Le DataLab du ST(SI)² a été créé en 2020.

Le DataLab de la gendarmerie : 20 ans de montée en puissance dans les données

Dossier : Gendarmerie & numériqueMagazine N°778 Octobre 2022
Par Guillaume HUMEAU (X09)

La gen­dar­me­rie a pris toute la mesure de l’intérêt du trai­te­ment des don­nées dès les années 1990. Elle a su capi­ta­li­ser sur ses forces et apprendre de ses erreurs pour déve­lop­per sa stra­té­gie en la matière. Le Data­Lab est l’aboutissement et le por­teur actuel de cette poli­tique de pointe.

En 2019, un petit groupe d’officiers scien­ti­fiques ambi­tionne de révolu­tionner la façon dont les uni­tés de gen­dar­me­rie dépar­te­men­tale traitent les inter­ven­tions quo­ti­diennes auprès de nos conci­toyens. Ce qui sera alors nom­mé bri­gade de ges­tion des évé­ne­ments (BGE) entend ratio­na­li­ser, opti­mi­ser et amé­lio­rer la capa­ci­té de la gen­dar­me­rie à trai­ter les inter­ven­tions quo­ti­diennes. Cette approche ico­no­claste repose sur deux piliers : trois années de don­nées his­to­riques des inter­ven­tions et des algo­rithmes d’optimisation conçus en interne. En 2022, capi­ta­li­sant sur l’expérience de la BGE, le Data­Lab entre­prend de rele­ver un nou­veau défi, celui de l’optimisation des centres opé­ra­tion­nels, véri­tables tours de contrôle de la gen­dar­me­rie dépar­te­men­tale, char­gés entre autres de répondre aux appels 17. L’objectif est double : ren­for­cer la qua­li­té du ser­vice ren­du à la popu­la­tion et amé­lio­rer les condi­tions de tra­vail aujourd’hui dif­fi­ciles des mili­taires y ser­vant (sur­charge d’appels, horaires déca­lés et ser­vices noc­turnes fré­quents…). Les forces du Data­Lab pour réus­sir : plus de dix ans de don­nées ano­ny­mi­sées rela­tives aux appels d’urgence et aux inter­ven­tions, et des algo­rithmes « mai­son » d’optimisation et de machine lear­ning.

Aux origines de la donnée

Pour com­prendre com­ment la gen­dar­me­rie a pu rele­ver de tels défis, il faut reve­nir plus de vingt ans en arrière, à la veille du XXIe siècle. La bulle inter­net n’a pas encore explo­sé, Face­book n’existe pas et on ne parle même pas de web 2.0. Pour autant avec les moyens de l’époque la gen­dar­me­rie, forte de ses offi­ciers scien­ti­fiques et de sa sous-direc­tion des télé­com­mu­ni­ca­tions et de l’informatique (SDTI) créée en 1985, met en place son pre­mier sys­tème de repor­ting. C’est le début de l’informatique déci­sion­nelle en gen­dar­me­rie ; les don­nées d’activité, de délin­quance et de sécu­ri­té rou­tière sont alors extraites manuel­le­ment des bri­gades pour être trans­mises par le réseau radio à la com­pa­gnie puis au niveau dépar­te­men­tal, seul niveau hié­rar­chique relié alors à l’échelon cen­tral via le réseau intra­net. Vu de 2022 où le temps réel est deve­nu la norme, un tel pro­cé­dé peut sem­bler archaïque, mais à cette époque le modem 56k existe à peine et le maillage ter­ri­to­rial qui fait la force de la gen­dar­me­rie ne per­met pas encore un rac­cor­de­ment inter­net des uni­tés locales à un coût supportable.

Ce pre­mier sys­tème d’aide à la prise de déci­sion pose les fon­de­ments du pilo­tage opé­ra­tion­nel et déci­sion­nel par la don­née tel qu’on l’observe aujourd’hui. Il se nour­rit d’informations sta­tis­tiques pro­duites par les uni­tés élé­men­taires et agré­gées au niveau dépar­te­men­tal puis natio­nal, cou­vrant divers aspects du tra­vail et des mis­sions de la gen­dar­me­rie : délin­quance, acci­den­ta­li­té rou­tière, acti­vi­té des uni­tés. Ces don­nées dites de ser­vice ali­mentent des tableaux de bord pour les éche­lons ter­ri­to­riaux de com­man­de­ment, afin de leur don­ner une vision claire et syn­thé­tique de leur acti­vi­té et ain­si de prendre des déci­sions éclai­rées sur l’orientation de leur action opérationnelle.

La loi organique et la culture de la performance

En 2002, l’entrée en vigueur de la loi orga­nique rela­tive aux lois de finances (Lolf) change le para­digme de la ges­tion bud­gé­taire. Lar­ge­ment ins­pi­rée du concept de nou­velle ges­tion publique issue des modes de ges­tion du sec­teur pri­vé, elle vient sub­sti­tuer une logique de résul­tat à une logique de moyens en impo­sant aux admi­nis­tra­tions de rendre des comptes sur l’efficacité de leur action. Pour cela, elle ins­taure des plans annuels de per­for­mance défi­nis­sant des objec­tifs à atteindre et des rap­ports annuels de per­for­mance éva­luant l’atteinte de ces objec­tifs. Afin de répondre à ce besoin de quan­ti­fi­ca­tion de son action et de l’atteinte de ses objec­tifs, la gen­dar­me­rie dis­pose donc d’un atout sérieux. Pour autant le sys­tème en place montre ses limites en rai­son de nom­breuses fai­blesses : les remon­tées d’informations sont fas­ti­dieuses et sources d’erreur, et les chiffres sont par­fois inco­hé­rents d’un sys­tème à l’autre. En outre, si des sta­tis­tiques men­suelles répondent aux besoins de la Lolf, elles n’offrent pas une gra­nu­la­ri­té suf­fi­sante pour un pilo­tage effec­tif de l’activité des uni­tés, qui requiert une réac­ti­vi­té tou­jours plus importante.

Le milieu des années 2000 sera donc un véri­table tour­nant, avec le lan­ce­ment de trois pro­jets majeurs : le pro­jet Saphir 3G doit per­mettre un accès intra­net à l’ensemble des uni­tés de gen­dar­me­rie ; le pro­jet Puls@r vise à rem­pla­cer l’outil de bureau­tique bri­gade, per­met­tant entre autres d’automatiser la remon­tée des don­nées de ser­vice ; enfin le pro­jet STATS (sys­tème de trai­te­ment et d’analyse tac­tique et stra­té­gique) tend à refondre les bases exis­tantes pour les mettre en cohé­rence au sein d’un puits de don­nées unique, sur lequel s’appuiera un outil de consul­ta­tion lui aus­si unique. Ce der­nier pro­jet est par­ti­cu­liè­re­ment ambi­tieux et vise non seule­ment les don­nées « métiers » mais éga­le­ment les don­nées finan­cières, immo­bi­lières, les maté­riels et les RH.

Le tournant de l’urbanisation

La fin de la décen­nie 2000 sera char­nière pour la gen­dar­me­rie et ses sys­tèmes d’information. Tout d’abord 2009 signe son rat­ta­che­ment au minis­tère de l’Intérieur, puis 2010 voit le rem­pla­ce­ment de la SDTI par le ser­vice des tech­no­lo­gies et sys­tèmes d’information de la sécu­ri­té inté­rieure (ST(SI)²) mutua­li­sé avec la police natio­nale. Mais sur­tout les grands pro­jets pré­cé­dents ren­contrent cer­taines dif­fi­cul­tés. Tout d’abord, l’externalisation du pro­jet Puls@r est un échec par manque de connais­sance métier du pres­ta­taire, créant de fait un déca­lage entre les besoins du ter­rain et l’outil déve­lop­pé. Ensuite, la mise en place d’ERP (Enter­prise Resource Plan­ning), en par­ti­cu­lier pour la ges­tion RH (Agorh@ en 2007 qui devien­dra la pierre angu­laire de la déma­té­ria­li­sa­tion de la ges­tion du per­son­nel de la gen­dar­me­rie, en inté­grant pro­gres­si­ve­ment la ges­tion du temps de tra­vail puis le cal­cul de la solde), a ren­for­cé le cloi­son­ne­ment des appli­ca­tions et des don­nées. La mise en place d’un entre­pôt de don­nées unique n’est de ce fait que par­tielle, avec la seule inté­gra­tion des don­nées de ser­vice. Le pro­jet STATS, trop ambi­tieux, ne ver­ra donc pas le jour tel qu’il a été ini­tia­le­ment imaginé.

“Un grand mouvement d’urbanisation du système d’information.”

Néan­moins, ces échecs et dif­fi­cul­tés ouvrent des pers­pec­tives. Ain­si, la mise en place d’Agorh@ s’accompagne-t-elle de la créa­tion de réfé­ren­tiels dits « pivots » issus de ce sys­tème. Mais ce n’est qu’une des nom­breuses réa­li­sa­tions de cette période, avec éga­le­ment la bas­cule vers le logi­ciel libre (dont Gend­Bun­tu pour les postes de tra­vail), mou­ve­ment unique au sein de l’administration, et la mise en place d’un SSO (Single Sign-On, ou sys­tème d’authentification unique, per­met­tant notam­ment une ges­tion auto­ma­ti­sée des droits d’accès aux dif­fé­rentes appli­ca­tions et fichiers). On assiste là à un pre­mier grand mou­ve­ment d’urbanisation du sys­tème d’information de la gen­dar­me­rie dont on peut pro­fi­ter dix ans plus tard.

L’équipe du DataLab se compose d’officiers de carrière forts d’une double compétence métier et technique, d’officiers commissionnés recrutés pour leurs compétences en science des données et des sous-officiers développeurs de la filière informatique de la gendarmerie.
L’équipe du Data­Lab se com­pose d’officiers de car­rière forts d’une double com­pé­tence métier et tech­nique, d’officiers com­mis­sion­nés recru­tés pour leurs com­pé­tences en science des don­nées et des sous-offi­ciers déve­lop­peurs de la filière infor­ma­tique de la gendarmerie.

À l’heure des grands chantiers

La décen­nie 2010 sera donc celle des grands chan­tiers appli­ca­tifs. Puls@r voit fina­le­ment le jour au début des années 2010 avec toutes les fonc­tion­na­li­tés utiles au com­man­de­ment et au fonc­tion­ne­ment de la bri­gade, depuis la pla­ni­fi­ca­tion du ser­vice jusqu’à la remon­tée des sta­tis­tiques d’activité et de la délin­quance, en pas­sant par la ges­tion du cour­rier. Cet outil devient de ce fait une source d’information fan­tas­tique pour le sui­vi et le pilo­tage opé­ra­tion­nel des uni­tés de gen­dar­me­rie dépar­te­men­tale, même si ces don­nées ne sont pour l’heure pas exploi­tées à la hau­teur de leur poten­tiel. Mais sur­tout ces don­nées sont cen­tra­li­sées, fia­bi­li­sées et his­to­ri­sées au sein d’un entre­pôt de don­nées unique sur lequel s’appuient les deux outils de Busi­ness Intel­li­gence de la gen­dar­me­rie (un outil de requê­tage pour les éche­lons régio­naux et dépar­te­men­taux et un outil de visua­li­sa­tion d’états sta­tis­tiques pour les éche­lons locaux). C’est éga­le­ment la décen­nie de la mise en place du sys­tème opé­ra­tion­nel de la gen­dar­me­rie, dédié tant à la ges­tion et la sécu­ri­sa­tion des inter­ven­tions qu’à la remon­tée et l’exploitation du ren­sei­gne­ment. Déployé dès 2010, il est la source majeure d’information sur la réa­li­sa­tion de la fonc­tion « inter­ven­tion » par les uni­tés de gen­dar­me­rie, depuis la prise des appels d’urgence jusqu’aux comptes ren­dus d’intervention, et ali­mente lui aus­si l’entrepôt de don­nées à des fins statistiques. 

Vers une plateforme unique et des visions dynamiques multisources 

Le milieu de la décen­nie 2010 va voir se concré­ti­ser pour la pre­mière fois les grandes ambi­tions du pro­jet STATS qui, bien qu’abandonné, a conti­nué d’irriguer les réflexions ulté­rieures. Ain­si, le tableau de bord des com­man­dants de région est un pre­mier pro­jet pilote dès 2014, pré­sen­tant pour la pre­mière fois une vue dyna­mique à 360° des don­nées de ser­vice, RH et logis­tiques utiles au pilo­tage des uni­tés. L’apport de ces der­nières se révèle cru­cial pour éva­luer l’action opé­ra­tion­nelle, non plus seule mais à l’aune des moyens humains et maté­riels alloués. Mais sur­tout une nou­velle pla­te­forme de Busi­ness Intel­li­gence est lan­cée, s’appuyant sur un puits de don­nées unique vers lequel migre­ront dans les années sui­vantes l’ensemble des sta­tis­tiques des appli­ca­tions logis­tiques et RH. La gen­dar­me­rie entre ain­si plei­ne­ment dans l’ère des sta­tis­tiques self-ser­vice où les éche­lons régio­naux et dépar­te­men­taux peuvent créer leurs propres tableaux de bord de pilo­tage et les par­ta­ger avec leurs uni­tés subor­don­nées. C’est éga­le­ment le dépas­se­ment des tra­di­tion­nels tableaux de chiffres, pour aller vers des docu­ments syn­thé­tiques et visuels mêlant car­to­gra­phie, gra­phiques dyna­miques et KPI (Key Per­for­mance Indi­ca­tors).


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À l’ère de l’intelligence artificielle 

Assez natu­rel­le­ment, tous ces chan­ge­ments à une époque où le big data est le mot d’ordre conduisent à pous­ser la réflexion plus loin. Ces nou­veaux outils ont ouvert l’horizon et per­mis de réa­li­ser la valeur du patri­moine de don­nées de la gen­dar­me­rie. Think big, Act small ! : sous l’impulsion de chefs vision­naires, une pre­mière équipe est sanc­tua­ri­sée pour explo­rer ces poten­tia­li­tés avec une offi­cier de gen­dar­me­rie de for­ma­tion scien­ti­fique dis­po­sant d’une bonne connais­sance des don­nées sta­tis­tiques dis­po­nibles et une data scien­tist expé­ri­men­tée recru­tée pour l’occasion. À tra­vers de pre­miers PoC (Proof of Concept) sur l’analyse des risques psy­cho­so­ciaux ou encore l’aide à la mobi­li­té des offi­ciers, elles légi­ti­me­ront cette approche des don­nées par l’IA et ouvri­ront la voie aux réa­li­sa­tion ulté­rieures. 2020 voit ain­si la concré­ti­sa­tion de tout ce tra­vail par la créa­tion offi­cielle du Data­Lab au ST(SI)² avec un effec­tif qua­dru­plé, sym­bole des ambi­tions pour cette équipe. Le modèle est donc éprou­vé avec un équi­libre entre des offi­ciers de car­rière forts d’une double com­pé­tence métier et tech­nique, des offi­ciers com­mis­sion­nés recru­tés pour leurs com­pé­tences en science des don­nées et des sous-offi­ciers déve­lop­peurs de la filière infor­ma­tique de la gendarmerie. 

La gen­dar­me­rie inves­tit ain­si avec de sérieux atouts le haut du spectre du trai­te­ment des don­nées avec l’IA. Les résul­tats sont déjà pro­met­teurs, avec cinq pro­jets en pro­duc­tion (tels que la BGE ou l’aide à la pla­ni­fi­ca­tion du ser­vice des bri­gades), trois en cours d’industrialisation et sept en phase de déve­lop­pe­ment. Cette réus­site ne doit rien au hasard, elle est la suite logique des vingt années pré­cé­dentes et tire plei­ne­ment pro­fit d’officiers avec une forte culture scien­ti­fique. Pour autant, ce n’est pas l’arrivée, mais un nou­veau départ, et de nom­breux défis se pré­sentent au Data­Lab, dont le modèle évo­lue pour accé­lé­rer le déve­lop­pe­ment et l’industrialisation de nou­veaux cas d’usage.

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