La Mer est ronde

Dossier : Les métiers de la merMagazine N°644 Avril 2009Par : Jean-François DENIAU

La régate s’en­gage, l’é­qui­pier est sage­ment assis au pied du mât, le pré­sident à la barre. Sur le par­cours au vent arrière, le pré­sident s’a­per­çoit que la balan­cine est trop rai­die et coupe la voile en deux. Il dit aima­ble­ment à l’é­qui­pier : » Cher ami, s’il vous plaît, veuillez lar­guer la balan­cine1. » L’é­qui­pier ouvre un oeil rond, une oreille plus ronde encore, mais reste éba­hi, sans rien faire, don­nant tous les signes de la per­plexi­té. Le pré­sident, plus ferme : » Lar­guez la balan­cine, mon vieux. » L’é­qui­pier : » … » Le pré­sident (qui est en train de se faire remon­ter par d’autres concur­rents) : » La balan­cine, bon Dieu, lar­guez la balancine ! »

L’é­qui­pier novice regarde autour de lui, ne voit rien de nature à l’é­clai­rer sur le sens de ce mes­sage, puis regarde le bar­reur (qui, tout rouge, s’é­go­sille au bord de l’a­po­plexie) et com­prend enfin : ce pauvre est en train d’é­touf­fer. » Balan­cine » est mani­fes­te­ment un terme du voca­bu­laire des yacht­men pour dési­gner l’or­ne­ment ves­ti­men­taire qu’on porte par­fois autour du cou et qui est trop ser­ré dans le cas pré­sent. Il se lève, s’ap­proche du pré­sident et pré­cau­tion­neu­se­ment lui dénoue son nœud de cra­vate. Effon­dre­ment moral du pré­sident, qui perd la régate.

Com­man­der sur un bateau, c’est nommer

Cette his­toire a une double morale. D’a­bord, pour­quoi mettre une cra­vate pour faire du bateau ? (Mais c’est une his­toire d’a­vant-guerre.) Ensuite, il y a un bon usage du jar­gon tech­nique. Tout corps de métier, toute asso­cia­tion tend à déve­lop­per son propre lan­gage qui à la fois répond à des besoins et des acti­vi­tés propres, et contri­bue au ren­for­ce­ment de ce sen­ti­ment si néces­saire, si chaud au cœur mas­cu­lin d’être » entre soi « , à part, entre cama­rades pro­fes­sion­nels soli­daires et initiés […].

Il y a donc un bon usage du lan­gage tech­nique, qui est de s’ar­rê­ter au moment où il ne sert plus qu’à faire plai­sir à l’au­teur et épa­ter le bour­geois. Mais il y a un usage néces­saire. Tout, sur un bateau, qu’il s’a­gisse de la coque, du grée­ment, des manoeuvres, a un nom, et c’est non seule­ment utile, mais indis­pen­sable. Com­man­der sur un bateau, c’est nom­mer. Et par­fois il faut faire vite.

Si je dis » étarque » ou » loffe » ou » affale « , je décris en un mot clair, unique, toute une opé­ra­tion sou­vent com­plexe. Si je crie » choque « , » borde » ou » abats « , cha­cun peut com­prendre à l’ins­tant le geste ou les gestes à faire. Main­te­nant, quand on a un peu de temps dis­po­nible, il n’est pas mau­vais d’ex­pli­quer, et il ne me paraît pas obli­ga­toire d’as­som­mer le nou­veau venu en l’in­vi­tant d’emblée à brê­ler un car­ta­hu en bre­din­din. Non, trop c’est trop. On peut lui deman­der sim­ple­ment d’embraquer le mou du hale-bas de spi ou d’al­ler un peu voir dans le gui­gnol ce que la drisse de foc a pu faire comme magouille avec l’é­tai de trinquette !

1. NDLR. Balan­cine : manœuvre cou­rante (cor­dage) qui sert à sou­te­nir ; en l’occurrence ici la bôme (espar qui est des­ti­né à don­ner une forme tri­an­gu­laire à une voile atta­chée à un mât par ses deux autres extrémités).

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