24 septembre 1904 Le Principe de Relativité d’Henri Poincaré (1854–1912)

Dossier : ExpressionsMagazine N°598 Octobre 2004Par Gérard PILÉ (41)

I. L’événement

I. L’événement

Il y a un siè­cle à la même époque se tenait à Saint Louis aux USA un ” Con­grès sci­en­tifique inter­na­tion­al des Arts et de la Sci­ence “. H. Poin­caré, dernier inter­venant après l’Autrichien L. Boltz­mann (aus­si célèbres l’un que l’autre, ils sont un peu les ” vedettes ” du con­grès) y traite de L’é­tat actuel de la Sci­ence et de la Physique math­é­ma­tique, mar­quant son désac­cord avec de précé­dents con­férenciers : ” La physique de l’éther ” (D. B. Brucy), La ” Physique de l’élec­tron ” (P. Langevin et P. Ruther­ford). Il souligne en effet la néces­sité de pren­dre désor­mais en con­sid­éra­tion un nou­veau ” grand principe ” embras­sant à la fois la mécanique et l’élec­tro­mag­nétisme, par suite de l’im­pos­si­ble mise en évi­dence du mou­ve­ment absolu : Les lois des phénomènes physiques doivent être les mêmes, soit pour un obser­va­teur fixe, soit pour un obser­va­teur entraîné dans un mou­ve­ment uni­forme, de sorte que nous n’avons et ne pou­vons avoir aucun moyen de dis­cern­er si nous sommes oui ou non entraînés dans un pareil mou­ve­ment.

Poin­caré com­mente alors longue­ment le ” grand mémoire ” de mai 1904 du physi­cien hol­landais Lorentz, que son reten­tisse­ment avait mis au cœur des débats : (Phénomènes élec­triques dans un sys­tème en mou­ve­ment avec une vitesse quel­conque inférieure à celle de la lumière. ”)

Son inter­ven­tion à son sujet est d’au­tant plus atten­due que cha­cun a pu lire l’al­lu­sion faite par Lorentz à son rôle, dès l’in­tro­duc­tion du mémoire. ” Poin­caré a objec­té à la théorie exis­tante (celle de Lorentz de 1895) que, afin d’ex­pli­quer le résul­tat négatif de l’ex­péri­ence de Michel­son, l’in­tro­duc­tion d’une nou­velle hypothèse a été néces­saire et que la même néces­sité peut se présen­ter chaque fois que des faits nou­veaux sont mis en lumière… On serait plus sat­is­faits s’il était pos­si­ble de mon­tr­er par cer­taines hypothès­es fon­da­men­tales et sans nég­liger les ter­mes de quelque ordre de grandeur que ce soit, que les actions élec­tro­mag­né­tiques sont entière­ment indépen­dantes du mou­ve­ment du sys­tème. ”

Poin­caré part du con­stat, qu’à la suite de ces expéri­ences néga­tives réitérées : ” Les math­é­mati­ciens sont for­cés aujour­d’hui de déploy­er toute leur ingéniosité, leur tâche n’é­tait pas si facile et si Lorentz s’en est tiré ce n’est qu’en accu­mu­lant des hypothès­es “, la dernière étant un rac­cour­cisse­ment physique des longueurs, ” véri­ta­ble coup de pouce don­né par la nature pour éviter que le mou­ve­ment de la Terre autour du Soleil puisse être révélé par des phénomènes optiques ” (réf. son cours d’élec­tric­ité et d’op­tique de 1901). 

Il fait toute­fois excep­tion pour l’une d’elles qu’il con­sid­ère fon­da­men­tale : l’hy­pothèse d’un ” temps local ” dont il rap­pelle l’in­ter­pré­ta­tion physique qu’il avait déjà don­née en 1900 : la procé­dure de réglage des hor­loges de deux obser­va­teurs A et B par échange de sig­naux optiques, ” en igno­rant le mou­ve­ment de trans­la­tion dont ils sont ani­més “.

Ain­si, nous ne pou­vons pas avoir l’in­tu­ition directe de la simul­tanéité de deux événe­ments2 notion rel­a­tive comme celle de l’é­gal­ité de deux durées, qui n’ont de sens que par convention. 

Soulignons incidem­ment les diver­gences d’ap­proche et de lan­gage : l’un part d’un référen­tiel attaché à un hypothé­tique éther fixe, y rap­porte deux obser­va­teurs par deux ” change­ments de vari­ables… “, en un mot, enchaîne des cal­culs algébriques afin d’obtenir le résul­tat cher­ché. L’autre, guidé par l’in­tu­ition géométrique et le sens topologique, joue sur les pro­priétés de symétrie d’un sys­tème syn­chro­nisé à tra­vers un groupe de trans­for­ma­tion. Comme le fera observ­er cinquante ans plus tard, Richard Feyn­man, le célèbre physi­cien améri­cain, Nobel 1965, com­men­tant le texte de cette con­férence jugée par lui d’une grande impor­tance : ” Lorentz raisonne en math­é­mati­cien, Poin­caré en physicien. ”

Après avoir passé en revue les dif­férents principes généraux sur lesquels s’ap­puie la physique et leurs dif­fi­cultés d’in­ter­pré­ta­tion, le con­férenci­er con­clut en ces ter­mes : ” Peut-être devons-nous con­stru­ire toute une nou­velle mécanique que nous ne faisons qu’en­trevoir où l’in­er­tie crois­sant avec la vitesse, la vitesse de la lumière deviendrait une lim­ite indépassable. ”

Il faut bien voir ici qu’en dépit du grand crédit dont jouit Poin­caré, ses opposants sont encore loin de se ren­dre à ses argu­ments comme il y fait d’ailleurs allu­sion dans sa con­férence : ” Le Principe de la Rel­a­tiv­ité a été ces derniers temps vail­lam­ment défendu, mais l’én­ergie de la défense prou­ve com­bi­en l’at­taque était sérieuse “, pro­pos à pren­dre dans son contexte : 

  • le prési­dent de séance, très aver­ti du prob­lème, est A. G. Web­ster, l’as­sis­tant de Michel­son dans sa célèbre expéri­ence de 1887, 
  • Lorentz, auréolé du 2e prix Nobel (1902) est alors suivi par la majorité de ses con­frères, dans son oppo­si­tion à l’idée relativiste. 


Pro­posons-nous de suiv­re Poin­caré dans sa démarche : c’est par touch­es suc­ces­sives qu’il s’ef­force depuis la fin du siè­cle dernier de faire admet­tre sa con­vic­tion de l’inex­is­tence de ” l’éther ” réaf­fir­mée notam­ment dans La Sci­ence et l’Hy­pothèse (voir plus loin III.4).

Con­fron­té à une résis­tance opiniâtre, Poin­caré s’est résolu cette fois à frap­per fort, à rebondir sur les argu­ments advers­es et nul n’ig­nore sa répu­ta­tion de ne s’aven­tur­er dans une nou­velle voie sans la promesse implicite d’y revenir tôt ou tard. 

Obser­vons, après d’autres com­men­ta­teurs, que tous les élé­ments essen­tiels, dis­ons les pièces du puz­zle, sont dès lors ” sur table “, il reste à les assem­bler, ce que Poin­caré ne tarde pas à faire dans deux mémoires datés de juin et juil­let 19053, qu’on ne peut plus mécon­naître comme on l’a fait trop longtemps. 

Il y met en évi­dence ” le point essen­tiel ” : la ” trans­for­ma­tion de Lorentz ” (comme il appelle son change­ment de vari­ables) laisse invari­antes les équa­tions de Maxwell, respec­tant ain­si le Principe de Rel­a­tiv­ité. Née dès l’o­rig­ine sous le signe du para­doxe et de l’i­nat­ten­du, l’his­toire de la Rel­a­tiv­ité va le rester par la suite : ” Die Rel­a­tiv­itäts The­o­rie ” va être lancée, non en France, mais en Alle­magne par Planck, en la fon­dant exclu­sive­ment sur un arti­cle d’E­in­stein pub­lié dans le numéro de sep­tem­bre 1905 des Annalen, revue de physique dont il a le con­trôle rédactionnel. 

*
* *

Répon­dons d’abord à une ques­tion : pourquoi avoir anticipé sur le cen­te­naire ” offi­ciel ” en 1905, de l’avène­ment de la Relativité ? 

Son ” Principe “, tel que l’a jus­ti­fié et énon­cé Poin­caré, pour la pre­mière fois en 1904, est tout autre chose qu’une sim­ple con­jec­ture, mais l’af­fir­ma­tion auda­cieuse à son époque de sa prise en compte néces­saire à la cohérence des fonde­ments de la physique. 

Sans la clair­voy­ance, l’ob­sti­na­tion de Poin­caré et aus­si son crédit, la Théorie de la Rel­a­tiv­ité aurait été plus tar­dive. Or c’est seule­ment après un demi-siè­cle de qua­si-oubli de cet événe­ment que Feyn­man jugera oppor­tun de le rap­pel­er en insis­tant sur son impor­tance et son reten­tisse­ment historiques. 

Il sera beau­coup ques­tion par la suite des ” Principes ” fon­dant la physique. Com­ment ne pas not­er à leur sujet l’im­por­tance des con­tri­bu­tions français­es avec Fer­mat (vers 1650), Mau­per­tu­is (1744), Lavoisi­er (dans les années 1880). Est-il besoin de soulign­er le car­ac­tère révo­lu­tion­naire du 2e Principe de Carnot (1824) et du Principe de Rel­a­tiv­ité de Poin­caré en 1904, hon­o­rant l’un et l’autre la mémoire de notre École ?

Le pre­mier (X 1812) fonde l’ir­réversibil­ité des proces­sus ther­mo­dy­namiques et par voie de con­séquence, celle du temps, pre­mière atteinte (implicite) aux fonde­ments de la mécanique clas­sique. Qua­tre-vingts ans après Carnot, Poin­caré (X 1873) renou­velle les bases, pré­cise les lim­ites d’ap­pli­ca­tion de cette dernière, ouvre la voie d’une ” nou­velle physique ” qui lui doit beau­coup plus qu’on ne l’ad­met généralement. 

Si l’on ajoute que l’an­née 2004 mar­que le cent cinquan­te­naire de sa nais­sance, on voit que plus d’une rai­son jus­ti­fie cette évo­ca­tion de notre illus­tre ancien. On ne saurait mal­heureuse­ment, dans le cadre lim­ité de cet arti­cle, ten­ter de pren­dre la mesure, dans leur diver­sité, des nom­breux apports (directs et indi­rects) de Poin­caré à la physique. 

Déplorons incidem­ment une dérive de la lit­téra­ture con­sacrée à l’his­toire des Sci­ences : une médi­ati­sa­tion exces­sive et sim­pli­fi­ca­trice détour­nant le regard d’une réal­ité autrement riche, reposant sur une dialec­tique com­plexe et sou­vent déroutante entre acteurs engagés sur des voies con­cur­rentes, où les ” gag­nants ” sont ceux qui sont les pre­miers à tir­er la juste leçon des échecs ou demi-échecs (les leurs comme ceux d’autrui). Dans le cas présent Poin­caré aide Lorentz à pro­gress­er mais l’in­verse est tout aus­si vrai : Lorentz resté à mi-chemin, dans son refus de la Rel­a­tiv­ité, four­nit à Poin­caré le cadre prop­ice au développe­ment et à la relance de ses pro­pres réflexions. 

Ajou­tons que les pio­nniers de la Nou­velle Physique opèrent assez indif­férem­ment sur plusieurs fronts de recherche, selon les besoins et cir­con­stances. C’est ain­si comme nous le ver­rons que Planck, ther­mo­dy­nam­i­cien d’o­rig­ine, se décou­vre une voca­tion inat­ten­due pour la Rel­a­tiv­ité à laque­lle il apporte des con­tri­bu­tions sig­ni­fica­tives. Plus tard, Poin­caré relance à un moment cru­cial le ” quan­tum d’ac­tion ” de Planck (qui n’y croy­ait plus) en lui appor­tant la pleine légiti­ma­tion math­é­ma­tique qui lui man­quait. De tels faits sont générale­ment passés sous silence par les his­to­riens. Par ces exem­ples et d’autres, com­prenons que l’on ne saurait se dis­penser ici de quelques rap­pels utiles : sur Poin­caré, sur la physique de son temps et les ” Principes ” fon­dant cette dernière. 

II. La physique au XIXe siècle

II.1 L’optique ondulatoire de Fresnel — ” L’éther ”

L’op­tique géométrique de New­ton, et sa théorie de l’émis­sion, avait été sup­plan­tée dans les années 1820 par l’op­tique ondu­la­toire de Fres­nel, qui, non seule­ment l’ab­sorbait, mais expli­quait magis­trale­ment l’ensem­ble des phénomènes de polar­i­sa­tion, les lois de la dou­ble réfrac­tion, l’in­ten­sité de la réflex­ion à la sur­face des corps réfrin­gents, la diffraction… 

L’an­ci­enne et la nou­velle théorie usaient d’un même terme tout en ne lui prê­tant pas la même sig­ni­fi­ca­tion : ” l’éther “. New­ton l’as­sim­i­lait au flux lumineux (du grec αiθϵiϑ : brûler par le feu) Fres­nel, à l’e­space sidéral sup­posé ” por­teur des ondes lumineuses “. Ce fan­toma­tique éther rem­plis­sant les espaces vides imprég­nant même la matière pour rem­plir sa mis­sion dans les milieux réfrin­gents posait plus de prob­lèmes qu’il n’ap­por­tait de répons­es. Ne devait-il pas jouir de pro­priétés incon­cev­ables et antithé­tiques : flu­ide par­fait n’op­posant aucune résis­tance au mou­ve­ment des corps célestes, doué par ailleurs d’une rigid­ité infinie, seule capa­ble de trans­met­tre, sans déperdi­tion d’én­ergie, les vibra­tions trans­ver­sales sur lesquelles Fres­nel avait fondé toute sa théorie ? 

La con­fi­ance en cet ” enfant cha­grin de la mécanique clas­sique ” (Planck) repo­sait sur une con­vic­tion tenace : on croy­ait depuis Fres­nel que l’aber­ra­tion d’une étoile fixe (cette petite ellipse, décou­verte par Bradley, décrite dans le plan focal d’une lunette le long de l’an­née), résul­tait d’un entraîne­ment par­tiel de l’éther où baig­nait l’at­mo­sphère, milieu réfrin­gent mobile (Fres­nel avait estimé à ‑n-2 le cor­rec­tif à apporter à c). Cette hypothèse sem­blait même ren­for­cée par l’ex­péri­ence de Fizeau en 1851 mon­trant que l’ef­fet Doppler décou­vert en 1840 sur le son s’é­tendait à la lumière. Il ne dépendait donc ni de la nature de l’onde, ni de son sup­port, mais seule­ment des mou­ve­ments relatifs. 

Fizeau avait aus­si établi que la vitesse de prop­a­ga­tion de la lumière dans un courant d’eau était légère­ment moin­dre que dans l’eau immo­bile, con­traire­ment à ce que prévoy­ait New­ton. On en avait déduit un peu hâtive­ment que le principe de Mau­per­tu­is ne s’ap­pli­quait pas aux ondes lumineuses, lesquelles rel­e­vaient du seul principe de Fermat. 

Tôt ou tard pen­sait-on, des expéri­ences d’op­tique con­firmeraient l’ex­is­tence du vent d’éther provo­qué par le mou­ve­ment rapi­de (30 km/sec. = 10-4 c) de la Terre sur l’é­clip­tique. L’idée que les ondes élec­tro­mag­né­tiques puis­sent être une réal­ité en soi n’ef­fleu­rait pas l’e­sprit des physi­ciens de ce temps.

Au cours de la deux­ième moitié du XIXe siè­cle, la physique mar­que des avancées déci­sives sur deux fronts dis­joints : la ther­mo­dy­namique et l’électromagnétisme. 

II.2 La thermodynamique

Née de la néces­sité pra­tique de pren­dre en compte les phénomènes de dis­si­pa­tion d’én­ergie observés dans les sys­tèmes mécaniques réels, la ther­mo­dy­namique, avec ses con­cepts pro­pres de tem­péra­ture, chaleur, chaleur spé­ci­fique, énergie libre, entropie, se con­sacre alors presque exclu­sive­ment à l’én­ergie emma­gas­inée dans les corps et les échanges tra­vail-chaleur, s’en ten­ant à une lec­ture sta­tis­tique glob­ale des trans­ferts : sa ” vit­rine ” est alors la ” théorie ciné­tique des gaz ” dévelop­pée par Maxwell (1831–1879) et l’Autrichien Boltz­mann (1844–1906).

Elle reste clas­sique, c’est-à-dire cohérente avec la mécanique new­toni­enne, dans la mesure où l’en­tropie asso­ciée à la notion de prob­a­bil­ité assim­i­le la chaleur à de l’én­ergie dis­tribuée sta­tis­tique­ment entre un très grand nom­bre de degrés de lib­erté liés à la struc­ture atomique. 

Obser­vons que l’ir­réversibil­ité des proces­sus ther­mo­dy­namiques, le ” théorème H ” de Boltz­mann, dont Poin­caré fourni­ra de nou­velles démon­stra­tions, con­tred­it la réversibil­ité tem­porelle des proces­sus pos­tulée par la mécanique tra­di­tion­nelle. La ther­mo­dy­namique reste con­ser­va­trice dans la mesure où elle ne s’au­torise pas pour autant à remet­tre en cause cette dernière. C’est pour­tant par son canal que la mécanique quan­tique va faire une entrée (très dis­crète) dans le paysage de la physique : un ther­mo­dy­nam­i­cien plus imag­i­natif que ses con­frères, plus prompt aus­si à tir­er par­ti des per­fec­tion­nements apportés aux appareils de mesure, l’Alle­mand Planck, ne prend pas son par­ti d’anom­alies con­statées dans l’ap­pli­ca­tion de la loi (basée sur un raison­nement sta­tis­tique) de Rayleigh-Jeans, du ray­on­nement du corps noir dans la par­tie basse du spectre. 

Par­tant de mesures très pré­cis­es réal­isées en 1900, Planck en pro­pose une refor­mu­la­tion par­faite­ment accordée aux mesures, en admet­tant que l’én­ergie du ray­on­nement ne peut être émise ou absorbée que par ” quan­ta ” dis­crets. Jugée arti­fi­cielle par la plu­part des physi­ciens (faute de pou­voir véri­fi­er sa valid­ité d’ap­pli­ca­tion à d’autres phénomènes comme la pié­zoélec­tric­ité) cette hypothèse n’at­ten­dra pas moins de douze ans pour s’im­pos­er comme cor­re­spon­dant à un niveau fon­da­men­tal de la réalité. 

II.3 L’électromagnétisme — Maxwell (1831–1879)

QUELQUES REPÈRES SUR POINCARÉ (1854–1912)

Le physicien

Tit­u­laire en 1879 d’un doc­tor­at en Sor­bonne, cette dernière lui con­fie à 32 ans, en 1886, la chaire de physique math­é­ma­tique, dix ans plus tard, celle d’as­tronomie et mécanique céleste. En 1902 il enseigne l’élec­tric­ité théorique à l’É­cole supérieure des Postes et Télé­graphes et par­ticipe active­ment à la rédac­tion de la pre­mière revue française d’élec­tric­ité : L’é­clairage élec­trique.

Il est élu mem­bre de l’A­cadémie des sci­ences en 1887 (et de l’A­cadémie française en 1908). 

Son œuvre écrite en physique pro­pre­ment dite ne com­prend pas moins de 11 ouvrages (son cours d’élec­tric­ité devient un ” clas­sique ” même en Alle­magne) et une soix­an­taine d’ar­ti­cles sur des sujets divers. 

N’en déduisons pas que Poin­caré se soit can­ton­né aux ques­tions théoriques. Non seule­ment il suit les pro­grès de la physique au niveau expéri­men­tal comme en matière d’in­stru­men­ta­tion, mais il s’im­plique en élec­trotech­nique, établit des plans de moteurs élec­triques ou d’ap­pareils télé­graphiques. Sol­lic­ité comme con­seil, il dis­pense ses sug­ges­tions, la plus fructueuse est sans doute l’idée d’une con­nex­ion prob­a­ble étroite entre flu­o­res­cence et rayons X, qui mène en 1898 Hen­ri Bec­quer­el (1852–1908) à la décou­verte majeure de la radioac­tiv­ité (elle lui vau­dra le prix Nobel 1903 avec Pierre et Marie Curie). 

Le philosophe des sciences

Dans ses nom­breux arti­cles de philoso­phie sci­en­tifique (regroupés dans qua­tre vol­umes : La Sci­ence et l’Hypothèse, 1902, La Valeur de la Sci­ence, 1905, Sci­ence et Méth­ode, 1908 Dernières pen­sées, 1913), Poin­caré développe une réflex­ion pro­fonde et orig­i­nale sur les rap­ports entre d’une part les math­é­ma­tiques, sci­ence des rela­tions et des struc­tures, de l’autre, la physique. À la fois mode de pen­sée et lan­gage, elles la ren­dent intel­li­gi­ble à tra­vers des mod­èles cohérents, en sorte que sans leur sec­ours nous ne sauri­ons ni coor­don­ner ni même énon­cer les lois physiques révélées par l’expérience. Math­é­ma­tiques et physique nous appren­nent que les con­cepts ont une his­toire que nous appelons “Rai­son” avec ses méta­mor­phoses : le rationnel ne nous a pas été don­né mais résulte d’une con­quête, les faits bruts observés étant eux-mêmes le fruit d’une élab­o­ra­tion con­ceptuelle, en sorte que nous sai­sis­sons seule­ment les rap­ports des choses. À ses yeux les axiomes ne sont ni plus ni moins que des “ déf­i­ni­tions déguisées ” choisies con­ven­tion­nelle­ment pour leur com­mod­ité et leur efficacité. 

Con­traire­ment à l’arithmétique des entiers, la géométrie ne relève pas du juge­ment syn­thé­tique a pri­ori (au sens kantien), mais ses idées échap­pent aux juge­ments empiriques par le car­ac­tère exact et cer­tain de leurs propo­si­tions, déduites de leurs axiomes. 

Si l’expérience sen­si­ble des solides est à leur orig­ine, c’est l’esprit qui con­stru­it des espaces abstraits, leur objet n’étant pas l’espace lui-même dépourvu de pro­priétés indépen­dam­ment des corps qu’il con­tient et n’existe qu’à tra­vers le groupe de trans­for­ma­tion qui les idéalise. 

Aux yeux de Poin­caré, il n’existe de sci­ence que du fini : tout objet math­é­ma­tique ne pou­vant être défi­ni en un nom­bre fini de mots (tel l’infini au sens de Can­tor) n’y a pas sa place. Reste accept­able l’idée d’infini poten­tiel per­me­t­tant de raison­ner par “ induc­tion com­plète ” dont on ne saurait faire l’économie en mathématiques… 

Le physi­cien écos­sais Maxwell (1831–1879) réus­sit en 1867 à agréger les phénomènes d’élec­tric­ité, de mag­nétisme et lumineux, en général­isant les notions de ” champs ” (action des charges libres) et d’in­duc­tion (action des charges liées à la matière) intro­duites par Fara­day. Maxwell sur­monte d’abord le dif­fi­cile prob­lème des courants ” ouverts “, grâce à l’ad­jonc­tion d’un nou­veau con­cept ” le courant de déplace­ment “, lié à la vari­a­tion de l’in­duc­tion élec­trique à chaque instant. 

Il fait ensuite un con­stat éton­nant : on peut assim­i­l­er les ondes lumineuses à des per­tur­ba­tions élec­tro­mag­né­tiques, à con­di­tion d’ad­met­tre que la vitesse de la lumière dans le vide ait la même valeur que le rap­port des unités de charge et de champ : d’une part dans le sys­tème des unités élec­tro­mag­né­tiques, de l’autre, dans celui des unités élec­tro­sta­tiques, égal­ité plau­si­ble d’après les don­nées approx­i­ma­tives con­nues (telle la mesure assez pré­cise de c faite par Fizeau en 1849 entre Suresnes et Mont­martre avec son dis­posi­tif de la roue den­tée). Aux yeux de Maxwell, une onde lumineuse mono­chro­ma­tique dans le vide est car­ac­térisée par deux vecteurs de champ (élec­trique et mag­né­tique) égaux, à la fois per­pen­dic­u­laires entre eux et à la direc­tion de propagation. 

Il parvient ain­si à con­denser l’ensem­ble des lois de l’élec­tric­ité et for­muler les équa­tions exactes à notre échelle (deux vec­to­rielles et deux scalaires) régis­sant les liaisons entre : d’une part, les champs élec­tro­mag­né­tiques, de l’autre, les charges et les courants. Demeu­rait inex­pliquée (en dehors de l’ab­sence d’on­des lon­gi­tu­di­nales si car­ac­téris­tique des ondes con­nues) l’énigme de la prop­a­ga­tion des ondes dans le vide : les équa­tions de Maxwell n’é­taient pas invari­antes dans la trans­for­ma­tion de Galilée con­traire­ment à celles de Newton. 

Au plan méthodologique, Maxwell innove en déduisant ses équa­tions d’un principe de moin­dre action appliquée à un sys­tème dynamique (à nom­bre infi­ni de degrés de lib­erté) où la prop­a­ga­tion du champ prend la place d’une énergie ciné­tique. Il n’en recourt pas moins à des hypothès­es par­ti­c­ulières sur l’éther, ce milieu pré­sumé ” por­teur ” même si celui-ci n’in­ter­vient pas explicite­ment dans les équations. 

Faisons incidem­ment une remar­que : ce qui se propage doit bien pren­dre une forme matérielle, en sorte que les équa­tions de Maxwell de nature ondu­la­toire n’ex­clu­ent pas pour autant une inter­pré­ta­tion corpusculaire. 

Très nova­trice, révo­lu­tion­naire même, la théorie de Maxwell souf­frait surtout de l’ab­sence d’as­sise expéri­men­tale solide jusqu’à la décou­verte des ondes radio vingt ans plus tard par Hein­rich Hertz (1857–1894). Non seule­ment ce dernier parvient à émet­tre, au moyen de courants alter­nat­ifs en cir­cuit ouvert, des ondes ayant toutes les car­ac­téris­tiques (réflex­ion, réfrac­tion, dif­frac­tion) des ondes lumineuses, mais en cal­cu­lant l’onde émise par le mou­ve­ment accéléré d’une charge élé­men­taire d’élec­tric­ité, il mon­tre en 1888 qu’elle se con­forme aux équa­tions de Maxwell, qu’il refor­mule de façon encore plus sim­ple et abstraite. Après ce test cru­cial, la théorie de Maxwell devient incon­tourn­able a for­tiori avec la décou­verte en 1895 des rayons X par Röntgen. 

II.4 La dynamique de l’électron : Lorentz

L’ex­péri­ence inter­férométrique de Michel­son de 1881 visant à mesur­er la vitesse de la Terre dans l’e­space sidéral (“ l’éther fixe ”) avait été renou­velée en 1887, cette fois avec une pré­ci­sion de 10-8 égale au deux­ième ordre de l’aber­ra­tion : face à ce résul­tat incom­pat­i­ble avec l’idée que l’on se fai­sait de l’éther, on en vint à se deman­der si une telle absence de man­i­fes­ta­tion n’é­tait pas explic­a­ble par des phénomènes sus­cep­ti­bles de la mas­quer. C’est sur une telle piste que s’en­ga­gent dès 1890 les physi­ciens hol­landais, Lorentz, anglais, Lar­mor et irlandais, Fitzgerald. 

Lorentz opère un change­ment rad­i­cal d’hori­zon en cher­chant à trans­pos­er la théorie de Maxwell à un niveau cor­pus­cu­laire hypothé­tique de l’élec­tric­ité, con­ce­vant son courant comme un déplace­ment ” d’élec­trons ” dans un con­duc­teur où ils jouis­sent d’une cer­taine lib­erté de mou­ve­ment (con­traire­ment aux sub­stances diélec­triques), de sorte que l’on observe seule­ment les résul­tantes sta­tis­tiques des champs induits par les charges. 

Aux yeux de Lorentz, un élec­tron en mou­ve­ment rec­tiligne uni­forme est por­teur de son pro­pre champ, lequel se man­i­feste seule­ment lors de son accéléra­tion suiv­ant une loi au car­ré (c’est bien plus tard que l’on trou­vera l’ex­pli­ca­tion rel­a­tiviste du phénomène). 

Soulignons incidem­ment le car­ac­tère auda­cieux de ces con­cepts à une époque où la théorie ondu­la­toire pas­sait pour défini­tive­ment acquise. Cette nou­velle théorie se révèle dans un pre­mier temps por­teuse de grands espoirs : 

1) en per­me­t­tant de prévoir l’ef­fet Zee­man (action d’un champ élec­tro­mag­né­tique sur les raies spec­trales émis­es par les atom­es) qui ouvrait des per­spec­tives d’ac­cès à la struc­ture de ces derniers. Cette décou­verte vau­dra aux deux savants hol­landais l’at­tri­bu­tion du prix Nobel de physique en 1902 ;
2) en four­nissant une expli­ca­tion à l’émis­sion d’un ray­on X à la suite du freinage bru­tal subi par un élec­tron frap­pant une anticathode. 

III. Poincaré entre en scène

III.1 La physique mathématique

Durant le dernier quart du XIXe siè­cle, la physique math­é­ma­tique fait l’ob­jet d’un enseigne­ment magis­tral dans quelques grandes uni­ver­sités (Poin­caré à Paris, Lorentz à Leyde…). Face à la diver­sité des représen­ta­tions mécani­cistes des phénomènes, aux dif­fi­cultés d’or­dre péd­a­gogique et d’analyse cri­tique com­par­a­tive des théories con­cur­rentes, on éprou­ve le besoin d’un recen­trage, d’une rigueur accrue que seul peut offrir le lan­gage math­é­ma­tique : il s’ag­it en un mot de favoris­er toutes les syn­er­gies pos­si­bles entre les deux dis­ci­plines ayant l’une et l’autre tout à gag­n­er à mieux se connaître. 

Dans l’e­sprit de ses ini­ti­a­teurs, la physique math­é­ma­tique reste pour l’essen­tiel une activ­ité de physi­cien : l’ex­a­m­en cri­tique des théories, des hypothès­es, du jeu sub­til des con­cepts et principes sous-jacents aux ” lois ” des phénomènes observés, étant indis­so­cia­ble du cadre expérimental. 

Naturelle­ment la Mécanique y est reine, n’est-elle pas le champ incon­tourn­able de ren­con­tres et d’échanges entre math­é­mati­ciens, physi­ciens en tous gen­res : hydrauli­ciens, bal­is­ti­ciens, astronomes… philosophes des sciences ? 

Dans la sit­u­a­tion de crise alors tra­ver­sée par la physique nul n’est alors mieux pré­paré pour accom­plir sa mis­sion que Poin­caré, math­é­mati­cien hors pair, ” mécani­cien-né ” (au dire de Hadamard qui l’a très bien con­nu), hydrauli­cien, astronome et… philosophe. À n’en juger que par le large éven­tail des thèmes de ses cours à la Sor­bonne, renou­velés chaque semes­tre de 1885 à 1895, aucun domaine de la physique ne lui est étranger, même si, au fil des années, la théorie élec­tro­mag­né­tique de la lumière tend à devenir son domaine de prédilection. 

III.2 Une ” physique de principes ” *

* C’est bien ain­si que la car­ac­térise Olivi­er Dar­rigol dans l’étude magis­trale qu’il lui a con­sacrée en 1995 à laque­lle nous nous sommes référés. (Stud. Hist. Phil. Mod. Phys. Vol­ume 26, p. 1–44 – Perg­a­mon Press.) 

Poin­caré con­tribue beau­coup à faire con­naître en France la théorie élec­tro­mag­né­tique de Maxwell, dont il a vite mesuré la portée nova­trice : en mécani­cien aver­ti il salue son recours à la for­mu­la­tion lagrang­i­en­ne (cf. encadré) exem­plaire de l’ori­en­ta­tion à don­ner désor­mais à la physique math­é­ma­tique appelée selon lui à s’af­franchir de représen­ta­tions arbi­traires. En effet, Poin­caré dis­so­cie tou­jours les lois régis­sant les phénomènes mesurables, de leurs inter­pré­ta­tions mécaniques à tra­vers les mou­ve­ments matériels. Devant la mul­ti­c­ité des modes de représen­ta­tion et l’ar­bi­traire de leurs choix, mieux vaut priv­ilégi­er les principes, con­tenant implicite­ment tout ce que l’on peut espér­er appren­dre des phénomènes, leur portée très générale, attestée par l’ex­péri­ence, lais­sant très peu de place au doute. 

Rap­pelons les ” Principes ” usuels de cette époque : 

  • le principe d’ac­tion et de réac­tion (3e loi de Newton), 
  • les trois lois de con­ser­va­tion de l’én­ergie, de l’im­pul­sion et du moment ciné­tique qui fondent la mécanique clas­sique et même en épuisent le con­tenu (comme l’établi­ra ultérieure­ment le théorème de Noether). 


On y ajoutait : 

  • les principes de moin­dre action (voir encadré). 
  • la loi de con­ser­va­tion des masses, 
  • les deux principes de la ther­mo­dy­namique (en fait étrangers à la mécanique), 
  • le principe d’u­nité des forces élec­tro­mag­né­tiques (élec­tro­sta­tique et inter­ac­tion électromagnétique). 


Con­traire­ment à ses con­frères, lesquels ne s’in­téressent qu’à cer­tains travaux étrangers et ignorent superbe­ment les autres, Poin­caré se fait une règle de les exam­in­er tous, met­tant en lumière, ce qui les rap­proche et les dif­féren­cie, leurs apports et leurs faiblesses. 

À par­tir de 1888, il prend l’habi­tude dans ses ” lec­tures à la Sor­bonne ” (par la suite dans des revues spé­cial­isées) de livr­er des analy­ses appro­fondies des mémoires étrangers, notam­ment les théories électromagnétiques. 

Écou­tons-le s’ex­primer à ce sujet avec la mod­estie dont il ne se dépar­tit jamais : ” Quand je lis un mémoire, j’ai l’habi­tude d’y jeter un pre­mier coup d’œil rapi­de pour en avoir une idée d’ensem­ble et revenir ensuite sur les points qui me parais­sent obscurs. Je trou­ve plus appro­prié de refaire la démon­stra­tion plutôt que de repren­dre celle de l’au­teur. Mes démon­stra­tions peu­vent ne pas les val­oir de beau­coup, mais pour moi elles ont l’a­van­tage d’être miennes. ” 

Poin­caré avait essayé d’ap­privois­er à sa manière, de tester l’idée de l’éther en mou­ve­ment relatif dans le cadre de la théorie de l’élas­tic­ité. Il l’avait imag­iné ne trans­met­tant pas les per­tur­ba­tions de la même façon dans toutes les direc­tions, en liant les événe­ments à des états de réso­nance. Mais ces ten­ta­tives le lais­sent insat­is­fait et dès 1888, il mar­que son scep­ti­cisme sur ce flu­ide, violant le principe de réac­tion, menant à des para­dox­es insur­monta­bles. Il ne se mon­tre en con­séquence guère sur­pris des résul­tats négat­ifs des expéri­ences de Michel­son, ayant déjà fait observ­er que dans la théorie de Maxwell, on pou­vait faire abstrac­tion de l’éther. 

INVARIANCE – COVARIANCE – SYMÉTRIE – PRINCIPE DE MOINDRE ACTION

On sait la dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre quan­tités scalaires ou vec­to­rielles asso­ciées à un proces­sus de mesure. Les sec­on­des ont une sig­ni­fi­ca­tion objec­tive dès lors que l’on con­naît la matrice de trans­for­ma­tion de leurs com­posantes par change­ment de référen­tiel, l’invariance sub­sis­tant sous une forme “ rel­a­tive ” dite “ covari­ance ”. Invari­ance et covari­ance sont liées à des pro­priétés de symétrie en sorte que deux sys­tèmes, l’un immo­bile, l’autre en mou­ve­ment peu­vent être con­sid­érés comme l’image exacte l’un de l’autre. C’est ain­si que l’on asso­cie à l’énergie W, à l’impulsion p, au moment angu­laire J, les symétries respec­tives suiv­antes : la trans­la­tion dans le temps, la trans­la­tion dans l’espace, la symétrie dite “ chi­rale ” de rota­tion dans l’espace.

On a cher­ché de bonne heure à con­denser les lois du mou­ve­ment en un principe vari­a­tion­nel unique qui en épuise le con­tenu théorique, quête inau­gurée par Fer­mat et son Principe : (la lumière emprunte le chemin de moin­dre durée pour aller d’un point à un autre). Euler, Mau­per­tu­is, Lagrange fondent au XVIIIe siè­cle la mécanique ana­ly­tique des solides autour du “ principe de moin­dre action ”. Dans la for­mu­la­tion lagrang­i­en­ne la plus élaborée, l’état du sys­tème est défi­ni à chaque instant par les coor­don­nées d’un point dans un “espace de con­fig­u­ra­tion” à N dimen­sions asso­ciées à ses “lib­ertés ” : c’est ain­si qu’un solide a 6 lib­ertés dans l’espace (les 3 coor­don­nées de son cen­tre de grav­ité et les 3 angles définis­sant son ori­en­ta­tion). Si l’on ajoute les N vitesses, le sys­tème évolue dans un espace à 2 N dimen­sions, “ l’espace des phas­es ” le long d’une tra­jec­toire sup­port de “ l’action ”.

Pour min­imiser cette action, on con­sid­ère le “ lagrang­ien ” défi­ni à chaque instant par la dif­férence entre les éner­gies ciné­tique L et poten­tielle U du sys­tème, avec leurs divers­es com­posantes dont l’intégration curviligne sur le temps a bien le con­tenu dimen­sion­nel ML2 T-1 d’une action. 

Dans un sys­tème “ isolé ”, il y a con­ser­va­tion du vecteur impul­sion et du moment ciné­tique, éventuelle­ment con­sti­tué de deux ter­mes : intrin­sèque et orbital (rap­pelons qu’un moment ciné­tique, pro­duit vec­to­riel de deux vecteurs est un “ pseudovecteur ”, restant inchangé dans l’opération de symétrie par rap­port à l’origine ou “ parité ”). 

Dans un sys­tème “ ouvert ”, il faut fix­er une orig­ine, au lagrang­ien, fonc­tion du temps : s’il y a absence de frot­te­ment (fac­teur de dis­si­pa­tion d’énergie), le lagrang­ien ne dépend que des posi­tions, dans le cas con­traire (par exem­ple, un pen­d­ule, un bal­lon dans l’air), il dépend des vitesses et des moments angulaires. 

On sait que l’innovation essen­tielle apportée par la Rel­a­tiv­ité con­siste à tra­vers la rela­tion espace-temps de la trans­for­ma­tion de Lorentz (non rap­pelée ici, car sup­posée bien con­nue), à fusion­ner les lois clas­siques de con­ser­va­tion de l’énergie et de l’impulsion en une loi unique de con­ser­va­tion d’un vecteur “ impul­sion-énergie ” à 4 com­posantes dans un “ con­tin­u­um ” à 4 dimen­sions : “ l’espace-temps rel­a­tiviste ”.

III.3 1900 Poincaré ” prérelativiste ” : E = mc2

Si cette équiv­a­lence est ordi­naire­ment présen­tée comme une con­séquence de la théorie de la Rel­a­tiv­ité, l’his­toire, dédaigneuse de notre logique, a ingénu­ment procédé à rebours pour men­er à la décou­verte de l’e­space-temps rel­a­tiviste. La pre­mière appari­tion de ladite for­mule dans la lit­téra­ture sci­en­tifique remonte en effet, à 1900, dans un mémoire de Poin­caré, inti­t­ulé (Œuvres de Poin­caré, t. IX, p. 471), La théorie de Lorentz et le principe de réac­tion, où il mon­tre qu’une énergie élec­tro­mag­né­tique E doit être assor­tie d’une masse iner­tielle Ec-2.

Par­tant des équa­tions de Maxwell et Poynt­ing, Poincaré : 

1) assim­i­le l’én­ergie élec­tro­mag­né­tique à un flu­ide de den­sité égale au pro­duit de son énergie volu­mique par c‑2,
2) admet que sa créa­tion (ou vice ver­sa sa récep­tion) s’opère au cours du proces­sus ponctuel de trans­for­ma­tion Matière ´ Énergie électromagnétique. 

Si l’on entend préserv­er le principe de con­stance de la quan­tité de mou­ve­ment de l’ensem­ble (machine + flu­ide fic­tif), il faut l’in­ter­ven­tion d’une cause pour main­tenir con­stante sa vitesse. Par exem­ple, si l’émis­sion se fait dans une direc­tion don­née, elle doit emprunter à la matière présente une quan­tité de mou­ve­ment égale à celle de l’én­ergie élec­tro­mag­né­tique créée. 

Poin­caré con­clut son exposé par un exem­ple numérique où il éval­ue à 1 cm/sec. l’ef­fet recul induit sur une masse de 1 kg émet­tant une énergie élec­tro­mag­né­tique de 3 mil­lions de joules. 

Si l’én­ergie ray­on­née est symétrique­ment répar­tie entre deux direc­tions opposées, aucun effet de déplace­ment n’a lieu, mais le principe de con­ser­va­tion de l’én­ergie exige que l’émis­sion soit exacte­ment com­pen­sée par la vari­a­tion du moment de la matière (vecteur de flux d’én­ergie de Poynt­ing). L’ex­pres­sion de l’équiv­a­lence masse-énergie sug­gérée en 1900 par Poin­caré mar­que non seule­ment un tour­nant impor­tant dans sa pro­pre réflex­ion, guidée par l’in­tu­ition d’une con­nex­ion intime entre les principes de réac­tion et de Rel­a­tiv­ité, mais devient par la suite une référence incon­tourn­able. Poin­caré y revient dans son texte de juin 1905 tan­dis qu’au même moment l’Alle­mand Has­send­hörl (le pro­fesseur de Schrödinger, vénéré par ce dernier) mon­tre que l’in­er­tie de l’én­ergie élec­tro­mag­né­tique rem­plis­sant une cav­ité est 4/3 Ec-2.

De son côté Ein­stein con­clut un arti­cle du 27 sep­tem­bre 1905 inti­t­ulé ” L’in­er­tie d’un corps en mou­ve­ment dépend-elle de son con­tenu en énergie ? ” ” Si un corps cède l’én­ergie L sous forme de ray­on­nement, sa masse dimin­ue de Lc-2. Il n’est man­i­feste­ment pas essen­tiel que l’én­ergie sous­traite au corps se trans­forme directe­ment en énergie de ray­on­nement, ce qui nous con­duit à la con­clu­sion générale suiv­ante : la masse d’un corps est une mesure de son con­tenu en énergie.

Dans un arti­cle sur le même sujet paru le 17 mai 1906 il écrira la même chose, mais en ajoutant cette fois : 

” … Les con­sid­éra­tions formelles néces­saires à la jus­ti­fi­ca­tion de cette asser­tion sont con­tenues… pour l’essen­tiel dans le Mémoire de Poin­caré du Lorentz Festschrift de 1900. ” (Écrit à l’oc­ca­sion de la fête jubi­laire de Lorentz.) 

Or Ein­stein sophis­tique inutile­ment l’ex­péri­ence de pen­sée de Poin­caré (en inter­posant des absorbeurs de ray­on­nement). Son raison­nement est con­testé par Planck, lequel y sub­stitue en 1908 une démon­stra­tion rigoureuse. 

Comme tant d’autres décou­vertes sci­en­tifiques, l’é­gal­ité E = mc2 appa­raît aujour­d’hui comme le fruit d’un tra­vail collectif. 

Certes la con­jec­ture ” prérel­a­tiviste ” de Poin­caré en 1900 n’a pas encore le statut d’une véri­ta­ble démon­stra­tion. Son auteur va même hésiter jusqu’en 1904 à admet­tre que le principe de réac­tion ne valait pas seule­ment pour la matière, bien que ce fût plau­si­ble depuis 1890 à la suite de l’ex­péri­ence du physi­cien hon­grois Eötvös*. 

* Rap­pelons que ce dernier avait réal­isé la pre­mière mesure expéri­men­tale de la con­stante G de New­ton avec une bal­ance de tor­sion extrême­ment pré­cise (inspirée de celle de Coulomb pour mesur­er les charges élec­tro­sta­tiques) étab­lis­sant l’équivalence à 10-9 près des mass­es grave et inertielle 

Dis­ons en résumé que Poin­caré est ” l’ini­ti­a­teur ” et Planck le ” finisseur “. 

Après avoir ain­si don­né le coup d’en­voi à ce qu’il va bien­tôt appel­er ” la nou­velle physique “, Poin­caré n’a cessé par la suite de rester son éclaireur, étape après étape, jusqu’à l’élu­cider, com­plète­ment cinq ans plus tard. 

III.4 1902 La Science et l’Hypothèse

Nous avons vu qu’à la suite d’un échange de cor­re­spon­dance avec Poin­caré, Lorentz avait été con­duit à réamé­nag­er en 1904 sa théorie de 1895 sur la dynamique de l’élec­tron. En réal­ité le sig­nal avait été don­né deux ans plus tôt en 1902, non dans quelque revue de physique, mais dans un ouvrage philosophique qui avait alors eu un grand reten­tisse­ment dans la com­mu­nauté sci­en­tifique : La Sci­ence et l’Hy­pothèse. N’en don­nons qu’un témoignage, celui de Solovine, un ami d’E­in­stein et de Mile­na, sa pre­mière femme, fam­i­liers d’un même cer­cle de lec­ture ” Olympia “, lequel rap­porte dans ses sou­venirs : ” C’est un livre qui nous a pro­fondé­ment impres­sion­nés et tenus en haleine deux longues semaines.

Rap­pelons-en quelques pas­sages (emprun­tés à l’ar­ti­cle de 1994 de La Jaune et la Rouge, cf. annexe 3) : 

Au chapitre 6 :

” La mécanique classique ” 

  • Il n’y a pas d’e­space absolu, et nous ne con­cevons que des mou­ve­ments relatifs… 
  • Il n’y a pas de temps absolu : dire que deux durées sont égales, c’est une asser­tion qui n’a par elle-même aucun sens et qui ne peut en acquérir un que par convention. 
  • Nous n’avons pas l’in­tu­ition directe de la simul­tanéité de deux événe­ments qui se pro­duisent sur deux théâtres différents… 
  • Nous pour­rions énon­cer les faits mécaniques en les rap­por­tant à un espace non-euclidien… 
  • Ain­si, l’e­space absolu, le temps absolu, la géométrie elle-même ne sont pas des con­di­tions qui s’im­posent à la mécanique… ” 

Au chapitre 7 :

” Le mou­ve­ment relatif et le mou­ve­ment absolu. ” 

  • ” Cela n’empêche pas que l’e­space absolu, c’est-à-dire le repère auquel il faudrait rap­porter la Terre pour savoir si réelle­ment elle tourne, n’a aucune exis­tence objec­tive. ”

Au chapitre 10 :

” La théorie de la physique mod­erne ” (où il fait référence à la théorie de Lorentz). 

  • ” Ne serait-ce pas aus­si un hasard que le sin­guli­er con­cours qui ferait qu’une cer­taine cir­con­stance viendrait juste à point pour détru­ire les ter­mes du pre­mier ordre, et qu’une autre cir­con­stance tout à fait dif­férente mais tout aus­si oppor­tune se charg­erait de détru­ire ceux du sec­ond ordre ? Non, il faut trou­ver une même expli­ca­tion pour les uns et pour les autres, et alors tout porte à penser que cette expli­ca­tion vau­dra égale­ment pour les ter­mes supérieurs… ” 

Au chapitre 12 :

” L’op­tique et l’électricité ” 

  • ” Peu nous importe que l’éther existe réelle­ment : c’est l’af­faire des méta­physi­ciens. Cette hypothèse est com­mode pour l’ex­pli­ca­tion des phénomènes… La théorie des ondu­la­tions repose sur une hypothèse molécu­laire… Ces hypothès­es ne jouent qu’un rôle sec­ondaire, on pour­rait les sac­ri­fi­er. On ne le fait pas d’or­di­naire parce que l’ex­po­si­tion y perdrait en clarté, mais cette rai­son est la seule. ”

IV. Note sur Poincaré post-mortem

IV.1 Physiciens et mathématiciens. Des liens institutionnels qui se relâchent

Avec la Pre­mière Guerre mon­di­ale, la physique math­é­ma­tique tombe en désué­tude : cette passerelle inter­dis­ci­plinaire est en quelque sorte désaf­fec­tée comme si elle ne répondait plus à un besoin, comme s’il incom­bait désor­mais aux physi­ciens de forg­er eux-mêmes leur pro­pre out­il math­é­ma­tique, l’ex­pres­sion même dis­paraît. Dans sa phase de développe­ment spec­tac­u­laire des années 1920, la ” pre­mière quan­tifi­ca­tion ” non rel­a­tiviste se con­stru­it autour des ” observ­ables quan­tiques ” insen­si­bles à l’é­coule­ment du temps. Le for­mal­isme régis­sant ces états sta­tion­naires (l’équa­tion de Schrödinger) se con­stru­it dans le cadre clas­sique autour du Hamil­tonien, les physi­ciens de ce temps, math­é­mati­ciens ingénieux, éla­borent une algèbre d’opéra­teurs dont les rela­tions de com­mu­ta­tion reflè­tent les pro­priétés d’in­vari­ance spatiotemporelles. 

Nom­bre d’en­tre eux s’at­tachent avec tal­ent à vul­garis­er la nou­velle physique et en rela­tent la genèse selon le témoignage livré par ses pio­nniers sur­vivants. Or qui sont-ils ? Essen­tielle­ment Planck, Ein­stein, Hilbert, sol­idaires à l’au­tomne 1905, dans le ” lance­ment ” de la Rel­a­tiv­ité auprès de la com­mu­nauté sci­en­tifique alle­mande (à l’ini­tia­tive et sous l’im­pul­sion du pre­mier) alors que, dans le même temps, indif­férence et scep­ti­cisme pré­va­lent en France où Poin­caré reste isolé. 

Le pre­mier à s’y ral­li­er sera Langevin, dont on se sou­vient qu’il avait accom­pa­g­né Poin­caré à Saint Louis mais sans le soutenir. Veut-il faire oubli­er son pro­pre manque de dis­cerne­ment, nour­rit-il de la jalousie à l’é­gard de son glo­rieux aîné ? Tou­jours est-il que dans son cours au Col­lège de France en 1911–1912 sur ” La théorie élec­tro­mag­né­tique des radi­a­tions et le Principe de la Rel­a­tiv­ité ” (suivi par É. Borel, J. Bec­quer­el…), Langevin, comme ses con­frères alle­mands, ne souf­fle mot des con­tri­bu­tions de Poin­caré. Faut-il ajouter que le texte de sa Con­férence de Saint Louis se trou­ve omis dans les Œuvres com­plètes de Poin­caré, pub­liées sous sa direc­tion, s’agis­sant de la physique. 

Résumons : aucun tra­vail his­torique digne de ce nom n’a eu lieu durant la phase d’im­pé­tu­osité créa­trice de la nou­velle physique mais exis­tait-il alors des spé­cial­istes qual­i­fiés (et assez hardis) pour aller à con­tre-courant ? Apparem­ment non. Le silence s’est alors éten­du de proche en proche. 

Le même oubli, la même ingrat­i­tude touchent par la suite Gross­man, à qui l’on est pour­tant redev­able de toute la par­tie math­é­ma­tique si essen­tielle de la Rel­a­tiv­ité dite ” générale ” (plutôt nom­mée aujour­d’hui à juste rai­son : ” Théorie géométrique de la grav­i­ta­tion ”), où le tenseur de Rie­mann-Christof­fel de rang 2 dit ” tenseur de Ric­ci ” (lequel implique la cour­bu­re de l’e­space dans toutes ses dimen­sions) joue le rôle cen­tral. Devant l’échec de sa pro­pre théorie, Ein­stein ne se résigne à l’adopter que sur le con­seil de Hilbert. 

C’est bien en vain et aux dépens de sa pro­pre répu­ta­tion qu’un spé­cial­iste recon­nu de la physique théorique, l’É­cos­sais Whit­tak­er, tente au soir de sa vie au cours des années 1950 de faire con­naître la pri­mauté du rôle de Poin­caré dans la genèse de la Rel­a­tiv­ité. Il est néan­moins vrai qu’à l’oc­ca­sion de la célébra­tion à la Sor­bonne (le 16 mai 1954) du cen­te­naire de la nais­sance d’Hen­ri Poin­caré, de Broglie, alors mieux infor­mé qu’il ne l’avait mon­tré dans ses écrits, n’avait pas hésité à déclar­er : ” L’éblouis­sant suc­cès d’E­in­stein ne doit pas nous faire oubli­er com­bi­en le prob­lème avait été pro­fondé­ment analysé avant lui par l’e­sprit lumineux de Poin­caré.

IV.2 On redécouvre Poincaré physicien

Comme on l’a déjà rap­pelé, un signe du réveil de l’in­térêt porté à Poin­caré est don­né aux USA où s’est con­servé le sou­venir du con­grès sci­en­tifique de Saint Louis en 1904 : dans son célèbre cours de physique au CIT (Lec­tures on physics — 1963, p. 16), Feyn­man con­sacre un chapitre entier au ” Principe de Rel­a­tiv­ité d’E­in­stein-Poin­caré ” (pour­tant jamais revendiqué par le pre­mier), faisant explicite­ment référence au texte de sa mémorable con­férence assor­tie du com­men­taire suiv­ant : ” Quand cette idée descen­dit sur le monde, elle causa un grand émoi chez les philosophes.

On se sou­vient désor­mais que la fameuse trans­for­ma­tion de Lorentz porte, de l’aveu même de ce dernier, la sig­na­ture de Poin­caré. La ” Physique math­é­ma­tique ” a refait sur­face pour s’im­pos­er face à l’am­pleur des besoins de spé­cial­istes req­uis par les pro­grammes ambitieux de R & D autour de l’atome et à la spé­cial­i­sa­tion accrue pous­sant à la divi­sion du tra­vail entre physiques expéri­men­tale et théorique. 

La ” deux­ième quan­tifi­ca­tion ” (prenant en compte les mod­i­fi­ca­tions apportées par deux des trois con­stantes uni­verselles c, G et h) n’avait été jusqu’alors réal­isée (out­re c et G par la ” Rel­a­tiv­ité générale ”), et pour c et h seule­ment pour l’élec­tron (par Dirac). L’ex­ten­sion de cette dernière exigeait un remaniement con­ceptuel rad­i­cal claire­ment anticipé par Poin­caré lors de sa dernière inter­ven­tion au Con­seil Solvay à Brux­elles en 1911 (pub­lié dans son dernier Mémoire ” Sur la théorie des quan­ta ” — Jour­nal de physique, jan­vi­er 1912). Poin­caré y prend net­te­ment posi­tion en sa faveur démon­trant qu’elle est ” la seule qui con­duise à la loi de Planck et qu’il con­vient de s’en tenir à ses pre­mières idées ” (aux­quelles Planck lui-même s’avouait prêt à renon­cer). Poin­caré attire toute­fois l’at­ten­tion sur l’ob­sta­cle de la dis­con­ti­nu­ité quan­tique au niveau de l’atome où les phénomènes d’émis­sion et d’ab­sorp­tion devi­en­nent irré­ductibles à des équa­tions dif­féren­tielles, la ciné­ma­tique se brouille. 

Il y a lieu, pour­suit Poin­caré, d’in­ven­ter de nou­velles approches. L’e­space des phas­es devient en effet inadéquat en rai­son de l’ir­réversibil­ité des tra­jec­toires, liée à l’indéter­mi­na­tion de la dérivée, (à la base du ” principe d’in­cer­ti­tude ” bien­tôt explic­ité par Heisen­berg mais sans se référ­er à Poin­caré dont l’ex­posé avait alors pro­duit une impres­sion pro­fonde sur l’as­sis­tance : Planck — Jeans — Heisen­berg — Lorentz — Ein­stein…). Il n’est pas exagéré de dire que dès ce moment l’in­térêt pour les quan­ta prit un nou­veau départ, comme Planck lui-même devait le reconnaître. 

IV.3 Poincaré précurseur

Si la physique ne con­naît d’autre lan­gage que celui des math­é­ma­tiques, cette adéqua­tion ne s’est vrai­ment imposée que depuis qua­tre siè­cles, après la muta­tion cul­turelle opérée par la Renais­sance, au point que pen­dant longtemps les deux dis­ci­plines-sœurs devi­en­nent insé­para­bles : c’est ain­si que Joseph Fouri­er (1768–1830) décou­vreur des séries trigonométriques (dont on sait l’im­por­tance des appli­ca­tions) pro­fesse que l’é­tude appro­fondie des lois de la nature est la source prin­ci­pale des décou­vertes math­é­ma­tiques. Pen­sons à Gauss (1777–1858) et aus­si à Rie­mann (1826–1866), père de la topolo­gie, adon­né ini­tiale­ment à la physique. Après l’é­clipse rel­a­tive et pas­sagère dont on a fait état, on redé­cou­vre, on mesure de mieux en mieux l’im­por­tance de cette syn­ergie, dont Poin­caré, avec sa pre­science et la sûreté de ses intu­itions, a fait un usage incomparable. 

Don­nons-en un exem­ple par­ti­c­ulière­ment sig­ni­fi­catif. Poin­caré avait établi que les solu­tions péri­odiques d’un sys­tème mécanique de plus de deux corps en inter­ac­tion fai­saient fig­ure d’ex­cep­tion : le mou­ve­ment, bien que théorique­ment déter­min­iste, est en fait si sen­si­ble aux con­di­tions ini­tiales qu’il prend tôt ou tard un car­ac­tère chao­tique. Cette décou­verte (hon­orée en 1889 par le prix du roi de Suède) avait eu un grand reten­tisse­ment : ruinant la pré­ten­tion ” laplac­i­enne ” de réduire l’ensem­ble des sys­tèmes à un mod­èle unique inté­grable, amenant les astronomes à révis­er leurs idées sur la for­ma­tion et la sta­bil­ité des sys­tèmes plané­taires, sur les nébuleuses… 

C’est seule­ment bien plus tard dans les années 1960 et 1970, que l’on mesure la portée générale de ces con­cepts en physique comme en math­é­ma­tiques à la suite des travaux : de Pri­gogine (Nobel de chimie, 1977), théoricien de l’in­sta­bil­ité et du chaos et de Benoît Man­del­brot (X 44) met­tant méthodique­ment en lumière les pro­priétés et dévelop­pant les appli­ca­tions de ces nou­veaux objets math­é­ma­tiques de dimen­sion frac­tion­naire, que sont les ” frac­tales ” où chaque par­tie a la forme du tout. À son tour ce con­cept est à l’o­rig­ine de la dernière théorie rel­a­tiviste en cours d’élab­o­ra­tion : la ” Rel­a­tiv­ité d’échelle ” du Français Lau­rent Not­tale con­sis­tant à opér­er dans un ” espace-temps frac­tal ” où les fron­tières entre hori­zons phénoménologiques cor­re­spon­dent à des brisures de symétrie. 

Bouclons ici notre périple en évo­quant le sou­venir de Galilée s’é­ton­nant déjà (dans la deux­ième par­tie de son Dis­cours sur deux sci­ences nou­velles), du fait que la nature change pro­fondé­ment d’aspect avec l’hori­zon d’ob­ser­va­tion, bon exem­ple des patients chem­ine­ments de la réflex­ion sci­en­tifique, avec ses liens de fil­i­a­tion plus ou moins perceptibles. 

” Mécani­cien-né “, opérant en lui la syn­thèse la plus accom­plie en son temps des sci­ences math­é­ma­tique et physique, nul mieux que Poin­caré, au tour­nant des XIXe et XXe siè­cles, n’a dégagé et éclairé le ter­rain, com­pris les muta­tions inéluctables. 

______________________________________
1. Déjà en 1632 dans ses Dia­logues, Galilée illus­tre à sa manière l’impossibilité de définir le mou­ve­ment dans l’absolu : “ Les papil­lons embar­qués à bord d’un navire volet­tent de ci de là de la même façon que le navire soit immo­bile ou non…
La vitesse d’un objet n’est mesurable que par rap­port à celle d’un autre objet, deux obser­va­teurs en mou­ve­ment ne peu­vent appréci­er en l’absence de repère extérieur, que leur vitesse rel­a­tive et réciproque.
Rap­pelons qu’il for­mule la loi de com­po­si­tion des vitesses ain­si que celle (en t2) du déplace­ment, dans un mou­ve­ment uni­for­mé­ment accéléré qu’il établit expérimentalement. 

2. Pré­cisons davan­tage ce point impor­tant : aux yeux de Poin­caré, passé et futur sont séparés par un inter­valle de temps (le “ présent ”) dépen­dant de la dis­tance entre le phénomène observé et l’observateur durant lequel ce dernier ne peut ni le con­naître ni agir sur lui. Par la suite, Ein­stein pro­posera une déf­i­ni­tion plus sim­ple mais plus étroite : deux événe­ments sur­venus en deux points symétriques par rap­port à un obser­va­teur sont réputés simul­tanés si leurs sig­naux coïn­ci­dent. Ils ne le sont plus aux yeux de tout autre obser­va­teur en mou­ve­ment par rap­port au pre­mier ou extérieur au plan médi­a­teur entre les deux points d’émission.

3. a) Un mémoire sur “ La dynamique de l’électron ” dit “ Grand mémoire de Palerme ” des­tiné à sa séance du 23 juil­let mais pub­lié seule­ment en jan­vi­er 1906, simul­tané­ment avec un arti­cle d’Einstein sur le même sujet pub­lié dans les Annalen.
b) Un résumé du précé­dent inséré sous la forme d’une note dans les comptes ren­dus du 5 juin 1905 de l’Académie des sci­ences de Paris, imprimé le 8 et dif­fusé aus­sitôt selon l’usage aux cor­re­spon­dants et abon­nés étrangers.
Rap­pelons que ce dernier a fait l’objet d’une très éclairante et nova­trice analyse (à l’occasion du Bicen­te­naire de la Fon­da­tion de notre École) parue dans le numéro d’avril 1994 de La Jaune et la Rouge de notre cama­rade Jules Leveu­gle (43) qui l’avait minu­tieuse­ment con­fron­té à l’article d’Einstein pub­lié dans le numéro de sep­tem­bre 1905 des Annalen der Physics.

Poster un commentaire