La média-médecine inaugure l’ère du bien-être

Dossier : La Santé, l'inéluctable révolutionMagazine N°630 Décembre 2007
Par Guy VALLANCIEN

Un jour de 1815, lors d’une con­sul­ta­tion, Théophile, René, Marie, Hyacinthe Laen­nec roula un cahi­er de papi­er pour for­mer un tube creux lui per­me­t­tant de mieux enten­dre les bruits du cœur et des poumons. De ce moment, la médecine bas­cu­la dans l’ère de la média-médecine, c’est-à-dire dans l’ap­pro­pri­a­tion par l’homme de l’art d’un moyen tech­nique opti­misant le résul­tat recher­ché tout en s’éloignant du corps malade.

Portrait de René Laennec
René Laen­nec

L’invention du stéthoscope
« Je fus con­sulté par une jeune per­son­ne qui présen­tait des symp­tômes généraux d’une mal­adie de cœur et chez laque­lle l’application de la main et la per­cus­sion don­naient peu de résul­tats à cause de l’embonpoint. L’âge et le sexe de la malade m’interdisant l’espèce d’examen dont je viens de par­ler, je vins à me rap­pel­er un phénomène d’acoustique fort con­nu : si l’on applique l’oreille à l’extrémité d’une poutre, on entend très dis­tincte­ment un coup d’épingle don­né à l’autre bout. J’imaginais que l’on pour­rait peut-être tir­er par­ti de cette pro­priété des corps. Je pris un cahi­er de papi­er, j’en for­mai un rouleau dont j’appliquai une extrémité sur la région pré­cor­diale, et posant l’oreille à l’autre bout je fus aus­si sur­pris que sat­is­fait d’entendre les bat­te­ments du cœur d’une manière beau­coup plus nette et plus dis­tincte que je ne l’avais jamais fait par appli­ca­tion directe de l’oreille. »


Deux siè­cles plus tard, nous com­mençons tout juste à entrevoir les change­ments majeurs qu’une telle décou­verte ini­tia dans la pra­tique médi­cale et dans la place du médecin dans la société.

Au-delà de l’obligation de moyens


Laen­nec aus­culte un malade devant ses élèves. Tableau de Théobald Chartran

De l’ap­pren­tis­sage jusqu’à la pra­tique quo­ti­di­enne, la pro­fes­sion de médecin vit encore sur des sché­mas d’ac­tion tra­di­tion­nels dom­inés par la déf­i­ni­tion clas­sique de l’acte médi­cal et par la seule oblig­a­tion de moyens mis à dis­po­si­tion pour soign­er. Stric­to sen­su, il n’y a d’acte médi­cal qu’en la présence physique du patient, notion restric­tive quo­ti­di­en­nement bafouée par l’ac­cu­mu­la­tion de déci­sions trans­mis­es par let­tre, télé­phone ou cour­riels. L’ef­fi­cac­ité des armes diag­nos­tiques et thérapeu­tiques actuelles ne peut plus jus­ti­fi­er le sacro-saint principe de la seule oblig­a­tion de moyens. Nos capac­ités d’in­ter­ven­tion actuelles sur le corps malade ou blessé, grâce aux décou­vertes de la sci­ence, nous oblig­ent à ren­dre compte de nos résultats.

De l’im­agerie médi­cale à la robo­t­ique chirur­gi­cale, en pas­sant par la biolo­gie, la géné­tique et l’in­for­ma­tique, nous obser­vons une accéléra­tion des aides à une pra­tique médi­cale effi­cace qui se détache inex­orable­ment du con­tact direct entre le médecin et son malade. La médecine à dis­tance, la média-médecine, devient reine en démon­trant ses résul­tats objectifs.

Les objets de la vérité


Stétho­scopes du XIXe siècle.
Opti­miser le résul­tat tout en s’éloignant du malade.

Le défer­lement tech­nologique médi­cal rem­place jour après jour la main, l’oreille et l’œil pour établir le bon diag­nos­tic, choisir puis entre­pren­dre le bon traitement.

Le chiffre est objec­tif donc sacral­isé, la main reste sub­jec­tive donc incertaine

L’intérieur du corps humain devient acces­si­ble grâce aux recon­struc­tions en trois dimen­sions des échogra­phies ou des scan­ners ; les endo­scopes, les caméras minia­tures embar­quées dans le corps humain par­courent les organes creux à la recherche d’anomalies suspectes.

Demain, les out­ils issus des recherch­es en nan­otech­nolo­gie nous ren­seigneront encore mieux sur l’intimité du fonc­tion­nement de notre corps. De tels out­ils nou­veaux mod­i­fient pro­fondé­ment les rap­ports entre soignés et soignants parce qu’ils devi­en­nent les objets de la vérité. Ce sont eux qui trans­met­tent l’information, ce sont donc eux qu’il faut croire : un taux anor­mal d’un mar­queur biologique lors d’une prise de sang vaut plus, aux yeux du malade, que la sus­pi­cion d’une anom­alie par la pal­pa­tion ou l’auscultation du médecin. Dans le pre­mier cas, le chiffre est objec­tif donc sacral­isé ;dans le sec­ond la main reste sub­jec­tive donc incertaine.

La média-chirurgie

Avec l’avènement de la cœlio­scopie (cœlios : cav­ité, scopein : exam­in­er), tech­nique qui con­siste à opér­er sans ouvrir le corps, en faisant appel à des tro­carts dans lesquels sont passés les instru­ments, la main ne touche plus l’organe, elle le télémanipule.La média-chirurgie, avatar ultime de la médi­amédecine était incon­cev­able il y a vingt-cinq ans. Pourquoi avoir ain­si quit­té le champ arti­sanal de l’acte opéra­toire ? Tout sim­ple­ment parce que, dans cer­taines con­di­tions, ces instru­ments, impro­pre­ment appelés « robot », dont ils n’ont aucune des capac­ités, opti­misent notre gestuelle : ils tra­vail­lent sans con­traintes d’axes ni d’angles.

La réalité augmentée

À grand chirurgien, grande incision
Le chirurgien, dont l’action manuelle mod­i­fie l’anatomie humaine par son inter­ven­tion directe sur les organes, vit, jusqu’à il y a peu, son aura grandir en fonc­tion de la dif­fi­culté des opéra­tions qu’il entre­pre­nait. On dis­ait « à grand chirurgien, grande inci­sion ». Fin 2007, on ne par­le plus que de chirurgie « min­i­maly inva­sive », où l’homme de l’art se détache de la tra­di­tion­nelle table d’opérations pour effectuer ses gestes à dis­tance, sans effrac­tion ou presque.

En cœliochirurgie (cœlios : cav­ité), l’image même des organes que l’opérateur visu­alise avec une micro­caméra est virtuelle, anatomie télévisée dont on peut mod­i­fi­er la mag­ni­fi­ca­tion et les couleurs. On améliore l’exploration des organes grâce aux mini­caméras vidéo qui remon­tent à la sur­face des infor­ma­tions ines­timables sur l’état des lieux au plus pro­fond du corps. Avec la vision en trois dimen­sions nous sommes entrés dans l’ère de la réal­ité aug­men­tée (aug­ment­ed real­i­ty). L’œil n’est plus l’organe maître qui recon­stitue les images. Le pix­el est roi. Les capac­ités de la physique et de l’informatique relèguent la rétine au sim­ple rôle d’organe de con­trôle de l’objet à regarder

Un dossier médical sur la Toile

Amélior­er la précision
La média-chirugie atteint sa pléni­tude opéra­tionnelle grâce aux pro­grès des tech­nolo­gies de l’information. La com­bi­nai­son des images du scan­ner per­met de recon­stru­ire un organe comme le foie et de cal­culer la bonne tra­jec­toire pour attein­dre une tumeur qui s’y trou­ve pro­fondé­ment enchâssée. Entourée de nom­breux vais­seaux san­guins et bil­i­aires, la tumeur peut être dif­fi­cile à extir­p­er. En plaquant les images du scan­ner sur l’écran du champ opéra­toire tout en suiv­ant le tra­jet des instru­ments télé­com­mandés vers la cible à détru­ire, la média-chirurgie améliore la pré­ci­sion de la dissection.

La média-médecine s’en­gouf­fre dans le monde virtuel de la Toile : les avis et autres dis­cus­sions via Inter­net, entre médecins, entre malades, ou entre médecins et malades se mul­ti­plient. La qua­si-total­ité des doc­u­ments du dossier médi­cal peut voy­ager sans dégra­da­tion de l’in­for­ma­tion. Images des radios, scan­ners et autres échogra­phies, bilans biologiques en tout genre, pho­tos micro­scopiques de l’ex­a­m­en anato­mopathologique des tis­sus, opéra­tions chirur­gi­cales, toutes infor­ma­tions disponibles, quels que soient le lieu et l’heure, sont trans­mis­si­bles. L’acte médi­cal ne néces­site plus sys­té­ma­tique­ment la présence physique du malade. On régule, on décide, on inter­vient à distance.

Aider à la décision

Plus trou­blante encore appa­raît la puis­sance des sys­tèmes infor­ma­tiques actuels. Util­isés comme aide à la déci­sion, ils facili­tent le choix diag­nos­tique ou thérapeu­tique. En ren­trant un nom­bre con­sid­érable d’in­for­ma­tions per­son­nelles les sys­tèmes de réseaux neu­ronaux qui imi­tent les con­nex­ions neu­ronales mul­ti­ples de notre cerveau avec ses capac­ités de cir­cuits mul­ti­ples aident à la pré­dic­tion d’un risque don­né pour un indi­vidu don­né. Si les résul­tats restent sta­tis­tiques, ces sys­tèmes agiront comme des experts muets dans le choix du traite­ment sans même approcher le malade.

800 infor­ma­tions sci­en­tifiques par jour
La média-medecine, c’est aus­si la pos­si­bil­ité de tri­er les 800 infor­ma­tions sci­en­tifiques qui sont pub­liées chaque jour et qu’aucun médecin ne peut lire en inté­gral­ité. L’ordinateur sera de plus en plus util­isé pour aider à éviter les inter­férences en tout genre, par­fois plus nocives que le mal luimême. L’ordinateur sélec­tion­nera, sur de sim­ples critères méthodologiques, les pub­li­ca­tions-clefs, reje­tant les autres, qui représen­tent actuelle­ment plus de 90 % des travaux présen­tés, même dans les revues de haute valeur scientifique.

Le rôle croissant de l’ingénieur

Le médecin court à sa perte au fur et à mesure que la médecine affiche son effi­cac­ité. Se des­sine alors le rôle crois­sant de l’ingénieur, de l’in­for­mati­cien, du chimiste, du biol­o­giste, du généti­cien et du nan­otech­no­logue. La tech­nique et son développe­ment indus­triel ont pris la place du col­loque sin­guli­er et de l’in­can­ta­tion div­ina­toire. L’ef­fi­cac­ité quan­tifi­able, analysable et donc évalu­able, de la média-médecine gomme l’ex­péri­ence médi­cale per­son­nelle, et la médecine par les preuves (evi­dence- based medecine) fait peu à peu le lit du principe de pré­cau­tion et de l’as­sur­ance à tout va.

Sillonner les campagnes

L’utilisation de cab­i­nets médi­caux mobiles assur­era la cou­ver­ture médi­cale grâce aux images trans­mis­es par web cam

La média-médecine, c’est enfin la mise à dis­po­si­tion de la médecine la plus mod­erne jusque dans les hameaux les plus reculés des zones de France en manque de médecins.

L’u­til­i­sa­tion de cab­i­nets médi­caux mobiles reliés par Inter­net à des cen­tres experts assur­era la cou­ver­ture médi­cale néces­saire grâce aux images trans­mis­es par web cam. Les exa­m­ens biologiques seront prélevés sur place et les images des échogra­phies, scan­ners ou autres exa­m­ens radi­ologiques seront télé­trans­mis­es au prati­cien local. Des assis­tants médi­caux sil­lon­neront les cam­pagnes en alter­nance avec les médecins pour sur­veiller la bonne obser­vance des traitements.

Vers la délégation des actes médicaux

Quelles con­séquences cette évo­lu­tion his­torique entraîne-t-elle sur la pra­tique médicale ?
La réponse est claire et sans appel : dans la mesure de l’am­pli­fi­ca­tion du pro­grès et de sa con­séquence la plus vis­i­ble, la facil­i­ta­tion des actes, la pra­tique médi­cale s’é­ten­dra à des corps pro­fes­sion­nels non médicaux.

L’efficacité quan­tifi­able de la médi­amédecine gomme l’expérience médi­cale personnelle

Qu’avons-nous fait depuis près de quar­ante ans ? Nous avons sim­ple­ment répon­du à la demande de plus en plus sécu­ri­taire des malades par un sur­croît de tâch­es sec­ondaires à réalis­er par les médecins, comme si la moin­dre déci­sion, la plus sim­ple écri­t­ure ou le plus facile des gestes à accom­plir devaient imman­quable­ment mobilis­er l’homme de l’art sans même penser à une délé­ga­tion. Faut-il un médecin pour un cer­ti­fi­cat d’ap­ti­tude au sport, pour le moin­dre arrêt de tra­vail ou la pre­scrip­tion d’une ordon­nance iden­tique depuis des années ? Non !

Le médecin est celui qui con­seille, prend en charge et suit le malade. Sa vraie place n’est pas dans la tech­nique mais dans l’ex­per­tise, à savoir : recon­naître le mal, dire ce qu’il faut lui oppos­er, pass­er la main pour agir et con­trôler le résul­tat immé­di­at et à long terme.

Les gestes tech­niques seront à déléguer à des per­son­nels dont la for­ma­tion doit être pen­sée en dehors des sché­mas tra­di­tion­nels de la voie uni­ver­si­taire pure­ment médi­cale. Les ingénieurs opéra­teurs appren­dront leur nou­veau méti­er dans des écoles de chirurgie adap­tées à leur pra­tique future. L’u­til­i­sa­tion des dossiers infor­ma­tiques facilit­era le trans­fert des élé­ments néces­saires à la prise des déci­sions par les dif­férents médecins et assis­tants médi­caux qui pren­dront en charge les malades.

Une révision complète du système

La média-médecine ne pour­ra servir utile­ment la pop­u­la­tion qu’au prix d’une révi­sion com­plète de l’or­gan­i­sa­tion du sys­tème de soins, d’é­d­u­ca­tion et de préven­tion. Moins nom­breux, con­cen­trés sur la déci­sion et l’ac­tion com­plexe, les médecins exerceront en groupe et les spé­cial­istes, dont la délé­ga­tion d’actes est la plus facile parce que la plus tech­nique et répéti­tive, ne représen­teront plus que 20 % de la pop­u­la­tion médi­cale glob­ale au lieu de 52 % actuellement.

Le général­iste recevra une for­ma­tion dif­férente, adap­tée à ses nou­velles mis­sions, débar­rassé des tâch­es chronophages qui l’oc­cu­pent aujour­d’hui. Il repren­dra alors toute sa place, qui est celle du con­seil avisé et personnalisé.

De nou­veaux métiers de la san­té dans les domaines des tech­niques d’im­agerie, de biolo­gie, de chirurgie, d’en­do­scopie seront à pro­mou­voir. L’émer­gence de la média-médecine inau­gure aujour­d’hui l’ère du bien-être qui débor­de le seul champ du san­i­taire pour rejoin­dre celui de l’é­panouisse­ment per­son­nel et col­lec­tif. La réponse à une telle demande est d’abord politique.

Les axes d’une vraie poli­tique de santé
Réper­to­ri­er les besoins, regrouper les dif­férents obser­va­toires, agences et insti­tuts de veille épars, pour con­cen­tr­er les infor­ma­tions épidémi­ologiques indis­pens­ables à la prise de décision.
Col­lecter les moyens financiers néces­saires à une poli­tique de san­té durable selon deux modes : un mode sol­idaire où les rich­es payent pour les pau­vres ; un mode mutu­al­iste où cha­cun paye la même chose pour le même contrat.
Arbi­tr­er les grands choix san­i­taires : créer une agence nationale de san­té qui défini­ra les règles du jeu ; laiss­er les régions organ­is­er leur sys­tème san­i­taire en fonc­tion de leurs besoins pro­pres, de leur cul­ture, de leur démo­gra­phie et de leur type de population

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