La musique : pour quoi faire ?

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°619 Novembre 2006Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Pour vous, la musique est aus­si essen­tielle à votre vie que l’air ou le vin ; peut-être même vous aide-t-elle à com­pren­dre le monde et à répon­dre aux ques­tions fon­da­men­tales sur la vie, l’amour, la mort. Pour tel autre, c’est un fond agréable qui accom­pa­gne une lec­ture ou un repas. Pour d’autres encore, ce n’est que le décor audi­tif d’un ascenseur ou d’un super­marché. Oublions ces derniers et songeons avec avid­ité et impa­tience à toutes les musiques qu’il nous reste à décou­vrir… ou à réécouter.

Chostakovitch – L’intégrale des Symphonies

Depuis quelques années, les Sym­phonies de Chostakovitch sont beau­coup plus enreg­istrées et don­nées en con­cert qu’elles ne l’ont jamais été aupar­a­vant, tout comme celles de Mahler dans les années 1970–1980 et celles de Beethoven dans les années 1950. C’est que nous pou­vons aujourd’hui jeter sur le XXe siè­cle, ses ent­hou­si­asmes, ses total­i­tarismes et ses mas­sacres, alors qu’en dis­parais­sent les témoins directs, un regard non sere­in mais au moins dis­tan­cié. On pour­rait don­ner à l’œuvre de Chostakovitch le titre du film de Dino Risi Une vie dif­fi­cile : il a, on le sait, passé sa vie sur le fil du rasoir, com­posant avec le régime sovié­tique en essayant de ne pas y per­dre son âme. Lais­sons à d’autres l’exégèse des titres, des tonal­ités et des mou­ve­ments de ses sym­phonies et l’analyse cri­tique des cir­con­stances de leur com­po­si­tion et de leur créa­tion. Ce que l’on peut dire en cette année du cen­te­naire, c’est que de la 1re Sym­phonie (1926), clas­sique et lumineuse, à la 15e (1972), adieu à la vie rétro­spec­tif et douloureux, Chostakovitch a « exprimé le monde », pour repren­dre l’expression de Mahler, celui dans lequel il sur­vivait et qui était, somme toute, une image assez fidèle du monde dans sa globalité.

Mariss Jan­sons a enreg­istré le cycle des Sym­phonies de 1988 à 2005, avec le Philadel­phia, les Orchestres Phil­har­moniques de Berlin, Lon­dres, Oslo, Saint-Péters­bourg, Vienne, l’Orchestre Sym­phonique de Pitts­burgh, l’Orchestre de la Radiod­if­fu­sion bavaroise1. Comme il a passé sa jeunesse en Union sovié­tique et qu’il a, pour des raisons famil­iales, baigné dans cette musique, Mariss Jan­sons donne de ces Sym­phonies une inter­pré­ta­tion qui est non seule­ment homogène et musi­cale­ment par­faite (avec des oppo­si­tions de tem­pos savam­ment dosées et un excel­lent équili­bre des pupitres, par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile dans cette musique où l’orchestration, très recher­chée, joue un rôle majeur), mais aus­si fidèle aux inten­tions du com­pos­i­teur, sou­vent dis­tinctes de ce qui est écrit dans la par­ti­tion, et avouées à ses seuls amis. Au total, une somme qui fera date, et qui réservera à celui qui veut bien pénétr­er l’univers con­tinu et dense des Sym­phonies de Chostakovitch, des joies bien supérieures – que les wag­nériens nous par­don­nent – à celles que recèle le Ring.

Claviers : Le Roux, Bartok

Clavecin­iste français de la fin du XVIIe siè­cle, Gas­pard Le Roux est cer­taine­ment le plus mys­térieux des com­pos­i­teurs de son époque : on ignore tout de sa vie ; mais les 42 « Pièces de clavessin » qu’il a lais­sées, et que Bib­iane Lapointe et Thier­ry Maed­er vien­nent d’enregistrer2, ne sont pas des œuvres mineures et ne le cèdent en rien à celles de Couperin. Il s’agit d’une suite de dans­es dans le goût français jouées à deux clavecins et donc dans une instru­men­ta­tion com­plexe, qui, au-delà de leur charme nos­tal­gique, révè­lent une sophis­ti­ca­tion d’écriture unique et qui, dit-on, intéres­sa Bach.

La musique de Bar­tok est au piano clas­sique ce que celle de Thelo­nious Monk est au piano jazz : rugueuse, pareille à aucune autre, géniale. Les har­monies comptent moins que les thèmes, les rythmes et le touch­er, et son inspi­ra­tion directe de la musique pop­u­laire la situe à des années-lumière des sophis­ti­ca­tions par­fois déca­dentes de la musique de salon de la même époque. Le disque enreg­istré par la pianiste hon­groise Mar­ta Göde­ny3 présente les 14 Bagatelles, 15 Chants paysans hon­grois, 6 Dans­es pop­u­laires roumaines, l’Alle­gro Bar­baro, la Sonatine, et la Sonate en mi, pièce majeure et fan­tas­tique­ment nova­trice, dont on peut dire qu’elle est à la musique du XXe siè­cle ce que la Sonate de Liszt est à celle du XIXe. Mar­ta Göde­ny joue ces pièces avec beau­coup de sub­til­ité, notam­ment dans le touch­er, alors qu’il est trop fréquent de n’y voir qu’un exer­ci­ce de percussion.

Le disque du mois : Naples

Il est des ter­roirs qui mar­quent de manière indélé­bile la musique qui y naît. C’est le cas de la Hon­grie, celle de Bar­tok et Kodaly ; c’est aus­si celui de Naples, de Gesu­al­do à Rossi­ni et Donizetti et aux chan­sons napoli­taines du xxe siè­cle. Le bouil­lant vio­liste Jay Bern­feld et son ensem­ble Fuo­co e cenere ont eu l’idée de retrac­er l’histoire de la chan­son napoli­taine et de mon­tr­er sa con­ti­nu­ité de 1490 à 1950, en faisant appel au jeune ténor Math­ieu Arel­li. Ils ont ain­si rassem­blé 27 arias et chan­sons, les uns instru­men­taux comme la Sonata Pul­cinel­la de Per­golese que reprit Stravin­s­ki, les autres chan­tés comme le déli­cieux A vuchel­la4. De petits plaisirs, à écouter quelque part face à la mer en dégus­tant une sfogli­atel­la ric­cia avec un verre de lachri­ma christi ou, pourquoi pas, de faler­no bian­co.

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1. 10 CD EMI 3 65300 2.
2. 1 CD PIERRE VERANY PV706051.
3. 1 CD PIERRE VERANY PV706091.
4. 1 CD ARION ARN 68730.

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