Couverture de la Revue Barbe en 1945.

Caissier de la promo 42–43

Dossier : ExpressionsMagazine N°596 Juin/Juillet 2004Par : Henri TALLOT (42), Kèssier

En 1942, l’o­ral du con­cours d’en­trée à l’X a lieu à Paris, pour les can­di­dats rési­dant en zone occupée. L’É­cole poly­tech­nique est instal­lée depuis l940 à Lyon, en zone libre. Rat­tachée au Secré­tari­at d’É­tat aux Com­mu­ni­ca­tions et non plus au min­istère de la Guerre, elle est placée sous l’au­torité d’un gou­verneur civ­il. Le 19 sep­tem­bre 1942, le gou­verneur me con­firme par écrit mon admis­sion à l’É­cole. Il m’in­forme que j’au­rai à accom­plir aux Chantiers de Jeunesse, du 1er novem­bre 1942 au 30 juin 1943, le stage oblig­a­toire prévu par la loi. En fait, en zone occupée tout ser­vice nation­al a été sup­primé. Par con­tre en zone libre l’an­cien ser­vice mil­i­taire a été rem­placé par un ser­vice civ­il oblig­a­toire. Le gou­verneur nous con­firme que ce ser­vice nation­al de huit mois est éten­du à l’ensem­ble de la promotion.


Cou­ver­ture de la Revue Barbe en 1945.

Toute la pro­mo 42 se retrou­ve aux Chantiers en zone libre. Mais la sit­u­a­tion poli­tique évolue. Le 17 févri­er 1943 paraît la loi sur le Ser­vice du tra­vail oblig­a­toire pour tous les jeunes Français de 21 à 23 ans. L’É­cole nous informe que la pro­mo­tion reste soumise aux seules direc­tives du com­man­de­ment de l’É­cole, la ren­trée étant tou­jours envis­agée pour le mois d’oc­to­bre. Puis le gou­verne­ment organ­ise la ” relève ” : le départ de tra­vailleurs français vers l’Alle­magne per­me­t­tra à des pris­on­niers de guerre plus âgés de retrou­ver leurs familles en France. Dans ce but les jeunes de la classe 42 accom­pliront leur année de STO en Alle­magne. Très rapi­de­ment les jeunes ouvri­ers parisiens des anci­ennes usines d’aéro­nau­tique par­tent vers l’Est.

L’É­cole nous fait alors part des déci­sions offi­cielles : la pro­mo 41 quitte Lyon pour réin­té­gr­er en deux­ième année la Mon­tagne-Sainte-Geneviève à Paris, les élèves de la pro­mo 42, classe 41, font après les Chantiers une année de STO en France avant leurs études, les élèves de la pro­mo 42, classe 42, par­tent de suite en Alle­magne accom­plir leur année de tra­vail oblig­a­toire en partageant ain­si le sort des jeunes Français de leur classe, les élèves pro­mo 42, classe 43, non astreints au STO, com­men­cent leur sco­lar­ité à Paris, à la fin de leur péri­ode Chantiers, en octo­bre 1943. Il est pré­cisé que les élèves de la future pro­mo 43 suiv­ront le sort de leur classe d’âge.

Ain­si seront con­sti­tuées les pro­mos 42–43 A (classe 41), 42–43 B (classe 43) et 42–43 C (classe 42).

La vie à la caserne de Lourcine…

En octo­bre 1945, trois pro­mo­tions sont présentes. Les pro­mos 42–43 A et B ter­mi­nent leur deux­ième année d’é­tudes. La 42–43 C ren­trée d’Alle­magne, à laque­lle sont rat­tachés quelques élèves d’autres pro­mo­tions au par­cours encore plus com­pliqué, et la pro­mo 44, qui vient d’ef­fectuer une année de ser­vice mil­i­taire, com­men­cent leur pre­mière année d’é­tudes. L’É­cole, rue Descartes, est en travaux. L’un des bâti­ments de pro­mo, le Jof­fre, est démoli, en attente de mod­erni­sa­tion et de recon­struc­tion. Donc la seule pro­mo 44 est hébergée dans les murs traditionnels.

L’ensem­ble des pro­mos 42 et 43 loge à la caserne de Lourcine, boule­vard de Port-Roy­al à 1 km env­i­ron de la rue Descartes. Cette caserne, dévolue précédem­ment à la Colo­niale, com­porte de vastes bâti­ments entourant une cour car­rée fer­mée par le bâti­ment des cuisines et réfec­toires. Elle peut loger aisé­ment plus de 400 élèves internes, les élèves mar­iés ayant la pos­si­bil­ité de vivre ” en ville “. Les locaux ont été amé­nagés en salles d’é­tudes et en caserts affec­tés aux divers pelotons.

Les cours mag­is­traux sont don­nés dans les amphis Poin­caré et Gay-Lus­sac de l’É­cole, rue Descartes. Une ou deux fois par jour par con­séquent nous faisons l’aller et retour entre Port-Roy­al et Descartes, en uni­forme kaki. L’it­inéraire recom­mandé passe rue Berthol­let, rue Vauquelin et rue Tourne­fort, rues calmes et bien fréquen­tées. Par con­tre l’it­inéraire emprun­tant la rue Mouf­fe­tard, s’il est décon­seil­lé ou même inter­dit, est plus pit­toresque avec ses com­merces hauts en couleurs. Descen­dre cette rue bruyante, en uni­forme, un cor­net de frites en mains, après un cours magis­tral d’analyse de Paul Lévy, représente un exer­ci­ce pro­hibé mais revig­o­rant pour nos neu­rones surmenés !

Le corps pro­fes­so­ral com­porte des savants indis­cuta­bles, dont la sil­hou­ette est par­fois pit­toresque. Le pro­fesseur de physique minérale, M. Dubrisay, entre à l’am­phi, précédé du boum labo (le garçon de lab­o­ra­toire) por­teur d’un verre et d’une carafe pleine de tisane fraîche de tilleul des­tinée à humecter les lèvres du pro­fesseur. Lorsque ce besoin se fait sen­tir, M. Dubrisay par un geste adressé au boum se fait servir et porte le verre à ses lèvres. On entend alors les 400 élèves présents à l’am­phi mur­mur­er en cadence un ” glou … glou… glou… ” sonore qui dure le temps d’ab­sorp­tion du breuvage. L’ef­fet est garan­ti, mais provoque on ne sait pourquoi la mau­vaise humeur du pro­fesseur. En revanche on prête donc à M. Dubrisay le mérite d’avoir décou­vert le tilleul, dont le nom sci­en­tifique est ” zobi­um “, qui, tu le sais, est bien avec le mer­cure le seul métal liq­uide à la tem­péra­ture ambiante.

La chimie organique est à cette époque en plein essor. On met sur le marché les pre­mières lessives OMO, TEEPOL qui rem­pla­cent savon de Mar­seille et ersatz à base d’argile de l’Oc­cu­pa­tion. M. Barangé, le pro­fesseur de chimie organique, pour nous démon­tr­er les effets éton­nants de ces pro­duits fait flot­ter dans une bas­sine un mal­heureux canard. Au fur et à mesure que le pro­fesseur verse un liq­uide déter­gent dans l’eau de la bas­sine, on voit le volatile s’en­fon­cer pro­gres­sive­ment dans sa bas­sine. Les plumes grass­es du canard améliorent en effet la flot­ta­bil­ité du canard. Le déter­gent mouil­lant les plumes annule cet effet : alors le canard ne flotte pas plus qu’un pau­vre humain à poil. Ras­sure-toi, le pro­fesseur arrête sa démon­stra­tion à point et le canard est sauvé. Je sup­pose aujour­d’hui que ce canard est mort ensuite de sa belle mort au fond d’une casse­role des­tinée par le chef Seyler à la popote des professeurs.

Depuis notre pas­sage en taupe (math. Spé­ciales) en 1942, la physique nucléaire a fait des pro­grès con­sid­érables, si l’on appelle pro­grès la bombe d’Hi­roshi­ma ! Notre pro­fesseur est M. Lep­rince-Ringuet (surnom­mé ” le petit Prince ”). Créa­teur d’un lab­o­ra­toire des rayons cos­miques à l’Ob­ser­va­toire du Pic du Midi, et par ailleurs orig­i­nal et un tan­ti­net provo­ca­teur, il vient sou­vent faire son cours en tenue de mon­tagne, col roulé et pan­talon de velours, ce qui est loin d’être alors la tenue habituelle du corps pro­fes­so­ral de l’É­cole poly­tech­nique. Pour attir­er notre atten­tion sur les rayons ion­isants, tout en frap­pant notre imag­i­na­tion, il organ­ise une démon­stra­tion spec­tac­u­laire. Pour la décrire, il me faut revenir sur une vieille tra­di­tion de l’É­cole. Dans les toutes pre­mières pro­mo­tions, un élève, Cham­ber­geot, était mort entre le con­cours et l’en­trée. Depuis, sa mémoire était tra­di­tion­nelle­ment entre-tenue et quelques ” crânes ” de Cham­ber­geot étaient religieuse­ment entre-posés dans les armoires de la kès. Donc le petit Prince vient me voir au binet kès (le bureau des kessiers) et m’ex­plique la manœu­vre. Il loge à l’in­térieur du crâne de Cham­ber­geot que je lui prête un élé­ment radioac­t­if et le fait descen­dre au bout d’une corde par la coupole de l’am­phi, durant son cours. Le crâne descen­dant, le comp­teur Geiger dis­posé sur la pail­lasse cen­trale de l’am­phi crépite de plus en plus fort. Ce n’est pas de la grande physique mais l’ef­fet est obtenu : Cham­ber­geot et le pro­fesseur sont acclamés !

Si la direc­tion des études et le corps pro­fes­so­ral se préoc­cu­pent de meubler notre cerveau, le com­man­de­ment mil­i­taire s’ef­force de nous forg­er des mus­cles. Les instal­la­tions sportives sont inex­is­tantes sur place et nous devons être trans­portés au loin pour pra­ti­quer ath­létisme ou nata­tion. Par con­tre tous les matins nous nous livrons aux joies du sport en pra­ti­quant le décras­sage mati­nal, ” jog­ging ” en français actuel. Imag­ine : dans le petit matin frais et humide, à l’heure où le jour peine à percer, la sobre sil­hou­ette de la caserne de Lourcine se découpe dans la brume.

Dans nos caserts, enfon­cés jusqu’au nez sous nos draps, nous sommes réveil­lés sans ménage­ment par les sons mar­ti­aux et cepen­dant har­monieux du cla­iron, manié de main de maître par un appelé du con­tin­gent. Bien blot­ti dans mon lit, je regarde mes voisins de cham­brée se lever et échang­er dans le froid leur pyja­ma con­tre le short de gym et le tri­cot de corps régle­men­taires. Quand ils sont prêts, je me lève à mon tour : il faut dire que n’ayant reçu dans le trousseau mili ni pyja­ma, ni autre tenue de nuit je me couche tous les soirs en tenue de gym­nas­tique. Je gagne ain­si tous les matins trois ou qua­tre min­utes pré­cieuses ! Nous déval­ons bruyam­ment l’escalier de la caserne et précédés par le sous-offici­er moni­teur d’é­d­u­ca­tion physique qui a charge de nos corps, nous débou­chons sur le trot­toir du boule­vard de Port-Royal.

Demi-tour à gauche, quelques dizaines de mètres, nou­veau demi-tour à gauche et nous voilà trot­tant dans la rue de la Glacière, sous les regards légère­ment con­cu­pis­cents des ” big­noles1 ” du quarti­er lorgnant nos tors­es efflan­qués de jeunes savants. Ah, que diraient-elles aujour­d’hui ces chères ” big­noles “, si elles pou­vaient con­tem­pler les formes arrondies de nos bedaines octogé­naires ! Pour­suiv­ant notre course, nous fer­mons la boucle par la rue Bro­ca et revenons boule­vard de Port-Roy­al, suiv­is à 100 mètres der­rière par le moni­teur d’Eφ qui depuis mi-par­cours s’époumone à nous crier : ” En petites foulées, en petites foulées… mais atten­dez-moi, bon sang ! ”

Cer­taines soirées sont occupées à orner nos esprits : his­toire, lit­téra­ture, économie, dessin. Le pro­fesseur d’his­toire et lit­téra­ture, Mon­sieur Tuffrau, abor­de la fin du XIXe siè­cle et évoque entre autres le général Boulanger qui, mécon­tent de la poli­tique menée après 1870, ten­ta un coup d’É­tat souhaité par ses par­ti­sans, échoua et se réfu­gia à Brux­elles où il se sui­ci­da sur la tombe de sa belle maîtresse en se tirant un coup de pis­to­let dans la tempe. Depuis des années, la tra­di­tion veut qu’à la fin de ce réc­it un élève tire un pétard dont le bruit rap­pelle le coup de feu tragique.

Cette année 1946, soit par dis­trac­tion, soit par un change­ment de pro­gramme lui lais­sant moins de temps pour con­ter cet épisode, M. Tuffrau relate le coup d’É­tat avorté mais passe sous silence le départ à Brux­elles et la fin du général. L’élève pré­posé au pétard, déçu, n’in­ter­vient pas et la leçon s’achève sans bruit. Aus­sitôt je prends con­tact avec la kès A, pour qu’elle inter­vi­enne auprès du pro­fesseur et lui fasse remar­quer cette entorse grave à la tra­di­tion. À la leçon suiv­ante, M. Tuffrau com­mence son cours : ” Je ne vous ai pas dit au cours de ma dernière leçon que le général Boulanger après l’échec de sa ten­ta­tive de coup d’É­tat s’é­tait retiré à Brux­elles et peu de temps après la mort de sa maîtresse se sui­cidait sur la tombe de celle-ci… ” Un long silence…, pas d’al­lu­sion à l’arme du sui­cide… ! Le pré­posé au pétard s’af­fole et finit par tir­er sur le cor­don du déto­na­teur : PAN ! Alors M. Tuffrau imper­turbable reprend : ” Je ter­mine… se sui­cidait sur la tombe de celle-ci, en se tirant un coup de pis­to­let dans la tempe, coup de pis­to­let dont vous venez d’en­ten­dre l’écho. ”

Suc­cès ! Ce même M. Tuffrau est vrai­ment chauve. Il est accueil­li à son arrivée dans l’am­phithéâtre par la pro­mo­tion debout au garde-à-vous, chan­tant à tue-tête le refrain tra­di­tion­nel sur un air de cor de chas­se : ” Pousserais-tu, ô poil de son crâne, pousserais-tu si l’on t’ar­ro­sait, tuffrau, tuffrau, tuffrau, au, au, au… ” Le pro­fesseur pen­dant ce chant se tient debout, fier et souri­ant, s’in­cli­nant à la fin pour nous remerci­er de cet hom­mage très attendu.

Toutes ces activ­ités, com­plétées par des petites class­es où les cours mag­is­traux sont mis en appli­ca­tion, sont sanc­tion­nées par des inter­ro­ga­tions et des com­po­si­tions écrites. Les notes obtenues affec­tées par des coef­fi­cients savants per­me­t­tent l’étab­lisse­ment d’un classe­ment per­ma­nent des élèves. En effet à la fin des études les postes offerts par l’É­tat pour ses admin­is­tra­tions mil­i­taires et civiles sont attribués en fonc­tion du classe­ment final. Pen­dant deux ans c’est une lutte per­ma­nente entre les forts en thèmes pour obtenir les bottes renom­mées : Mines, Ponts et Chaussées, Génie mar­itime. Devenu kessier, je ne suis pas obsédé par le classe­ment, mais astreint néan­moins aux com­po­si­tions et inter­ro­ga­tions. Les inter­ro­ga­teurs, en général respectueux de la tra­di­tion, mon­trent une cer­taine indul­gence pour nos œuvres. Pour les com­po­si­tions écrites où l’anony­mat des auteurs est sévère­ment respec­té, le nom est masqué mais l’indi­ca­tion oblig­a­toire du numéro de casert est rem­placée par la men­tion dis­crète ” binet kès “.

Par con­tre dans les exa­m­ens oraux le con­tact est direct. Mais la plu­part des exam­i­na­teurs, bien con­tents d’échap­per à la rou­tine, prof­i­tent de la présence devant eux d’un kessier pour tâter le pouls de la pro­mo­tion devant les cours, la dis­ci­pline, les événe­ments. Ain­si M. Ull­mo, exam­i­na­teur d’analyse, après vingt min­utes d’une con­ver­sa­tion mondaine pas­sion­nante, finit par me deman­der : ” À pro­pos, vous êtes bien venu pour un exam‑g2 ! Sur quoi voulez-vous planch­er ? ” Ques­tion déli­cate, car en dépit des leçons par­ti­c­ulières que le major de ma salle m’a accordées dans les deux jours précé­dents, je n’ai qu’une vision très glob­ale et for­cé­ment som­maire de la sci­ence dis­pen­sée par M. Lévy, le pro­fesseur. Le pas­sage, en exam‑g de physique, devant M. Jean Bec­quer­el est plus pit­toresque. Ce pro­fesseur, pro­mo 1897, descen­dant d’une illus­tre famille de savants, a une répu­ta­tion mondiale.

Il m’ac­cueille avec sym­pa­thie et rapi­de­ment me demande de démon­tr­er la for­mule mag­ique de la rel­a­tiv­ité. Tâche ardue pour un néo­phyte de mon genre, mais je m’y attelle sans tarder. Sachant que ce cher pro­fesseur souf­fre d’une légère sur­dité, je fais face au tableau noir et tout en bre­douil­lant sans répit à voix haute un raison­nement obscur de mon cru, je trace des équa­tions que j’ef­face au fur et à mesure. Au bout d’un temps raisonnable je me retourne à demi et trace d’une main ferme ce que j’énonce d’une voix clairon­nante : E = mc2, en ajoutant bien sûr ” ce qu’il fal­lait démon­tr­er ! ” J’ob­tiens une bonne note, inat­ten­due mais insuff­isante cepen­dant pour remon­ter dans le classe­ment, note que je sup­pose due avant tout au goût de la tra­di­tion con­servé par mon illus­tre ancien.

La kès…

Les kessiers sont élus par leur pro­mo­tion avant la fin de la pre­mière année d’é­tudes, à l’is­sue d’une véri­ta­ble cam­pagne élec­torale con­cen­trée sur une semaine, sous le con­trôle de la kès précé­dente. Ren­trés courant 1945 nous sommes représen­tés d’abord par nos cama­rades A et B, mais la néces­sité d’avoir notre pro­pre kès s’im­pose et une cam­pagne est organ­isée fin jan­vi­er 1946.

Les attrac­tions de la cam­pagne comptent plus que la dialec­tique ! En principe aucun frais ne doit être engagé per­son­nelle­ment par les con­cur­rents : tous les con­cours intérieurs et extérieurs sont bénév­oles. Per­son­nelle­ment rien ne me prédis­pose à faire acte de can­di­da­ture. Certes au retour les cama­rades m’ont demandé de pren­dre con­tact avec le com­man­de­ment, mais c’é­tait naturel, j’é­tais l’un des pre­miers arrivés. J’ai pour­suivi ces con­tacts avec les min­istères à la demande du colonel. En fait je passe plus pour un gars sérieux que pour un meneur d’hommes ! Quoi qu’il en soit mes cama­rades de la C et les kessiers A et B me poussent à me présen­ter. Je fais équipe avec Robert Deneri, de la pro­mo 43, qui pen­dant son séjour en Alle­magne a passé de longs mois en camp de concentration.

Numéro spécial de l'Os Libre pour la campagne de la KèsUne équipe fidèle, nos élec­trons, nous sou­tient et colle les affich­es. Nous bat­tons le rap­pel de nos con­nais­sances et rela­tions. Je me fais prêter un bar avec son véri­ta­ble comp­toir de zinc. Ce bar est instal­lé à Lourcine et sert pen­dant la semaine de cam­pagne jus de fruits et apéri­tifs moyen­nant finances. Deux boulangers amis, mal­gré les restric­tions, nous four­nissent petits pains et crois­sants qui sont servis gra­cieuse­ment, un matin, au lit, aux 140 élèves de la pro­mo présents à la caserne. Nous organ­isons un soir une séance de var­iétés avec par­tic­i­pa­tion d’an­i­ma­teurs et chanteurs de la radio. Un humoriste d’a­vant-guerre, Pierre Dac, cul­tive la loufo­querie. Après avoir pub­lié avant 1940 un jour­nal humoris­tique à suc­cès L’Os à moelle, il a par­ticipé aux émis­sions de la radio de la France libre à Lon­dres. Revenu en France il fait paraître avec suc­cès un nou­veau jour­nal L’Os libre. Nous allons le trou­ver, il accepte gra­cieuse­ment de tir­er une édi­tion spé­ciale et rédi­ge un édi­to­r­i­al avec son style habituel.

Accueil du général RIDGWAY pour la campagne de la KèsNos con­cur­rents font preuve égale­ment d’imag­i­na­tion. Pour eux les pom­piers de Paris vien­nent faire une démon­stra­tion de leur plus grande échelle. Ce tan­dem organ­ise dans le réfec­toire de la caserne un déje­uner amélioré servi par des laquais en per­ruque. Mais à l’heure prévue arrive inopiné­ment dans la cour une longue lim­ou­sine améri­caine, fan­ion en tête.

À la stupé­fac­tion de toute la pro­mo­tion, de cette voiture sort le général Matthew Ridg­way en per­son­ne. Il est accom­pa­g­né par deux jeunes officiers avi­a­teurs en uni­forme de l’US Air Force : Jean-Jacques Ser­van-Schreiber et Jean Rousseau. Ces deux cama­rades ont réus­si à pass­er hors de France en 1943, échap­pant au STO. Par­venus en Amérique ils ont suivi l’é­cole des pilotes et sont ren­trés avec leur brevet. Deux char­mantes jeunes filles font par­tie de la suite du Général, l’une n’est autre que Brigitte Ser­van-Schreiber, jeune sœur de Jean-Jacques.

Cor­re­spon­dante de guerre, Brigitte, future Mme Brigitte Gros, séna­teur-maire de Meu­lan, a trans­mis au Général notre invi­ta­tion à déje­uner. Les accom­pa­g­na­teurs sont en effet nos élec­trons. Deneri et moi accueil­lons le Général à sa sor­tie de voiture. Un pelo­ton d’élèves en grande tenue rend les hon­neurs. Après la son­ner­ie régle­men­taire de cla­iron, nous faisons envoy­er les couleurs français­es en tête de mât. Puis nous allons déje­uner avec le Général en plein milieu du réfec­toire. Heureuse­ment que Jean-Jacques et Brigitte maîtrisent l’améri­cain pour entretenir la con­ver­sa­tion. Mes sou­venirs de cette langue sont alors loin­tains et brumeux. Je crois qu’à cette époque je suis même inca­pable d’avouer que ” my tai­lor is rich3 ! La qual­ité du mag­nan se trou­ve, bien sûr, éclip­sée par la présence assez extra­or­di­naire d’un général com­man­dant les forces améri­caines qui vien­nent de gag­n­er la guerre.

Dès le lende­main nous sommes con­vo­qués, Deneri et moi, par le général Brisac com­man­dant l’É­cole. Nous nous apprê­tons à subir un inter­roga­toire sévère sur le culot phénomé­nal, et peu respectueux de la voie hiérar­chique, de notre invi­ta­tion. À notre grand éton­nement, le Général nous ques­tionne sur l’aspect pro­to­co­laire de la céré­monie et, ras­suré par l’énuméra­tion des son­ner­ies régle­men­taires, la présence tant à l’ar­rivée qu’au départ de pelo­tons d’hon­neur en grande tenue et du cla­iron, il nous libère par un com­pli­ment sym­pa­thique et pince-sans-rire : ” Mer­ci, Messieurs, bonne chance ! ”

Mais le clou de cette cam­pagne élec­torale se déroule un après-midi dans le grand amphithéâtre Poin­caré, rue Descartes. Épaulés par Jean Bail­ly, kessier A, nous prenons con­tact avec la direc­tion du ” Théâtre de 10 heures “. Ce petit théâtre de 250 places est le pro­to­type du théâtre de chan­son­niers. S’y pro­duisent les grands de l’époque : leur satyre de la poli­tique et des politi­ciens est sévère mais reste spir­ituelle et jamais vul­gaire. La mai­son est dirigée par M. Raoul Arnaud, dont l’épouse, sous le nom de scène de Made­moi­selle Oléo, présente le spec­ta­cle et accueille d’une manière plaisante et moqueuse les retar­dataires, à la con­fu­sion de ceux-ci.

Notre demande de pro­duire le spec­ta­cle, gra­cieuse­ment, l’après-midi, dans un amphithéâtre de l’X est accueil­lie favor­able­ment par tous les chan­son­niers. Le jour de la représen­ta­tion excep­tion­nelle arrivé, la troupe au grand com­plet est accueil­lie dans l’am­phi par les trois pro­mo­tions présentes 42, 43 et 44 : plus de 700 jeunes, joyeux, démar­rant au quart de tour à la moin­dre astuce, aux­quels se joignent les officiers et sous-officiers du cadre. Les chan­son­niers, habitués aux publics de 250 per­son­nes de tous âges de leur théâtre, sont embal­lés par l’ac­cueil, les rires et les applaud­isse­ments de ce jeune pub­lic. Ils rivalisent d’imag­i­na­tion et impro­visent, aidés peut-être par le cham­pagne que je leur sers en couliss­es. La revue qui occupe la deux­ième par­tie de la séance doit être arrêtée à plusieurs repris­es par les répliques imprévues et les fous rires qui en découlent sur la scène. La représen­ta­tion se ter­mine en triomphe.

Baptème des nouveaux KèssiersJe vois arriv­er alors le cap­i­taine de ser­vice, le lieu­tenant de vais­seau Téqui (pro­mo 37). Sans doute a‑t-il assisté, lui aus­si, au spec­ta­cle du haut de l’am­phi et applau­di Mlle Oléo qui a présen­té le spec­ta­cle, mais le règle­ment est formel. Il le rap­pelle aux organ­isa­teurs : aucune per­son­ne de sexe féminin ne peut entr­er dans les locaux de l’É­cole poly­tech­nique sans autori­sa­tion formelle. Et il con­clut : l’un des deux organ­isa­teurs coupables doit immé­di­ate­ment être enfer­mé au ” micro-château “, la prison qui abrite les arrêts de rigueur. Il nous demande de désign­er nous-mêmes l’in­for­tuné élu. Nous refu­sons, bien sûr, et pro­posons le com­pro­mis suiv­ant : nous met­tons nos deux noms dans un bicorne et devant le Pitaine char­mé, Made­moi­selle Oléo, objet du délit, tire au sort. Celui-ci tombe, comme dans la chan­son, sur le plus jeune, en l’oc­cur­rence Robert Deneri qui ter­mine la cam­pagne bien au repos en cellule.

Heureuse­ment nous sommes jeu­di et je ne reste seul qu’une journée. L’élec­tion a lieu le same­di matin sous con­trôle de la kès A et B. Je suis élu grosse kès au pre­mier tour et Deneri est élu tri­om­phale­ment petite kès au sec­ond tour. Immé­di­ate­ment après le vote a lieu le bap­tême des nou­veaux kessiers.

Vêtus de leur seule culotte de sport, liés dos à dos, ils sont bar­bouil­lés abon­dam­ment de pein­ture à l’eau et douchés ensuite à la lance d’in­cendie jusqu’à dis­pari­tion de la moin­dre trace de pein­ture. C’est la tra­di­tion, mais en général le vote a lieu en mai ou juin. Or nous sommes début févri­er, le fond de l’air est frais et l’eau glacée. Mais la pres­sion élevée du cir­cuit d’in­cendie réchauffe la peau cinglée par le jet puis­sant et nous nous débat­tons tous deux pour présen­ter le col­lègue devant la lance. Je ren­tre me chang­er pour par­ticiper en principe à une soirée don­née par des amis. Je suis claqué par cette semaine épuisante et le manque de som­meil, je me décom­mande par télé­phone, me couche vers 20 heures, dors d’une traite et me réveille le lende­main vers midi !

Le métier de kessier…

J’ai décrit plus haut la créa­tion de la kès et ses buts. Nous sommes tous mil­i­taires gradés et tou­chons une sol­de, il n’y a donc pas de prob­lème financier interne dans la pro­mo. Les coti­sa­tions prélevées ser­vent essen­tielle­ment à des actions de bien­fai­sance dans le quarti­er. À ce titre je suis invité par la mairie du Ve arrondisse­ment aux réu­nions et autres bals de la Croix-Rouge. Nous par­ticipons à des activ­ités var­iées. Je suis par exem­ple quelques mois durant pro­fesseur de dessin indus­triel aux cours du soir organ­isés dans les locaux des Sociétés Savantes.

Nous favorisons la réal­i­sa­tion des ini­tia­tives des cocons. Par notre inter­mé­di­aire, Chris­t­ian Beul­lac, 43 B, futur min­istre de l’É­d­u­ca­tion nationale, et Hélène Langevin, élève de l’É­cole de physique et chimie, jet­tent les bases d’un organ­isme de coor­di­na­tion des grandes écoles, la future Union des grandes écoles.

Autre exem­ple : je vois entr­er un jour au binet kès de Lourcine un jeune cama­rade grand, mince, front haut. De la pro­mo 44, mais n’ayant pu inté­gr­er car engagé volon­taire, il suit les cours avec la pro­mo 45. Je tairai le nom par dis­cré­tion. Intéressé par les ques­tions poli­tiques et économiques, il veut créer un cer­cle de réflex­ion inter­pro­mo­tion. Il souhaite de la kès appui et aide matérielle : local, tirage de doc­u­ments, affichage… Le cer­cle a du suc­cès. Lui-même pas­sion­né par l’é­conomie choisit l’É­cole nationale d’ad­min­is­tra­tion à la sor­tie et devient inspecteur des Finances. Pas­sion­né par la poli­tique, il est élu jeune député, puis nom­mé jeune min­istre des Finances. Il devient jeune prési­dent de la République. S’il lit ces lignes, sans doute, se reconnaîtra-t-il.

Le rôle de liai­son avec le com­man­de­ment est impor­tant en cette péri­ode : Deneri et moi sommes sou­vent les inter­locu­teurs du général Brisac. Nous garderons avec lui des con­tacts de grande con­fi­ance réciproque. De nom­breuses années après notre sor­tie de l’X nous organ­is­erons un sym­pa­thique dîn­er annuel entre le Général et Mme Brisac et les kessiers 42 et 43.

La kès par­ticipe à toutes les man­i­fes­ta­tions offi­cielles et mondaines. Nous sommes ain­si invités à une grande récep­tion en soirée : tenue som­bre de rigueur et pour nous Grand U. La veille, les six kessiers ont longue­ment débat­tu du céré­mo­ni­al de politesse et de la déli­cate ques­tion du baise­main qui ne nous est pas encore très fam­i­li­er : que faire, quand et com­ment ? Nous arrivons en file indi­enne, Mau­rice Latil le plus âgé en tête, à la porte des apparte­ments du Général, où un huissier en habit opère, annonçant à haute voix les noms des invités. Latil nous fait stop­per, se retourne vers nous et nous demande à mi-voix, imper­turbable : ” Alors, les gars, ce soir… on baise ou on baise pas ? ”

Sans atten­dre il avance et nous suiv­ons. Pour ne pas laiss­er éclater le fou rire qui monte, nous nous incli­nons et, tête basse, nous ser­rons respectueuse­ment et indis­tincte­ment les mains qui nous sont tendues.

Nous sommes de toutes les céré­monies offi­cielles, com­man­dant les détache­ments d’hon­neur ou par­tic­i­pant à la garde du drapeau.
En péri­ode d’ex­a­m­en, nous sommes par­fois mandés auprès des exam­i­na­teurs pour plaider le sort d’un exam­iné mécon­tent de sa note. Il m’ar­rive ain­si d’in­ter­venir auprès d’un ingénieur général du génie mar­itime, exam­i­na­teur en mécanique. Celui-ci pour bien com­pren­dre l’opin­ion de l’élève inter­rogé, avant de le recevoir à nou­veau, me fait pass­er au tableau pour traiter le sujet. Heureuse­ment j’ai eu l’idée de deman­der avant cette entre­vue une leçon par­ti­c­ulière au major de ma salle et je m’en tire tant bien que mal. Quelques jours après, devant planch­er à mon tour, l’ingénieur général me posera la même ques­tion. À vrai dire je n’ai guère pro­gressé dans l’intervalle…

La recherche de carrières…

Le nom­bre de places offertes par l’É­tat dans les corps civils et mil­i­taires est rel­a­tive­ment réduit et peu de cama­rades envis­agent de faire une car­rière dans l’ar­mée. Il est donc néces­saire de prospecter l’in­dus­trie à la recherche de postes d’ingénieurs. C’est encore la mis­sion des kessiers. En cette péri­ode où les usines redé­mar­rent, après des années pen­dant lesquelles rares ont été les pro­mo­tions d’élèves ingénieurs, l’of­fre d’emplois est abon­dante. Il m’est ain­si facile d’obtenir des entre­tiens au plus haut niveau de l’entreprise.

À mon arrivée je suis reçu à bras ouverts par le prési­dent ou le directeur cen­tral du per­son­nel. À la fin de l’en­tre­tien général sur la pro­mo­tion, au moment de mon départ, cer­tains inter­locu­teurs me font asseoir à nou­veau et com­men­cent même à rédi­ger ma feuille d’embauche. À mon retour j’af­fiche les offres à l’at­ten­tion de mes camarades… 

Réception du général Leclerc, en 1947, dans la cour d’honneur de l'Ecole polytechnique
Récep­tion du général Leclerc, en 1947, dans la cour d’honneur


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1. “ Big­noles ” ou concierges : ter­mes de vieux français util­isés encore au milieu du XXe siè­cle. Au XXIe siè­cle, on dit plus sobre­ment “ tech­ni­ci­ennes de gar­di­en­nage d’immeuble ”.
2. Exa­m­en général trimestriel.
3. “ My tai­lor is rich” : phrase inau­gu­rale de la méth­ode Assim­il “ L’Anglais sans peine ”.

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