La musique est un langage

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°589 Novembre 2003Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Sans doute parce qu’elle s’adresse aux mêmes sens, la musique est, de tous les arts, le plus proche de la langue par­lée et écrite. Elle a ses codes et ses gram­maires ; on a la même dif­fi­culté à couch­er par écrit la musique spon­tanée que la langue ver­bale (essayez de tran­scrire une impro­vi­sa­tion de Char­lie Park­er ou Miles Davis). L’un de ses ensem­bles code/grammaire, le cou­ple gamme tempérée/musique tonale, est désor­mais qua­si uni­versel, depuis que la Chine et l’Inde l’ont adop­té pour leurs musiques clas­siques et populaires.

Mais aucune œuvre musi­cale digne de ce nom n’aspire à exprimer directe­ment un sen­ti­ment, ni à racon­ter une his­toire (quoi de plus ennuyeux que la musique dite “ à pro­gramme ”), pas même l’opéra : qui pré­tendrait que Don Gio­van­ni ou Tris­tan ne font que racon­ter une histoire ?

C’est que la musique est infin­i­ment plus riche que la langue par­lée ou écrite, poésie com­prise. Tous les pau­vres mots aux­quels on peut faire appel pour essay­er de décrire les sen­sa­tions provo­quées par l’écoute d’une pièce musi­cale sont telle­ment réduc­teurs qu’ils con­stituent tou­jours une trahi­son. Et, bien sûr, l’état d’esprit de l’auditeur joue un rôle majeur à cet égard.

Pianistes, clavecinistes

Alors que renaît la querelle dérisoire qui oppose les fana­tiques de la musique sérielle et les ten­ants de la musique tonale, l’enregistrement des Préludes de Scri­abine par Racha Aro­daky1 vient mon­tr­er oppor­tuné­ment qu’un com­pos­i­teur doit faire appel au lan­gage musi­cal qu’il maîtrise et qui lui paraît le mieux adap­té aux sen­sa­tions qu’il veut provo­quer chez l’auditeur, sans se souci­er de la mode, des chapelles et des tendances.

Ain­si, Scri­abine écrit sans com­plexe dans la droite ligne tracée par Chopin à une époque où Debussy, Rav­el, Schoen­berg, ses con­tem­po­rains, font appel à des lan­gages nou­veaux. Et le résul­tat est superbe : une musique d’une extrême richesse, qui vous touche dès le pre­mier abord et ne vous lâche plus. Racha Aro­daky joue ces Préludes sur un nou­veau et flam­boy­ant Ste­in­grae­ber avec beau­coup de finesse et un brio écla­tant. Trois décou­vertes : œuvres, pianiste, piano.

C’est sur deux Érard des années 1900 que Claire Cheval­li­er et Jos Van Immersel ont enreg­istré trois pièces de Poulenc, dont l’Embar­que­ment pour Cythère et la ver­sion pour deux pianos du Bal masqué, Trois dans­es andalous­es de Manuel Infante, Prélude, Fugue et Vari­a­tions de Franck, et de Saint-Saëns les Vari­a­tions sur un thème de Beethoven et la Danse macabre2. Ici encore, le lan­gage est le plus clas­sique, de Franck (1822–1890) à Poulenc (1899- 1963), mais quelle diver­sité de ton et d’impressions : Franck sérieux et austère, Infante bril­lant et… Espag­nol, Saint-Saëns académique ou drôle, Poulenc ten­dre, canaille, et très enlevé.

Roy­er, au cœur du XVIIIe siè­cle, com­pose dans la lignée de Rameau et Couperin. Musique pleine de charme, sub­tile aus­si, dont on ne saura jamais quelle impres­sion elle pro­dui­sait sur l’auditeur de l’époque – les cri­tiques sont, à cet égard, de peu d’aide –, qui nous enveloppe d’une mélan­col­ie douce, et dont l’excellent clavecin­iste Jean- Patrice Brosse nous donne un aperçu dans un disque récent enreg­istré sur un Kroll de 17743. C’est sur deux clavecins que Mario Raskin et Oscar Milani jouent des tan­gos d’Astor Piaz­zol­la4, dont Qua­tre Saisons Portègnes, Milon­ga del Angel, etc. Gageure sans doute : rien n’est plus éloigné à pre­mière vue de la clarté rigoureuse du clavecin que la chaleur mélan­col­ique et brouil­lonne du tan­go et la plainte déchi­rante du ban­donéon. Mais la musique de Piaz­zol­la est uni­verselle et très con­stru­ite et l’on est agréable­ment sur­pris : écoutez Fuga­ta, qui aurait intéressé Bach lui-même.

Mravinski, Christie

Evgeni Mravin­s­ki dirigea pen­dant cinquante ans l’Orchestre Phil­har­monique de Leningrad, dont il fit un des prin­ci­paux orchestres européens. On réédite intel­ligem­ment plusieurs enreg­istrements en con­cert dont la 7e Sym­phonie de Bruck­n­er, la 88e de Haydn et la 5e de Glazounov5. Sa direc­tion claire et pré­cise s’impose comme exem­plaire dans les sym­phonies de Bruck­n­er et Glazounov, œuvres lyriques sou­vent dirigées avec excès et approximation.

C’est avec une égale pré­ci­sion que William Christie dirige les grands motets de Cam­pra à la tête des Arts Floris­sants6, avec six solistes dont deux hautes-con­tre. Si vous aimez la musique du XVIIIe siè­cle, vous aimerez ces pièces d’une musique de cour écrite par un homme du Midi et qu’apprécia le Régent, moins con­v­enue et plus fine que celle de Lalande, resti­tuée par Christie avec son habituel goût de la perfection.

Le disque du mois

Dans le cer­cle restreint des très grands vio­lonistes de la jeune généra­tion, Max­im Vengerov est une excep­tion : il joue “ tzi­gane ”, avec des vibratos et des glis­san­dos qui s’accommodent très bien de sa tech­nique rigoureuse. Il parvient ain­si à faire de la Sym­phonie espag­nole de Lalo, d’habitude très académique, une pièce exci­tante et dia­bolique, et de même avec le Con­cer­to n° 3 de Saint-Saëns, enreg­istrés récem­ment avec le Phil­har­mo­nia Orches­tra dirigé par Anto­nio Pap­pano7. Tzi­gane, de Rav­el, sur le même disque, n’a peut-être jamais été aus­si bien joué. Les aya­tol­lahs du vio­lon pur et éthéré, style Menuhin, trou­veront sans doute que Vengerov en fait trop ; mais nous sommes, pour notre part, ent­hou­si­astes et incon­di­tion­nels de ce lan­gage sen­suel. Na zdarovie !

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1. 1 CD ZIG-ZAG ZZT 03 09 02.
2. 1 CD ZIG-ZAG ZZT 03 09 03.
3. 1 CD PIERRE VERANY PV 703 061.
4. 1 CD PIERRE VERANY PV 703 032.
5. 2 CD EMI 5 75933 2.
6. 1 CD VIRGIN 5 45555 2.
7. 1 CD EMI 5 57593 2.

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