La République a besoin d’entrepreneurs

Dossier : La France a besoin d'entrepreneursMagazine N°549 Novembre 1999
Par Jean BOUNINE-CABALÉ (44)

La TPE est le moteur de l’emploi

La TPE est le moteur de l’emploi

Les juge­ments por­tés sur les créa­tions d’emplois se fondent clas­si­que­ment sur les com­pa­rai­sons de stocks. En 1990 (cf. tableau 1), les PME de 10 à 100 sala­riés occu­paient 4 mil­lions d’emplois. En 1995, elles en occu­paient 4,4 mil­lions. Il paraît logique d’en déduire que 400 000 emplois ont été créés dans ce milieu, ce qui repré­sen­te­rait deux tiers des quelque 600 000 emplois créés de 1990 à 1995 dans l’en­semble du sec­teur pri­vé français.

La réa­li­té est très dif­fé­rente. En effet (cf. tableau 2), une ana­lyse des flux résul­tant d’un sui­vi indi­vi­duel des entre­prises qui exis­taient, sont nées ou ont dis­pa­ru au cours de la période, montre que les varia­tions de stocks d’emplois dans les trois caté­go­ries d’en­tre­prises et, en par­ti­cu­lier, dans la caté­go­rie B, ont été essen­tiel­le­ment dues aux TPE de la caté­go­rie A qui, pen­dant la période, sont demeu­rées dans leur caté­go­rie, se sont déve­lop­pées et ont chan­gé de caté­go­rie, sont nées ou ont disparu.

Les don­nées du tableau 2 révèlent une très grande tur­bu­lence, qui ne pou­vait pas appa­raître dans la simple com­pa­rai­son des stocks en début et en fin de période. Cette tur­bu­lence se mani­feste dans toutes les caté­go­ries, mais sur­tout dans les TPE.

Tableau I – Créa­tions d’emplois en franc déduites des stocks en 1990 et 1995
Stocks d’emplois en 1995
Stocks d’emplois en 1990
Entre­prises et établissements * Totaux

12 944 850
12 362 828

Caté­go­ries (effec­tifs)​
A (10-) B (10 à 100) C (100+)
4 414 744
4 338 911
4 433 972
3 988 544
4 096 134
4 035 373
Créa­tions appa­rentes d’emplois​ 75 833 445 428 50 761 582 022
* Entre­prises et éta­blis­se­ments (niveau SIRET) du sec­teur pri­vé. Sont donc exclus de l’analyse : les orga­nismes publics, les SCI, les asso­cia­tions, les éta­blis­se­ments sin­gu­liers (actifs juri­di­que­ment mais pas économiquement).
Source : Hick­mann – Ver­ley – The pH Group – Étude du 23.10.97.

Quels enseignements en tirer

Les grandes entre­prises détruisent des emplois et ne sont plus ce qu’elles ont été pen­dant les trente glo­rieuses, c’est-à-dire le moteur de la crois­sance. Les pré­oc­cu­pa­tions qui animent leurs diri­geants sont le recen­trage sur le métier, la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail par la méca­ni­sa­tion ou les délo­ca­li­sa­tions, enfin la recherche d’ef­fets d’é­chelle par fusions et acqui­si­tions. Pour ces rai­sons, les grandes entre­prises n’ont pu être elles-mêmes les arti­sans du déver­se­ment1 sans lequel une nou­velle crois­sance est impossible.

En revanche, le fait que le milieu des TPE mani­feste une beau­coup plus grande tur­bu­lence que les autres doit être inter­pré­té comme un signe évident de sa plus grande apti­tude au déversement.

La TPE doit être consi­dé­rée à la fois comme le moteur de l’emploi et l’ar­ti­san d’une nou­velle crois­sance. Le pro­blème est que nous n’en avons pas suf­fi­sam­ment. En France, en effet, l’en­tre­prise médiane a un effec­tif de 85 per­sonnes (ce qui veut dire que la moi­tié des tra­vailleurs sont dans des entre­prises de plus de 85 per­sonnes) ; aux États-Unis, la médiane est à 55 per­sonnes et le parc d’en­tre­prises a dou­blé en dix-sept ans, alors qu’il est res­té stag­nant en France2.

Tableau II – Créa­tions ou pertes d’emplois par ori­gine (A, B ou C) de 1990 à 1995

Dans les entre­prises qui, au cours de la période :
– sont res­tées en vie (dans leurs catégories
d’origine ou dans une autre catégorie)
– ont été créées
– ont disparu
A (10-) B C (100+)

+1 592 010
+1 007 347
‑1 271 098

+ 93 705
+ 601 368
– 868 204

– 390 270
+ 329 847
– 513 317
Créa­tions nettes d’emplois par caté­go­rie d’origine +1 328 098 – 173 131 – 573 740
Source : Hick­mann – Ver­ley – The pH Group – Étude du 23.10.97.

Les opportunités ne manquent pas

Dans les ser­vices mar­chands, notre retard par rap­port aux États-Unis est légen­daire. Indi­quons sim­ple­ment qu’en 1994 le taux de par­ti­ci­pa­tion aux ser­vices mar­chands des Fran­çais en âge de tra­vailler était de 38 %, alors qu’il était de 53 % en Amé­rique, ce qui repré­sente un gise­ment théo­rique d’emplois de plus de cinq mil­lions. Même si l’on tient compte du fait que, contrai­re­ment à ce qui se passe aux États-Unis, une par­tie de ce gise­ment est déjà occu­pée, chez nous, par des fonc­tion­naires, on peut consi­dé­rer que nous pou­vons créer dans les ser­vices 2 à 3 mil­lions d’emplois.

Pour l’in­dus­trie, il faut rai­son­ner en termes de valeur ajou­tée pour être cohé­rent avec le rai­son­ne­ment sur les ser­vices. Or la base de don­nées STAN de l’OCDE révèle que la valeur ajou­tée indus­trielle par citoyen en âge de tra­vailler était, en 1995, pour la France de 5 900 USD, à pari­té avec l’I­ta­lie, alors qu’elle était res­pec­ti­ve­ment de 7 900, 7 400 et 7 000 USD pour le Japon, les USA et l’Al­le­magne. Notre déca­lage par rap­port à l’A­mé­rique repré­sen­te­rait donc, à cata­logues de pro­duc­tions sem­blables, un poten­tiel de crois­sance de 25 % de la valeur ajou­tée totale pro­duite en 1995 et un poten­tiel d’emplois de l’ordre du million.

Nous avons donc du grain à moudre et une éva­lua­tion gros­sière, effec­tuée à par­tir des chiffres ci-des­sus, montre que la Répu­blique aurait besoin au mini­mum de 250 à 300 000 créa­teurs d’en­tre­prises par an pour reve­nir au plein emploi.

Les erreurs à corriger

Les hommes poli­tiques, leurs experts et les admi­nis­tra­tions cen­trales du pays, qui consti­tuent l’en­vi­ron­ne­ment ins­ti­tu­tion­nel des entre­prises, devront chan­ger radi­ca­le­ment d’at­ti­tude à l’é­gard de la crois­sance et de l’emploi. Depuis vingt-cinq ans, ils attendent la crois­sance de l’ex­té­rieur comme on attend le beau temps de l’an­ti­cy­clone des Açores ; ils dépensent beau­coup d’argent public pour gérer le chô­mage et ils pro­pagent des mythes comme celui du salut par la mon­dia­li­sa­tion des échanges et l’ex­por­ta­tion des pro­duits de nos tech­niques de pointe.

Ils ne voient pas que nos expor­ta­tions ne repré­sentent que 24 % de notre PIB et que les condi­tions d’une nou­velle crois­sance dépendent donc très majo­ri­tai­re­ment de la volon­té d’un plus grand nombre d’hommes à créer des pro­duits et des ser­vices à l’u­sage de leur pro­chain plu­tôt que du Grand Turc.

Enfin, ils ont axé leur poli­tique de l’emploi sur le par­tage du tra­vail là où il existe déjà, c’est-à-dire dans les seules entre­prises exis­tantes. Ce fai­sant, ils ne se sont pas seule­ment trom­pés de cible : en mul­ti­pliant les règle­ments et les contraintes admi­nis­tra­tives de toutes sortes, ils ont dis­sua­dé un peu plus les entre­pre­neurs d’en­tre­prendre et ren­du encore plus pro­blé­ma­tiques la sur­vie et le déve­lop­pe­ment des TPE exis­tantes. Il fau­dra donc bien que ces ini­tia­tives mal­en­con­treuses soient un jour rapportées.

Le finan­ce­ment des micro­pro­jets relève à peu près exclu­si­ve­ment de la bonne volon­té, sinon de la cha­ri­té, du public. Les res­sources, pour­tant immenses, de l’in­gé­nie­rie finan­cière n’ont pas été mobi­li­sées à son ser­vice. Pour­quoi se refuse-t-on si obs­ti­né­ment à imi­ter ce que font les Amé­ri­cains dans ce domaine, en par­ti­cu­lier en uti­li­sant l’argent public pour abon­der des réserves locales d’as­su­rance contre les risques inhé­rents au finan­ce­ment des micro­pro­jets3.

Une autre ini­tia­tive amé­ri­caine, celle des « anges du déve­lop­pe­ment », com­mence heu­reu­se­ment à être imi­tée en France. On sait que, pour être plei­ne­ment effi­cace, elle néces­site cepen­dant des inci­ta­tions fis­cales appro­priées comme la déduc­tion des pertes du reve­nu décla­ré en cas d’é­chec du pro­jet d’en­tre­prise et la dimi­nu­tion de l’im­pôt sur les plus-values. De telles inci­ta­tions existent aujourd’­hui ; leur péren­ni­té devrait être abso­lu­ment garan­tie par la loi.

Enfin et sur­tout, il faut que les jeunes se per­suadent que la créa­tion d’en­tre­prises leur offre plus de pers­pec­tives d’é­pa­nouis­se­ment per­son­nel et, tout compte fait, moins de risques de pré­ca­ri­té que le sta­tut d’employé ou de cadre dans une grande entre­prise. On dit cou­ram­ment en Amé­rique que 70 % des diplô­més de Har­vard ont créé leur propre entre­prise dans les dix ans qui ont sui­vi leur sor­tie de la Busi­ness School.

Cette pro­por­tion est peut-être exa­gé­rée, mais il est cer­tain que la créa­tion d’en­tre­prises est au pro­gramme de toutes les busi­ness schools amé­ri­caines alors qu’en France, à de rares excep­tions près, nos écoles de ges­tion, sans par­ler de nos uni­ver­si­tés, se consi­dèrent essen­tiel­le­ment comme des viviers pour les grandes entre­prises. Celles-ci ne manquent pas de faire mon­ter les enchères, ce qui se tra­duit par la course aux diplômes.

La Répu­blique a, aujourd’­hui, moins besoin de savants diplô­més que d’entrepreneurs.

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1. L’ex­pres­sion, rap­pe­lons-le, est d’Al­fred Sauvy.
2. Obser­va­tions de Ber­nard Zim­mern (pro­mo 49) publiée dans les dos­siers de l’Ins­ti­tut IFRAP, tél. : 01.42.33.29.15.
3. Voir annexes du Rap­port Dalle-Bou­nine au ministre des Affaires sociales et de l’Em­ploi – 1987.

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