La Nouvelle Donne

Dossier : ExpressionsMagazine N°530 Décembre 1997
Par Franck FALÉZAN (91)
Par Charles-Henri ROSSIGNOL (91)
Par Arnaud SAHUGUET (91)

Cet arti­cle est con­sacré aux défis aux­quels doit faire face cette insti­tu­tion dédiée à la for­ma­tion d’ex­cel­lence qu’est l’É­cole poly­tech­nique. Ce sujet nous con­cerne tous, car la répu­ta­tion de l’É­cole et son impact sur la société française au cours des prochaines décen­nies auront, qu’on le souhaite ou non, des réper­cus­sions impor­tantes sur nos car­rières et nos ori­en­ta­tions. Nous espérons sus­citer ici, dans le pro­longe­ment des pro­jets en cours de mod­erni­sa­tion de l’X, une réflex­ion sur le rôle et l’avenir de notre École dans notre pays.

I. La nouvelle donne

Le nouveau paradigme de la connaissance

Aujour­d’hui, sim­ple­ment appren­dre est un investisse­ment de court terme, pour ne pas dire de très court terme. La sci­ence avance à pas de géant et il est de plus en plus dif­fi­cile de se tenir infor­mé. Les autoroutes de l’in­for­ma­tion explosent et tout devient immé­di­ate­ment disponible à l’ensem­ble de la planète. Le rythme de l’évo­lu­tion des con­nais­sances et de nos sociétés nous paraît s’ac­célér­er. Il devient cri­tique de pou­voir tri­er l’in­for­ma­tion, de l’in­té­gr­er et d’y répon­dre, si besoin est, en temps réel. Il faut donc appren­dre à appren­dre, être capa­ble d’as­sim­i­l­er rapi­de­ment de nou­velles con­nais­sances, d’en faire la syn­thèse. Il faut chang­er nos proces­sus tra­di­tion­nels d’évo­lu­tion et con­stam­ment réin­ven­ter de nou­velles façons de changer.

Le monde de demain appar­tien­dra à ceux qui appren­dront plus vite, mieux et dif­férem­ment des autres et qui sauront tir­er par­ti de cet avan­tage pour être les pre­miers à agir.

La mondialisation

Le monde aus­si a changé. Les médias nous infor­ment régulière­ment des réal­ités de la mon­di­al­i­sa­tion. La vie de tous les jours nous le rap­pelle : “made in Tai­wan”, “made in Chi­na”, firmes multi­na­tionales et bien­tôt une nou­velle mon­naie non plus nationale mais européenne. Les règles du jeu ne sont plus aujour­d’hui locales mais inter­na­tionales. Les pou­voirs nationaux doivent peu à peu aban­don­ner cer­taines de leurs prérog­a­tives à des instances supra­na­tionales (Com­mis­sion européenne, ONU, OMC, etc.).

Défendre ses intérêts, c’est savoir faire enten­dre sa voix au sein de ces organ­i­sa­tions, par l’in­ter­mé­di­aire de représen­tants com­pé­tents et con­scients des nou­velles règles du jeu. En out­re les tra­di­tion­nels leviers poli­tiques et économiques d’un gou­verne­ment voient leurs actions lim­itées par la mondialisation.

Ceci est une con­séquence de l’ex­plo­sion du com­merce inter­na­tion­al (inter­dépen­dance des économies), de l’in­ter­na­tion­al­i­sa­tion des places bour­sières, mais aus­si des nom­breux accords et traités qui vont de la zone de libre-échange (ALENA) aux zones à forte inté­gra­tion poli­tique (mon­naie com­mune, défense com­mune, poli­tique extérieure com­mune). Le Français doit avoir une vision glob­ale, être citoyen du monde et com­pren­dre que les intérêts de la France sont inex­tri­ca­ble­ment liés à ceux de nos partenaires.

L’entreprise cœur de la société

Enfin, la société aus­si a changé. La richesse économique d’un pays ne provient plus seule­ment de ses ressources naturelles, du rôle de son État, de son armée, ou des qual­ités de ses dirigeants. De notre point de vue, à l’aube du XXIe siè­cle, l’en­tre­prise est au cen­tre de la société, la source de pro­grès économique, de créa­tion d’emplois, et d’in­no­va­tion. Ceci est un con­stat, pas un rêve. Partout les règles de marché affir­ment leurs empris­es. Les régimes autori­taires ou com­mu­nistes ont mon­tré leurs limites.

Le mod­èle social qui émerge laisse aux forces de marché le soin d’al­louer les ressources. Il suf­fit de regarder vers les États-Unis qui, bien qu’é­tant loin de représen­ter un mod­èle par­fait sur le plan de la pro­tec­tion sociale, de la répar­ti­tion des richess­es, etc., con­nais­sent un taux de chô­mage faible (4,9 % soit le niveau le plus bas depuis plus de vingt ans), une crois­sance économique soutenue et sont à l’o­rig­ine du développe­ment de nom­breuses inno­va­tions. La libre entre­prise y est placée au cœur de leur sys­tème avec les risques, tra­vers et récom­pens­es que cela induit : une entre­prise citoyenne con­sciente de son rôle au sein de la société, mais une entre­prise libre et libérée. Il s’ag­it donc de for­mer les élites dans cette logique, c’est-à-dire leur don­ner l’e­sprit d’en­tre­prise et surtout d’entreprendre.

II. Les réponses apportées par l’X aujourd’hui

L’enseignement

Un reproche facile que l’on peut faire à l’X, c’est d’en­seign­er aux élèves les équa­tions dif­féren­tielles aux dépens de choses plus con­crètes, plus appliquées. C’est juste­ment là la force de l’É­cole. Elle forme les étu­di­ants en les con­frontant à des méth­odes de réflex­ions var­iées sur des sujets emprun­tés aux math­é­ma­tiques et autres sci­ences expéri­men­tales et appliquées. Tout l’art réside dans le choix judi­cieux des matières que l’on con­sid­ère comme con­sti­tu­ant un échan­til­lon représen­tatif des mécan­ismes de pensées.

À notre avis, cer­tains mécan­ismes sont out­rageuse­ment priv­ilégiés et cer­tains com­plète­ment lais­sés de côté. Le résul­tat : des poly­tech­ni­ciens investis de leurs titres, adossés sur leur savoir et con­fortés par leurs sol­i­dar­ités“1. Ce sys­tème pro­duit d’ex­cel­lentes mécaniques intel­lectuelles trop sou­vent coupées des réal­ités de ce monde et des enjeux de demain.

La mondialisation

En dépit des dif­férentes cam­pagnes pub­lic­i­taires orchestrées par l’É­cole, la Fon­da­tion et autres organ­i­sa­tions accréditées, l’É­cole a trop sou­vent délais­sé la dimen­sion inter­na­tionale. Nos expéri­ences respec­tives à l’é­tranger nous le rap­pel­lent chaque jour. En ce qui con­cerne les corps de l’É­tat, la for­ma­tion sem­ble ignor­er l’ex­is­tence d’or­gan­ismes inter­na­tionaux où le faible nom­bre de ses représen­tants hand­i­cape notre pays. Pour la recherche, le sys­tème français en général entre­tient ce ren­fer­me­ment sur soi. En effet, la recherche est aujour­d’hui inter­na­tionale, fondée sur la coopéra­tion entre chercheurs de dif­férents pays, con­ti­nents, etc.

La France se com­plaît dans un cer­tain clien­télisme où un chercheur peut effectuer son DEA, sa thèse et pour­suiv­re toute sa car­rière au sein d’un même organ­isme (X, ENS, uni­ver­sité). Quelle ouver­ture d’e­sprit ! En out­re, un pas­sage à l’é­tranger (Ph. D. ou post-doc) est sou­vent perçu plus comme un hand­i­cap qu’un avan­tage : “quand on part, on n’est pas sûr de retrou­ver un poste” nous dis­ait récem­ment un de nos cama­rades. Quel esprit d’aven­ture et de conquête !

En ce qui con­cerne les ingénieurs, là encore l’É­cole ne prend pas assez en compte le fait que ces dits ingénieurs seront amenés à tra­vailler dans un envi­ron­nement inter­na­tion­al, dans une langue qui ne sera pas tou­jours la leur. Le niveau moyen en anglais des élèves reste très faible. Quant à l’ap­pren­tis­sage d’une deux­ième langue étrangère, ce n’é­tait jusqu’à tout récem­ment qu’une option. Vive l’Europe !

L’entreprise

“L’en­tre­prise”, sou­venons-nous, c’est ce mot qui a été soigneuse­ment ban­ni des enseigne­ments, gom­mé du vocab­u­laire. Avons-nous jamais vu un con­férenci­er venir nous par­ler de l’en­tre­prise qu’il avait créée ? Au sor­tir de l’É­cole, nous sommes totale­ment igno­rants des réal­ités de l’en­tre­prise, à l’ex­cep­tion peut-être de ceux qui ont fait l’ef­fort per­son­nel d’aller se frot­ter à ce monde, par le biais de stages en entre­prise, des binets (comme le Point Gam­ma, le Forum ou la Junior-Entre­prise) ou des efforts courageux du Bureau des carrières.

La grande entre­prise ne devrait pas être une chas­se gardée où des “man­darins” s’échangent postes et titres au gré de tribu­la­tions poli­tiques. Les poly­tech­ni­ciens ne doivent pas être des hommes et des femmes frileux, résis­tant au change­ment et préférant s’a­doss­er à leur diplôme et à leurs sol­i­dar­ités. L’e­sprit de con­quête, d’ex­plo­ration ou d’en­tre­prise implique une démarche qui com­prend certes des risques, mais reçoit aus­si des récom­pens­es tout autant col­lec­tives que personnelles.

III. Missions et Valeurs

Avant tout, il faut définir plus claire­ment la mis­sion et les valeurs de l’É­cole. Comme nous l’avons dit, les temps ont changé, et plus qu’on ne croit. Le con­seil d’ad­min­is­tra­tion de l’A.X. s’in­quié­tait dans un numéro récent de La Jaune et la Rouge de la “désaf­fec­tion des taupins“2. L’É­cole est dans la sit­u­a­tion d’une entre­prise his­torique­ment leader dans son secteur, qui n’a pas assez tenu compte des change­ments de l’en­vi­ron­nement et qui con­naît une éro­sion de ses parts de marché. Il est grand temps de changer.

À tra­vers ses deux siè­cles d’ex­is­tence, l’X a tou­jours eu pour but de for­mer des élites pour répon­dre aux besoins du pays : des officiers, des ingénieurs et des grands com­mis de l’É­tat. Aujour­d’hui et avec la même ambi­tion et le même souci d’ex­cel­lence, il faut se deman­der ce dont le pays a besoin afin de “créer de la valeur” pour la société dans son ensem­ble. Cette réponse a été don­née il y a quelques années déjà, par le prési­dent du con­seil d’ad­min­is­tra­tion, M. Esam­bert, à tra­vers une for­mule heureuse, si heureuse qu’on a cru qu’il suff­i­sait de la pronon­cer pour résoudre le prob­lème : “Le pays a besoin d’of­ficiers de la guerre économique”.

Comme dans l’ar­mée, ce terme doit regrouper des pro­fils aus­si var­iés que com­man­dos, médecins, artilleurs, cav­a­liers, fan­tassins, sapeurs, marins, avi­a­teurs, trans­met­teurs, etc. Dans cet esprit, nous sug­gérons une mis­sion pour l’É­cole poly­tech­nique : for­mer des “cap­i­taines” d’en­tre­prise, de recherche, d’É­tat, qui con­tribueront par leurs con­duites et leurs actions à mon­tr­er l’ex­em­ple et à entraîn­er la société dans son ensem­ble vers plus de richess­es. Qua­tre valeurs nous parais­sent fon­da­men­tales à la pour­suite de cette mis­sion : intégrité, indépen­dance d’e­sprit, ouver­ture et volon­té d’entreprendre.

IV. Quelques pistes

L’enseignement

Con­for­mé­ment au leit­mo­tiv “appren­dre à appren­dre”, l’É­cole se doit de pren­dre en compte d’autres méth­odes de raison­nement que l’on trou­ve dans des dis­ci­plines comme la stratégie (mil­i­taire ou d’en­tre­prise), la finance, le man­age­ment ou l’éthique. L’É­cole devrait s’ou­vrir sur de nou­veaux sché­mas de pen­sées avec des cours de négo­ci­a­tion, de soci­olo­gie des organ­i­sa­tions ou de man­age­ment général. En out­re il est aujour­d’hui cru­cial de savoir tra­vailler en équipe et de diriger des équipes, que l’on soit chercheur, employé, dirigeant ou entre­pre­neur. L’É­cole doit encour­ager et valid­er cette forme de tra­vail par l’in­ter­mé­di­aire d’ex­er­ci­ces où des groupes de 4 à 10 élèves tra­vailleraient en équipe avec dif­férents rôles et respon­s­abil­ités. Il faut aus­si appren­dre aux poly­tech­ni­ciens à com­mu­ni­quer, favoris­er la par­tic­i­pa­tion orale en classe et le débat d’idées.

L’X doit égale­ment insuf­fler l’e­sprit d’en­tre­prise et de con­quête au tra­vers des enseigne­ments. D’autre part, la for­ma­tion com­plé­men­taire dans sa forme actuelle nous sem­ble souf­frir d’im­por­tants prob­lèmes. Le nom­bre de for­ma­tions à l’é­tranger agréées reste rel­a­tive­ment lim­ité. Le rôle joué par les écoles d’ap­pli­ca­tion ne nous paraît plus adap­té aux exi­gences de la France. En out­re, le temps passé au sein de celles-ci pour­rait être forte­ment réduit puisqu’il con­siste actuelle­ment en neuf mois de cours, trois mois de vacances et un an de stage.

Enfin, la pan­tou­fle nous sem­ble être un moyen inadap­té et archaïque pour inciter les élèves à effectuer leur for­ma­tion com­plé­men­taire dans les insti­tuts agréés. Ces prob­lèmes font déjà, pour la plu­part, l’ob­jet d’une réflex­ion : il nous sem­ble impor­tant d’y inté­gr­er les change­ments actuels de l’en­vi­ron­nement aux­quels les poly­tech­ni­ciens seront confrontés.

La mondialisation

La France a autant besoin des ses cadres sur le ter­ri­toire nation­al qu’à l’é­tranger. Une par­tie des enseigne­ments devrait se faire en anglais exclu­sive­ment. L’anglais est aujour­d’hui une néces­sité pour cha­cun d’en­tre nous. L’É­cole devrait offrir un cours sur l’é­tude des rela­tions inter­na­tionales, des insti­tu­tions européennes et mon­di­ales dans un cadre macro-économique. L’in­ter­na­tion­al­i­sa­tion de l’É­cole passe égale­ment par des stages à l’é­tranger et des pro­grammes d’échanges avec d’autres uni­ver­sités comme c’est le cas dans d’autres écoles françaises.

Cer­taines écoles d’ap­pli­ca­tion ont pris en compte pour leurs élèves (donc pour les for­ma­tions com­plé­men­taires a for­tiori) cette dimen­sion. L’ENPC, par exem­ple, organ­ise chaque année une vis­ite à la Com­mis­sion européenne, ce qui donne lieu à des ren­con­tres et dis­cus­sions avec des représen­tants de la Com­mis­sion. En ce qui con­cerne la recherche, l’É­cole se doit aus­si de don­ner cette dimen­sion inter­na­tionale. Nous sommes désolés de con­stater qu’il y a très peu de chercheurs français à l’é­tranger en général.

L’É­cole ne devrait pas inciter mais oblig­er les futurs chercheurs à pass­er au moins un an dans un lab­o­ra­toire étranger, au con­tact de chercheurs d’hori­zons dif­férents, de méth­odes de tra­vail dif­férentes, etc.

L’entreprise

L’É­cole doit pren­dre en compte la dimen­sion de l’en­tre­prise. Au lieu d’oc­cul­ter cette réal­ité, elle doit l’embrasser et en faire com­pren­dre les fonc­tion­nements, les prob­lèmes, les aspects humains, les con­traintes finan­cières, etc. Il est indis­pens­able de mieux informer les élèves sur les réal­ités des entre­pris­es, par l’in­ter­mé­di­aire de cours, de con­férences, de vis­ites sur site et par la par­tic­i­pa­tion des entre­pris­es à l’en­seigne­ment. L’É­cole doit égale­ment accorder plus d’im­por­tance aux stages en entre­prise. Un bon exem­ple de la frac­ture entre l’en­seigne­ment et la réal­ité est le cours d’économie.

Réduire l’é­conomie à des équa­tions du deux­ième degré est sim­pliste. Si la réal­ité était aus­si sim­ple, les prob­lèmes de chô­mage et d’ex­clu­sion auraient été réso­lus depuis longtemps. Résumer l’é­conomie à un jeu dérisoire d’équa­tions, c’est d’abord faire insulte à l’in­tel­li­gence et surtout nier le car­ac­tère spé­ci­fique de cette dis­ci­pline. Dans cette optique, l’é­tude appliquée de quelques sit­u­a­tions his­toriques que la France ou d’autres pays ont con­nues, des répons­es apportées par les dirigeants et de leurs impacts nous paraît à la fois com­plé­men­taire de l’en­seigne­ment dis­pen­sé actuelle­ment, plus prag­ma­tique et très formatrice.

Conclusion

Le monde a changé. Fidèle à sa mis­sion de for­ma­tion des élites du pays, notre école doit aujour­d’hui s’adapter. Cette adap­ta­tion passe par une refonte des proces­sus d’ac­qui­si­tion des con­nais­sances, une ouver­ture inter­na­tionale accrue et une val­ori­sa­tion de l’e­sprit d’in­no­va­tion et d’en­tre­prise. Dans un envi­ron­nement où la for­ma­tion est dev­enue con­tin­ue, tout au long d’une car­rière, l’X doit apporter les fon­da­tions néces­saires à cette per­pétuelle remise en question.

L’É­cole doit être une plate-forme autour de laque­lle s’ar­tic­u­lent stages, expéri­ences humaines, pro­jets de recherche et for­ma­tions com­plé­men­taires. Elle doit le faire en har­monie avec les besoins de notre pays et les réal­ités du monde, pour la Patrie, les Sci­ences et la Gloire.

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1. La Jaune et la Rouge, avril 97, “Un ressource­ment pour l’É­cole et pour la com­mu­nauté poly­tech­ni­ci­enne”, page 67.
2. La Jaune et la Rouge, mai 1997, Rap­port moral sur l’an­née 1996, page 79.

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