous avons donc décidé de ren­dre le proces­sus presque con­tinu, avec un réper­toire numérique qui s’enrichit à chaque fois que la DGGN a validé « l’innocuité » des propo­si­tions, et des inno­va­teurs qui peu­vent cor­riger rapi­de­ment leurs expéri­men­ta­tions si l’administration cen­trale y voit un risque ou une incom­pat­i­bil­ité nor­ma­tive. On par­le ici d’innocuité et pas d’opportunité, il est en effet enten­du que le juge­ment de l’opportunité appar­tient au ter­rain : si les con­cep­teurs se sont don­né du mal pour résoudre un prob­lème, c’est prob­a­ble­ment que le prob­lème est réel ! Par ailleurs, nous avons rem­placé le jury physique par un vote du ter­rain. Là où la désig­na­tion de quelques per­son­nes représen­tantes de chaque méti­er intro­dui­sait des biais impor­tants (au point qu’un prix avait été inven­té pour « rat­trap­er » les inno­va­tions rejetées par le jury mais que la DGGN voulait val­oris­er), un out­il de vote en ligne a per­mis pour la pre­mière fois de recueil­lir l’avis de plus de mille agents de tout grade et de tout statut, sans fil­tre ni biais.

De très bons résultats

Faire appel à l’intelligence col­lec­tive a été extrême­ment sat­is­faisant, car les propo­si­tions des final­istes ain­si désignés pour ce qu’on appelle désor­mais les « Ate­liers de l’innovation » étaient à la fois divers­es et extrême­ment por­teuses de valeur. Et ce sur des sujets var­iés sou­tenant aus­si bien l’efficacité opéra­tionnelle, la for­ma­tion ou l’accueil du pub­lic. Pour l’anecdote, on sig­nalera que deux des trois lau­réats avaient d’ailleurs util­isé l’impression 3D pour con­cevoir leur pro­duit, en s’appuyant sur le fablab interne de la gen­darmerie, con­sti­tué d’imprimantes répar­ties sur tout le ter­ri­toire et d’une com­mu­nauté reliée par une plate­forme de type Git ! Ain­si les proces­sus d’innovation ont large­ment pu se trans­former en s’appuyant sur des out­ils numériques : plate­formes de partage inspirées des out­ils des développeurs de la com­mu­nauté libre, out­ils d’intelligence col­lec­tive, réseaux soci­aux internes sont autant de moyens d’horizontaliser les proces­sus et de stim­uler l’innovation d’une organ­i­sa­tion en mobil­isant l’intelligence col­lec­tive et la créa­tion de com­mu­nautés autour de pro­jets, et pas seule­ment des pro­jets numériques. 

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