Travailleurs de la mer au XXIe siècle

Dossier : Les métiers de la merMagazine N°644 Avril 2009
Par Bernard DUJARDIN

REPÈRES

REPÈRES
La flotte marchande mon­di­ale est, au 1er avril 2007, com­posée de 43 794 navires de charge, de 5 911 navires à pas­sagers et de 16 494 navires de ser­vice (remorquage, dra­gage et off­shore), tous con­duits par des officiers qual­i­fiés. Le principe des vas­es com­mu­ni­cants con­duit à ce que le déficit de per­son­nel se porte sur les navires de charge opérant au long cours. À struc­ture de flotte inchangée, le déficit d’officiers passera dans ce seg­ment de 3,5% en 2005 à 10% en 2015. 

Les pre­miers graves acci­dents qui défrayent la chronique con­duisent à s’in­ter­roger sur la com­pé­tence des marins. L’É­cole navale naît en 1830 du scan­dale de la Méduse. Les écoles d’hy­dro­gra­phie suiv­ent, créées pour for­mer les con­duc­teurs des navires marchands. Il ne suf­fit plus dès lors d’avoir le seul ” sens marin ” pour pilot­er les vais­seaux. Il faut être égale­ment instru­it des sci­ences au pre­mier chef desquelles se pla­cent la cos­mo­gra­phie et la météorologie.

La productivité indispensable

Avec la révo­lu­tion indus­trielle, l’âge de fer com­mence sur mer. La taille et le nom­bre des navires crois­sent au rythme de la démo­gra­phie mon­di­ale. Le nom­bre de nav­i­gants ne croît pas pour autant. Ils sont dif­fi­ciles, tou­jours plus dif­fi­ciles à recruter.

Le brevet de cap­i­taine équiv­aut au min­i­mum à un master

Les pop­u­la­tions lit­torales pau­vres four­nissent le prin­ci­pal de la main-d’oeu­vre embar­quée, les Bre­tons, les Norvégiens, les Philip­pins… mais les pre­miers s’en­richissent et fuient la mer et les sec­onds s’empressent de retourn­er au pays dès leur pelote faite.

Alors il ne reste aux arma­teurs qu’un moyen de gér­er leurs mai­gres ressources humaines : la pro­duc­tiv­ité. Le mazout rem­place le char­bon ; le souti­er dis­paraît. L’au­toma­ti­sa­tion se développe. En 1950, le car­go de 7 000 tjb (ton­neaux de jauge brute) est armé par un équipage d’une cinquan­taine d’hommes ; en 2008, le porte-con­teneurs japon­ais sous télé­main­te­nance de 70 000 tjb néces­site sept emplois plein-temps dont un à terre.

Asservi au ser­vice à la mer
Depuis des temps immé­mo­ri­aux, l’homme se lance sur la mer. Faisant fi du principe de pré­cau­tion, il se jette à l’eau sur un tronc d’ar­bre, p agayant avec ses paumes ; puis il le creuse. Cela ne suf­fit pas ; il le découpe, le refend, l’a­juste en nef, invente la dame de nage et l’av­i­ron qui se glisse dedans. Il se fatigue à tir­er sur le bois mort. Cela ne suf­fit pas ; alors il s’es­saye à user de la nature pour faire avancer son esquif. Il tresse des palmes, tisse le papyrus, la toi­son de ses mou­tons, le coton. La voile est née. Le vent ménage ses mus­cles. Cela ne suf­fit pas ; il invente la propul­sion mécanique, l’hélice, la gou­ver­nance assistée et pense alors nav­iguer sans effort. Cela ne suf­fit pas ; il arme son navire d’un pilote automa­tique, d’une alarme anti­col­li­sion, d’une pro­gram­ma­tion élec­tron­ique de la nav­i­ga­tion. A‑t-il achevé sa con­quête de la mer ? L’homme n’est pas un mam­mifère marin. Depuis des temps immé­mo­ri­aux, l’homme de mer est asservi au ser­vice à la mer. L’homme s’oblige à nav­iguer. Il lui faut échang­er sa pro­duc­tion, pêch­er sa pitance et à l’oc­ca­sion défendre sa patrie. Il est telle­ment peu enclin à la nav­i­ga­tion qu’il con­jure le sort par une ancre de navire qu’il des­sine sur son cou­vre-chef. Super­sti­tion ? Non. L’an­cre rap­pelle à chaque marin la néces­sité impérieuse qu’il a de se retrou­ver au plus vite à terre chez lui dans le lit con­ju­gal. Là, au moins, n’en déplaise à Pla­ton, il se repro­duit à l’im­age des autres ter­riens. Comme il rechigne à embar­quer, on l’y force : les autorités inven­tent le régime de la presse, l’in­scrip­tion mar­itime, la con­scrip­tion. Et il meurt jeune loin des siens, vic­time du scor­but, des pirates ou plus sou­vent du mau­vais temps. Une galère…

La qualité prime

Les respon­s­abil­ités liées à la con­duite des navires crois­sent avec la taille de ceux-ci.

Le brevet de cap­i­taine équiv­aut au min­i­mum à un mas­ter. Mais le con­duc­teur de navire qui sort de l’en­seigne­ment supérieur se voit offrir sur le marché du tra­vail des oppor­tu­nités de car­rière à terre attrac­tives, plus que celles de chef de quart sur les voies de com­mu­ni­ca­tion du com­merce international.

Les car­rières à la mer sont de plus en plus brèves. En France, la durée moyenne d’embarquement d’un ancien élève d’une école nationale de la marine marchande est inférieure à sa durée de for­ma­tion : trois ans. De 2001 à 2004, un mil­li­er d’of­ficiers débar­quent définitivement.

Les car­rières à la mer sont de plus en plus brèves

Pen­dant la même péri­ode, un peu plus d’un demi-mil­li­er de brevets sont délivrés. Plus le navire s’au­toma­tise, moins sa con­duite néces­site de bras, plus elle a besoin de têtes bien faites, bien for­mées et expéri­men­tées. D’un côté, le méti­er de matelot embar­qué tend à dis­paraître ; dans cette caté­gorie de per­son­nel, le chô­mage est endémique. De l’autre, la demande d’of­ficiers d’une flotte mon­di­al­isée en expan­sion ne ren­con­tre pas l’of­fre quan­ti­ta­tive voulue, réduite par le seuil de qual­ité élevé exigé.

La réduc­tion des effec­tifs embar­qués reste encore pos­si­ble à la marge dans les flottes employ­ant des cadres nav­i­gants du Sud-Est asi­a­tique. Les con­di­tions d’arme­ment quan­ti­ta­tive et qual­i­ta­tive des navires japon­ais sont la référence. Elles ont atteint les lim­ites de l’ex­er­ci­ce en deçà duquel il n’est plus de réduc­tion pos­si­ble : la nav­i­ga­tion en soli­taire ne con­cerne pas le trans­port maritime.

Faut-il tabler sur une grave crise économique mon­di­ale menant à une défla­tion pro­fonde du fret et du trans­port mar­itime pour résoudre la ques­tion du déficit atten­du d’of­ficiers en 2015 ? Non, ce ne serait que reculer pour mieux sauter. Il existe une voie, celle de la rup­ture technologique.

Vers le navire conduit de terre

Le plus haut niveau de sécurité
Il est exclu de faire nav­iguer un SMV qui n’au­rait que le niveau de sécu­rité d’un navire armé par un équipage. La con­duite du navire de terre com­mande la fia­bil­ité la plus haute, via des dis­po­si­tions fail safe. Mais, à ton­nage iden­tique, la sup­pres­sion des espaces vie et tra­vail néces­sités par la présence humaine fait gag­n­er de la capac­ité com­mer­ciale et dimin­uer les coûts de con­struc­tion et de fonctionnement.

Si les per­son­nels qual­i­fiés de haut niveau sont de plus en plus dif­fi­ciles à recruter pour con­duire en mer les navires, pourquoi ne pas les recruter pour les con­duire de terre à la manière dont l’homme con­duit les vais­seaux spa­ti­aux, la plu­part de ceux-ci n’embarquant pas d’équipage.

Le shore manned ves­sel (SMV), le navire con­duit à par­tir de la terre, ne sig­ni­fie pas la fin de l’homme de mer. Le SMV cohab­it­era avec les navires armés par des équipages. Ceux-ci res­teront nom­breux : pour des raisons évi­dentes, sur les navires à pas­sagers ; pour des raisons, tech­niques, sur les navires de travaux (câbliers, remorqueurs) ; pour des raisons opéra­tionnelles, sur les caboteurs.

Le SMV est annon­cé depuis une trentaine d’an­nées dans le domaine civ­il : aucun être humain ne peut pilot­er le navire à posi­tion­nement dynamique de l’in­dus­trie off­shore ; le pro­gramme man­ning zero ship du MITI (Japon) date de 1977 ; la télé­main­te­nance des navires à haute tech­nolo­gie (voiliers des Ate­liers et Chantiers du Havre, méthaniers) ; les sous-marins autonomes de l’in­dus­trie pétrolière qui sont une cen­taine à hanter les eaux de la mer du Nord. Dans le domaine mil­i­taire, les USV et USSV (unmanned sur­face et sub­sur­face ves­sels) se déploient dans les flottes pour faire la guerre des mines, men­er des opéra­tions de sur­veil­lance mar­itime, entre­pren­dre des opéra­tions spé­ciales, etc.

Dépourvu de per­son­nel embar­qué, le navire sera con­duit en haute mer par des officiers de quart qui télépi­loteront le navire à par­tir d’une salle blanche à terre. Pour les manœu­vres por­tu­aires, le SMV embar­quera avec le pilote une équipe de lama­neurs tout comme les porte-con­teneurs japonais.

Le risque dépend du facteur humain

Lut­ter con­tre les navires sous normes
Les acci­dents de mer — bien que pro­por­tion­nelle­ment moins nom­breux — sont de plus en plus vis­i­bles. Ce n’est pas tant les morts de l’Esto­nia et du Joola qui met­tent l’opin­ion publique en émoi. Ce sont les plages glu­antes où nos enfants ne peu­vent plus con­stru­ire de châteaux de sable sans pétrir des boulettes de goudron. La litanie des naufrages de pétroliers : Tor­rey Canyon, Amo­co Cadiz, Exxon Valdez, Eri­ka, Pres­tige, encour­age les avancées des régle­men­ta­tions. Il faut agir. Le lég­is­la­teur s’y efforce à Wash­ing­ton, à Lon­dres, à Brux­elles et à Paris. Le con­cert des nations s’im­pose une norme de for­ma­tion des officiers de la marine marchande com­mune à l’ensem­ble de la planète1. C’est un pro­grès incon­testable dans la lutte con­tre les navires sous normes.

La sécu­rité de la nav­i­ga­tion est améliorée à dou­ble titre. D’une part, la sauve­g­arde de la vie humaine en mer est rad­i­cale­ment servie : la perte totale ne peut plus être que ” biens ” et non ” corps et biens “. D’autre part, inter­ro­ga­tion majeure — han­tise du robot, cauchemar de sci­ence-fic­tion, incar­na­tion du vais­seau fan­tôme -, ce navire, comme tout autre, est un obsta­cle mobile à la nav­i­ga­tion. Présente-t-il un dan­ger supérieur ou non à celui d’un navire avec équipage ?

Comme sur un navire à équipage embar­qué, le risque dépend du fac­teur humain. Que le chef de quart s’en­dorme sur sa passerelle ou dans sa salle blanche, le péril est le même. Mais le risque de s’en­dormir à terre est moin­dre : absence de stress de nav­i­ga­tion voire de mal de mer ; sur­veil­lance effec­tive de l’al­coolémie et d’autres addic­tions… ; assur­ance d’un repos du con­duc­teur. Le dan­ger d’une mau­vaise com­préhen­sion des com­mu­ni­ca­tions internes des équipages multi­na­tionaux dis­paraît avec un équipage établi à terre.

La perte totale ne peut plus être que « biens » et non « corps et biens »

La sûreté du navire, dans une époque de résur­gence de la pira­terie et de ter­ror­isme, fait un bond en avant. Le chan­tage à la rançon par prise d’o­tages n’a plus lieu d’être. La prise de con­trôle du navire est ren­due qua­si­ment impos­si­ble. Si tant est qu’elle ait lieu, elle est immé­di­ate­ment détec­tée et local­isée. Une inter­ven­tion de forces n’est pas hand­i­capée par la sauve­g­arde d’otages.

Le maître à bord

Pas de tra­di­tion d’apprentissage
Un retour en arrière vers des brevets de sec­ond rang ne mérite aucune con­sid­éra­tion. Le développe­ment du tutorat est envis­age­able… mais les vis­cosités sociales sont telles que cette pra­tique est hors de ques­tion dans les pays qui n’ont pas la tra­di­tion de l’ap­pren­tis­sage. En France, en dehors des grandes écoles et de l’u­ni­ver­sité, point de salut pour des diplômes d’en­seigne­ment supérieur.

Certes le seul maître à bord reste Dieu. Rien ne le prédis­pose à con­duire seul le navire. Il lui faut être assisté par un équipage à terre. Ses mem­bres sont chargés les uns d’as­sur­er la veille et d’in­ter­venir tant pour mod­i­fi­er la route en rai­son des néces­sités de la nav­i­ga­tion qu’en cas d’in­ci­dents tech­niques voire d’ac­ci­dents ; les autres de procéder pen­dant les escales aux manœu­vres por­tu­aires et aux opéra­tions d’en­tre­tien pro­gram­mées. Les pre­miers sont affec­tés au navire, les sec­onds à la flotte. Les études mon­trent que la con­duite d’un porte-con­teneurs SMV de 70 000 tjb deman­dera six emplois plein-temps à com­par­er aux sept emplois d’un porte-con­teneurs japon­ais actuel. Tant qu’il y aura des navires sur la mer, il y aura des con­duc­teurs de navires… qu’ils soient gens de mer ou gens de terre.

1. La con­ven­tion OMI sur les normes de for­ma­tion des gens de mer, de délivrance des brevets et de veille (STCW-Stan­dards of Train­ing, Cer­ti­fi­ca­tion and Watch­keep­ing), en vigueur depuis 1997.

Pour en savoir plus
 
1. Le navire sans pilote, La Baille n° 293
http://ifm.free.fr/htmlpages/pdf/2006/ludanslaresse_baille_septe2006.pdf
 
2. Le fac­teur humain dans la con­duite du navire, La Revue Mar­itime n° 481
http://ifm.free.fr/htmlpages/pdf/2008/481–90facteurhumainconduitedunavire.pdf

Poster un commentaire