Typologie d'entreprises

La machine américaine à créer des emplois

Dossier : Le tissu des PME françaisesMagazine N°522 Février 1997
Par Jean BOUNINE-CABALÉ (44)

En Amérique, le moteur de l’emploi est la petite entreprise. En France aussi

En Amérique, le moteur de l’emploi est la petite entreprise. En France aussi

Au milieu des années 80, Birch avait beau­coup éton­né en déclarant que, “sur les dix ans qui venaient de s’é­couler, les entre­pris­es de moins de 100 per­son­nes avaient créé 80 % de tous les emplois nou­veaux dans l’é­conomie améri­caine, que cela restait vrai dans les péri­odes de réces­sion et que, d’une manière générale, la con­tri­bu­tion à l’emploi des petites entre­pris­es était beau­coup plus sta­ble que celle des grandes”.

Ces obser­va­tions ont été con­fir­mées par Hick­mann pour la France. Il indique, par exem­ple, que le Nord Pas-de-Calais avait per­du 3 % de ses emplois entre 1988 et 1993 alors que les entre­pris­es de moins de 10 per­son­nes en avaient créé 30 %. Les entre­pris­es plus impor­tantes avaient toutes enreg­istré des pertes d’emplois.

Qu’elle existe déjà ou qu’elle ait été nou­velle­ment créée, la petite entre­prise est donc bien le moteur de l’emploi, en France comme en Amérique.

Un marché soumis à des régimes turbulents

Aux États-Unis, 50 % des emplois se trou­vent dans des entre­pris­es de moins de 100 per­son­nes, dont un gros quart dans des entre­pris­es de moins de 20. Un autre gros quart est employé dans des entre­pris­es de plus de 500 per­son­nes, le reste, un petit quart, dans des entre­pris­es de 100 à 500 per­son­nes. Tout se passe comme si ces qua­tre caté­gories con­sti­tu­aient autant d’é­tages d’une chaudière. À l’é­tage du bas, celui des toutes petites entre­pris­es, de nou­velles entre­pris­es appa­rais­sent, d’autres dis­parais­sent, d’autres enfin passent dans la caté­gorie du dessus et il en est de même, de proche en proche, jusqu’au som­met de la chaudière.

Mais cette tur­bu­lence a des effets con­sid­érables. Birch a mon­tré, par exem­ple, que 25 % des per­son­nes employées dans des entre­pris­es de la caté­gorie de 20 à 100 salariés ne se trou­vaient plus, au bout d’un an, dans cette même caté­gorie : leurs entre­pris­es s’é­taient dévelop­pées, elles étaient passées à la taille supérieure ou elles étaient tombées dans la caté­gorie des petites entre­pris­es ou bien elles avaient tout sim­ple­ment dis­paru. Elles seront rem­placées par des entre­pris­es à l’o­rig­ine de plus petite taille (moins de 20 salariés) ou par de plus grandes entre­pris­es (plus de 100 salariés) tombées dans la caté­gorie moyenne, ou par des entre­pris­es qui auront été créées pen­dant cette péri­ode. Cette tur­bu­lence enfin se man­i­feste par la dis­pari­tion d’en­tre­pris­es à tous les étages de la chaudière. Birch a établi que dans toutes les régions d’Amérique dis­parais­sent, chaque année, 8 % des emplois exis­tant en début d’an­née. La con­clu­sion qu’il en tire est qu’il ne sert à rien de s’op­pos­er aux dis­pari­tions d’en­tre­pris­es : mieux vaut con­sacr­er son énergie à créer plus d’emplois, donc d’en­tre­pris­es, qu’il n’en disparaît.

Les études menées par Hick­mann en France révè­lent la même tur­bu­lence du marché de l’emploi qu’en Amérique. Elles révè­lent aus­si que la tur­bu­lence est par­ti­c­ulière­ment impor­tante dans le milieu des petites entre­pris­es. Dans le Nord Pas-de-Calais, par exem­ple, les dis­pari­tions d’emplois résul­tant de dis­pari­tions d’en­tre­pris­es ont été plus impor­tantes dans les entre­pris­es de moins de 10 per­son­nes (31 %) que dans les entre­pris­es de 10 à 100 per­son­nes (22 %) et dans les entre­pris­es de plus de 100 per­son­nes (15 %). En revanche, les petites entre­pris­es ont eu des taux de créa­tion d’emplois incom­pa­ra­ble­ment plus impor­tants que les autres, soit par nais­sances d’en­tre­pris­es (26 %) soit par développe­ment des entre­pris­es exis­tantes (35 %).

La con­clu­sion s’im­pose : en France comme aux États-Unis, la meilleure façon de créer des emplois est de favoris­er les créa­tions d’entreprises.

Les maladies de jeunesse ne sont pas une malédiction : au contraire

La meilleure façon de créer des emplois est de favoris­er les créa­tions d’en­tre­pris­es. Mais, pour Birch il con­vient, ensuite, de laiss­er faire la nature. Il fonde sa recom­man­da­tion sur cette remar­que que les entre­pris­es qui se dévelop­pent har­monieuse­ment au cours de leurs cinq pre­mières années ren­con­trent sou­vent par la suite des dif­fi­cultés et par­fois dis­parais­sent, alors que des entre­pris­es par­v­enues à matu­rité et don­nant tous les signes d’une bonne san­té ont sou­vent eu un démar­rage heurté.

Il leur avait fal­lu des suc­ces­sions d’es­sais et d’er­reurs, sou­vent longues et coû­teuses, pour met­tre au point des com­bi­naisons effi­caces d’in­no­va­tions tech­niques, de mar­ket­ing et d’or­gan­i­sa­tion : les hauts et les bas qu’elles avaient con­nus jusqu’à leur matu­rité ne fai­saient que refléter les dif­férentes étapes d’un proces­sus de développe­ment à car­ac­tère darwinien.

Les obser­va­tions qu’a faites Hick­mann en France con­fir­ment celles de Birch en Amérique. Hick­mann a notam­ment pu associ­er aux mor­tal­ités des entre­pris­es du quart Nord-Est de la France sur­v­enues entre 1988 et 1993 les péripéties qu’elles avaient con­nues au cours des cinq pre­mières années de leurs exis­tences (dont la typolo­gie est illus­trée par le tableau ci-dessous). Comme on pou­vait s’y atten­dre, les risques de dis­pari­tions ultérieures dimin­u­ent en pas­sant de la gauche à la droite du tableau. Mais ils dimin­u­ent aus­si, à l’in­térieur de chaque caté­gorie A, B ou C, lorsque l’on passe d’un type de tur­bu­lence faible à un type de tur­bu­lence élevée. Il est même apparu que les entre­pris­es de type A2 avaient une prob­a­bil­ité de survie supérieure à celles des entre­pris­es de type C1. 

Les secteurs où se créent des emplois ne sont pas toujours ceux que l’on croit

L’analyse faite par Birch des secteurs présen­tant un pour­cent­age d’en­tre­pris­es en crois­sance d’emplois plus grand que la moyenne (critère qui est indépen­dant de celui des créa­tions d’en­tre­pris­es) aboutit à des remar­ques très surprenantes.

Les 15 secteurs les plus créa­teurs d’emplois com­pre­naient naturelle­ment au milieu des années 80 les ordi­na­teurs, l’élec­tron­ique grand pub­lic et les équipements de com­mu­ni­ca­tion mais y fig­u­raient aus­si les aciéries, les mines de char­bon ; les fruits et légumes déshy­dratés et surgelés, les chemins de fer, les cyclo­mo­teurs et bicy­clettes, l’électroménager.

Dans le domaine de l’aci­er par exem­ple, les mini-aciéries se sont mul­ti­pliées aux États-Unis, per­me­t­tant à un grand nom­bre de petites entre­pris­es haute­ment spé­cial­isées de se créer et de se mon­tr­er très compétitives. 

Un développement régional différencié

Si les régions améri­caines ont des taux d’at­tri­tion d’emplois à peu près iden­tiques, c’est par l’im­por­tance et la nature de leurs créa­tions d’emplois qu’elles se dif­féren­cient les unes des autres. Cha­cune d’elles con­stitue un ter­reau par­ti­c­uli­er pour la créa­tion et le développe­ment d’entreprises.

C’est ain­si qu’en­tre 1975 et 1985, le taux de créa­tion d’emplois a été très supérieur à la moyenne nationale à Boston, Los Ange­les et San Fran­cis­co, inférieurs à New York et Philadel­phie. Il appa­raît aus­si que la part des activ­ités man­u­fac­turières dans les créa­tions d’emplois est très supérieure à la moyenne nationale à Boston, Los Ange­les et San Fran­cis­co, mais que ces activ­ités ont été très destruc­tri­ces d’emplois à New York et surtout à Philadel­phie. En out­re, les régions ne présen­tent pas les mêmes degrés d’at­ti­rance pour de nou­velles entre­pris­es. Cer­taines sont vingt fois plus effi­caces que la moyenne pour attir­er de petites entre­pris­es. Il appa­raît aus­si que les régions rich­es en créa­tions d’en­tre­pris­es ne sont pas les mêmes que celles qui se car­ac­térisent par une forte crois­sance d’en­tre­pris­es existantes.

Pour Hick­mann, ces remar­ques s’ap­pliquent aus­si à la France. Elles sig­ni­fient que cer­taines régions français­es se com­par­eraient plus favor­able­ment à des régions améri­caines ou bri­tan­niques qu’à d’autres régions françaises. 

Rien ne vaut un développement endogène

Un développe­ment endogène sig­ni­fie un taux élevé de créa­tions d’en­tre­pris­es. Or, on l’a vu, l’ex­is­tence de cette dernière car­ac­téris­tique dans une région est syn­onyme d’un taux élevé de créa­tion d’emplois. Dans l’é­tude qu’il a réal­isée pour le Nord Pas-de-Calais, Hick­mann a mis en lumière les dis­par­ités de développe­ment des dif­férents ter­ri­toires de cette grande région. Il est apparu que sur une péri­ode récente de cinq années, les emplois avaient été en légère crois­sance dans le Boulon­nais alors qu’ils avaient forte­ment dimin­ué dans le Douai­sis et en Sam­bre Aves­nois. Or le Boulon­nais a beau­coup moins d’im­plan­ta­tions de trans­plants que les autres ter­ri­toires. Il se trou­ve aus­si qu’il a un plus grand degré de tur­bu­lence, le même taux de mor­tal­ité d’en­tre­pris­es, mais un taux supérieur de créations. 

Les facteurs explicatifs du développement ne sont pas non plus ceux que l’on croit

Amérique du NordBirch a analysé 322 “régions” améri­caines dif­férentes et iden­ti­fié 6 prin­ci­paux fac­teurs expli­cat­ifs des créa­tions d’emplois dont la nature du ter­ri­toire (urbain ou rur­al), le mix d’ac­tiv­ités (indus­tries et ser­vices), les car­ac­téris­tiques du marché du tra­vail (taux de par­tic­i­pa­tion de la pop­u­la­tion et taux de chô­mage). Les fac­teurs de coût (impôts, coût du tra­vail, de l’én­ergie, fonci­er, etc.) ne fig­urent pas sur cette liste.

Pour Birch, la crois­sance aujour­d’hui est plutôt cen­trée sur des régions qui offrent des ser­vices et un envi­ron­nement de qual­ité (édu­ca­tion, savoir-faire de la main-d’oeu­vre, style de vie, etc.) même s’ils sont rel­a­tive­ment chers. La disponi­bil­ité de cap­i­taux bon marché ne fig­ure pas non plus sur sa liste, pas plus que l’im­por­tance des aides de la puis­sance publique. C’est qu’elles ne garan­tis­sent en rien que l’on en fera bon usage. Enfin, les analy­ses de Birch révè­lent que, pen­dant la péri­ode étudiée, le déficit améri­cain et les dépens­es élevées de R&D liées à la défense avaient eu rel­a­tive­ment peu d’im­pact sur les créa­tions d’emplois. 

L’alternative

Birch a man­i­feste­ment nég­ligé de pren­dre en compte de nom­breux autres fac­teurs qui parais­sent pour­tant expli­quer les per­for­mances de la machine améri­caine à créer des emplois : créa­tions d’en­tre­pris­es plus aisées — moin­dre con­damna­tion sociale de l’échec liée à une plus grande propen­sion des élites à entre­pren­dre (les trois quarts des diplômés de Har­vard Busi­ness School auraient, au bout de dix ans, mon­té leur pro­pre entre­prise) — stim­u­lant moral de l’é­pargne de prox­im­ité — force du sen­ti­ment com­mu­nau­taire — défi­ance à l’é­gard des bureau­craties éta­tiques (dont on n’at­tend générale­ment rien) — mobil­ité des indi­vidus (un Améri­cain sur dix change de ville chaque année) facil­itée par la régle­men­ta­tion fis­cale (pas de tax­es sur les trans­ferts de pro­priété fon­cière) — liens très étroits entre l’u­ni­ver­sité et l’entreprise.

À la réflex­ion, il appa­raît que ce sont là des con­séquences, et non pas des fac­teurs de développe­ment de l’emploi, ce qui jus­ti­fie que Birch ne les ait pas pris en compte. Le seul fac­teur à con­sid­ér­er — et, à cet égard, Hick­mann con­firme, pour la France, les con­clu­sions de Birch — est la pro­liféra­tion de petites entreprises.

Or ce phénomène, nous l’avons vu, s’ac­com­pa­gne logique­ment de tur­bu­lences et de dis­pari­tions d’en­tre­pris­es, donc de risques de trau­ma­tismes soci­aux. L’al­ter­na­tive à laque­lle l’ob­ser­va­tion de l’Amérique et celle de la France con­duisent est dès lors la suivante :

  • ou bien refuser la flex­i­bil­ité des petites entre­pris­es, ce qui entraîne l’ac­croisse­ment des dis­pari­tions d’en­tre­pris­es, du chô­mage et de l’as­sis­tance, et con­tribue à “faire rouler le cer­cle vicieux du non-développe­ment” (Peyr­e­fitte) ;
  • ou bien admet­tre les tur­bu­lences et tout met­tre en oeu­vre pour accroître le taux de créa­tion d’en­tre­pris­es, afin d’animer le marché de l’emploi pour atténuer les risques de trau­ma­tismes soci­aux liés au développement.


Ain­si for­mulé, le choix paraît clair. Il passe, cepen­dant, par la réduc­tion du rôle de Paris et la pro­liféra­tion des ini­tia­tives locales de développe­ment. C’est sûre­ment un grand défi pour la France. Wash­ing­ton a mon­tré la voie.3

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1. Dalle-Bou­nine, Pour Dévelop­per l’Em­ploi, Mas­son, 1987.
2. Rolf Hick­mann est prési­dent de The PH. Group, Lon­dres et Paris, (110 bd Saint-Ger­main. Tél. : 01.42.34.57.60).
3. On trou­vera, à cet égard, dans Pour Dévelop­per l’Em­ploi, des indi­ca­tions qui demeurent actuelles.

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