Une start-up française dans la Silicon Valley

Dossier : Les X en Amérique du NordMagazine N°617 Septembre 2006
Par Serge SOUDOPLATOFF (73)

J’ai eu la chance de vivre trois fois aux États-Unis

J’ai eu la chance de vivre trois fois aux États-Unis

Une pre­mière fois en 1978, j’é­tais élève ingé­nieur à l’ENSG, l’é­cole du corps de l’I­GN. Il fal­lait faire un stage de fin d’é­tudes dans une entre­prise, et nous étions deux de ma pro­mo à deman­der à aller aux USA. Cela n’a pas été très facile ; on nous disait gros­so modo à l’é­poque : » Pour­quoi aller aux USA, il y a tel­le­ment de choses inté­res­santes en France ? » Mais nous avons tenu bon, nous sommes allés aux USA. Je tra­vaillais à l’US Geo­de­tic Sur­vey dans le Mary­land, pour faire de la géo­dé­sie. J’y ai décou­vert l’a­vance amé­ri­caine en termes non seule­ment d’in­for­ma­tique mais aus­si d’u­sage de l’in­for­ma­tique ; par exemple nous tra­vail­lions déjà aux USA avec des consoles infor­ma­tiques indi­vi­duelles là où en France il fal­lait encore fonc­tion­ner en mode batch, un paquet de cartes appor­té la veille pour obte­nir un résul­tat le lendemain !

Mon deuxième séjour a eu lieu en 1984 et 1985 alors que je tra­vaillais au centre scien­ti­fique d’IBM France. Je suis allé au centre de recherche IBM de York­town Heights, au nord de New York, dans l’é­quipe de recon­nais­sance de la parole. J’ai beau­coup appris sur le plan théo­rique, car la rigueur scien­ti­fique d’IBM était très grande ; mais j’ai aus­si appris sur les condi­tions de tra­vail des scien­ti­fiques amé­ri­cains. J’ai été énor­mé­ment impres­sion­né par la faci­li­té extra­or­di­naire avec laquelle les gens pas­saient de l’u­ni­ver­si­té à la recherche dans des entre­prises pri­vées, et vice-ver­sa. Cette faci­li­té existe tou­jours aux USA.

Et puis j’ai conti­nué ma car­rière dans diverses entre­prises, pour fina­le­ment arri­ver à la direc­tion de l’In­no­va­tion de France Télé­com, une expé­rience de trois ans qui s’est ter­mi­née par un essai­mage, avec la créa­tion d’une entre­prise, High­deal. Nous étions neuf fon­da­teurs issus de France Télé­com. À l’is­sue d’une phase de pros­pec­tion aux USA en 1999, nous nous étions aper­çus que notre tech­no­lo­gie et nos idées rece­vaient un bon accueil. Fin août 1999, nous pre­nions la déci­sion d’un essai­mage, et six mois plus tard, en février 2000, nous levions 30 MF auprès du capital-risque.

J’ai alors déci­dé de faire ce que tous les manuels décon­seillent : d’al­ler immé­dia­te­ment ouvrir une filiale en Californie.
Les rai­sons de cette déci­sion étaient multiples.

Notre logi­ciel était très inno­vant, notre vision était bonne, les deux étaient cohé­rents, mais tout allait très vite à l’é­poque ; l’i­déo­lo­gie domi­nante était qu’il fal­lait être le tout pre­mier sur un nou­veau mar­ché pour réus­sir, donc nous ne pou­vions nous per­mettre de prendre du retard sur le mar­ché US.

Notre posi­tion­ne­ment mar­ke­ting se concen­trait sur les ser­vices Inter­net, or tout ce qui concerne le monde Inter­net se jouait dans la Sili­con Val­ley. On nous disait sou­vent : » Il faut abso­lu­ment y être si vous vou­lez exis­ter. »

Lors de notre phase de pros­pec­tion aux USA en 1999, nous avions reçu un très bon accueil, ce qui nous chan­geait de l’in­té­rêt poli que nous rece­vions par­fois en France. Plus pré­ci­sé­ment, nous consta­tions une dif­fé­rence entre la côte Ouest, très en avance en ce qui concerne la réflexion sur l’é­vo­lu­tion du monde Inter­net, et la côte Est, beau­coup plus tra­di­tion­nelle. Notre logi­ciel gérait l’é­co­no­mie des ser­vices Inter­net et de télé­com­mu­ni­ca­tions de manière assez fine, avec la vision d’une éco­no­mie très fluide et très dyna­mique. À Bos­ton, on nous rétor­quait que, sur Inter­net, tout serait gra­tuit et finan­cé par la pub, alors que dans la Sili­con Val­ley, le concept d’é­co­no­mie de l’im­ma­té­riel, d’é­co­sys­tème de par­te­naires, et de mul­ti­pli­ci­té de modèles éco­no­miques, y était bien plus admis.

J’a­vais une der­nière rai­son, inavouable, d’ou­vrir cette filiale aux USA : il y a une quin­zaine d’an­nées, un Amé­ri­cain m’a­vait dit : » Nous, les Amé­ri­cains, ado­rons les Fran­çais. Vous êtes des gens brillants, intel­li­gents, culti­vés, raf­fi­nés, vous avez les meilleurs cher­cheurs au monde, les tech­ni­ciens les plus brillants, et en plus vous n’êtes pas des concur­rents.  » Je vou­lais lui prou­ver qu’il avait tort, en ce qui concerne la der­nière par­tie de sa phrase…

Il a donc fal­lu convaincre nos inves­tis­seurs de l’ou­ver­ture de cette filiale. Nous avons réus­si grâce à la lettre d’in­ten­tion d’un acteur amé­ri­cain que nous avions ren­con­tré lors de la phase de pros­pec­tion. De plus, deux de nos inves­tis­seurs avaient des bureaux à San Fran­cis­co, et connais­saient bien le mar­ché local.

Avant de m’y ins­tal­ler, j’y allais régu­liè­re­ment, tous les mois et demi à peu près, à la fois pour tes­ter le mar­ché, ren­con­trer des clients poten­tiels, ren­con­trer des ana­lystes et des inves­tis­seurs potentiels.

Mon­ter une struc­ture juri­dique aux USA était facile. Nous étions aidés par une juriste fran­çaise que nous avions embau­chée et qui avait la double com­pé­tence du droit fran­çais et du droit amé­ri­cain, plus spé­ci­fi­que­ment cali­for­nien. Nous avons opté pour la solu­tion filiale, plu­tôt que bureau, car c’é­tait une meilleure façade auprès de pros­pects poten­tiels, pour qui l’Eu­rope et sur­tout la France n’é­taient qu’un loin­tain sou­ve­nir. Cela m’a per­mis aus­si d’a­voir faci­le­ment le visa E, celui des inves­tis­seurs, ce qui nous sim­pli­fiait la tâche. Je suis donc par­ti en famille dans la Sili­con Val­ley en août 2000.

Il y avait plu­sieurs pro­blèmes à résoudre : il fal­lait trou­ver des clients, faire du mar­ke­ting, embau­cher du per­son­nel, et conti­nuer d’al­ler voir les inves­tis­seurs, que nous avions déjà ren­con­trés pour notre pre­mier tour de table, pour pré­pa­rer le second tour, car, en 2000, il fal­lait pré­pa­rer le second tour dès le pre­mier terminé.

Les investisseurs

Lors de la phase de pré­pa­ra­tion de notre pre­mier tour, nous avons ren­con­tré des inves­tis­seurs, à la fois des repré­sen­tants locaux d’in­ves­tis­seurs fran­çais, comme Inno­va­com ou Par­tech, ou bien des VC (ven­ture capi­tal) pure­ment cali­for­niens. Les pre­miers nous ren­voyaient vers leur par­tie fran­çaise, et les autres nous don­naient tou­jours la même réponse polie : » Nous n’in­ves­tis­sons pas en Europe. » Ils nous citaient régu­liè­re­ment leur règle : » Nous n’in­ves­tis­sons pas quand le siège social est à plus de vingt minutes de voi­ture. » Le seul pays où ils inves­tis­saient en dehors de la Cali­for­nie était Israël, ce qui consti­tuait la seule excep­tion à la règle. On n’o­sait à peine leur dire que notre siège social était à Caen, car la plu­part du temps ils confon­daient avec Cannes, et ça deve­nait très compliqué.

Le personnel

Trou­ver à embau­cher était très dif­fi­cile, du moins jus­qu’à sep­tembre 2000. Je rece­vais peu de CV, et ils n’é­taient pas de très haute qua­li­té. Je me sou­viens d’un res­pon­sable mar­ke­ting qui chan­geait d’en­tre­prise tous les quinze mois, et qui était fier parce qu’il avait mené » dans une petite IPO » (intro­duc­tion en Bourse) une entre­prise qui n’a­vait ni pro­duit ni client. Je me deman­dais de quoi il pou­vait être fier. Les quelques rares per­sonnes dis­po­nibles étaient à des prix inima­gi­nables, un junior de quelques années dans le mar­ke­ting pou­vait deman­der jus­qu’à 100 k$ !

Ce qui était encore plus contrai­gnant était le plan de stock-option. Aux USA, la légis­la­tion était tota­le­ment dif­fé­rente, il y avait des classes de stock-option qui don­naient des droits juri­diques dif­fé­rents, et qui per­met­taient de don­ner des stocks à valeur qua­si nulle. En France, nous avions une légis­la­tion assez com­pli­quée, à cause de la Nou­velle régu­la­tion éco­no­mique (NRE), et tout ce qui était enri­chis­se­ment capi­ta­lis­tique était sévè­re­ment enca­dré. Entre autres, on ne pou­vait pas don­ner des stocks à n’im­porte quel prix, le régime fis­cal des stocks était beau­coup plus contrai­gnant que celui des bons de sous­crip­tion, sans comp­ter que le taux de change était, à l’é­poque, défa­vo­rable. Les Cali­for­niens, en ce temps-là, don­naient des stocks à tour de bras. On racon­tait même que cer­tains pro­po­saient des stocks comme pour­boire aux ser­veurs des res­tau­rants de Palo Alto !

Devant le manque de main-d’œuvre, j’ai fait venir des expa­triés, ce qui s’est révé­lé être une mau­vaise solu­tion. Ils décou­vraient le busi­ness de la Cali­for­nie, ils n’a­vaient pas beau­coup de rela­tion­nel en local, et ils arri­vaient avec des men­ta­li­tés d’Eu­ro­péens, et sur­tout avec la sécu­ri­té de l’emploi de la légis­la­tion française.

Et puis la bulle a explo­sé, et j’ai vu cette explo­sion, un peu comme quand une étoile explose, on reçoit sur terre un flux de neu­tri­nos. En trois jours, je suis pas­sé de l’e‑mail habi­tuel conte­nant un CV que je rece­vais tous les quinze jours à dix e‑mails par jour, qui conte­naient cha­cun dix CV. Ce flux n’a jamais ces­sé pen­dant au moins deux ans.

La vio­lence avec laquelle cette explo­sion a eu lieu est dif­fi­ci­le­ment ima­gi­nable pour nous, Fran­çais, habi­tués au confort pan­tou­flard de nos lois sociales. Un exemple par­mi d’autres : un lun­di matin, dans une dot com, les employés sont accueillis par un mes­sage : ordre d’al­ler direc­te­ment écou­ter le dis­cours du CEO. Ce dis­cours était bref : » Moins 30 % sur les effec­tifs, cha­cun d’entre vous doit aller voir son mana­ger pour savoir de quel côté il se trouve.  » Ceux qui étaient du mau­vais côté ont été rac­com­pa­gnés dehors par des vigiles, avec inter­dic­tion de retour­ner cher­cher leurs affaires dans leur bureau, de crainte de vol de logiciels.

Nous avons donc pro­fi­té de ce retour­ne­ment pour refondre entiè­re­ment l’é­quipe, avec une par­tie amé­ri­caine, et une par­tie fran­çaise, mais qui avaient des contrats de tra­vail amé­ri­cains. Un des Fran­çais était un patron de choc, qui avait déjà vécu en Cali­for­nie, et l’autre était ins­tal­lé depuis long­temps aux USA, et avait le car­net d’a­dresses qui m’in­té­res­sait dans mon domaine.

Je véri­fiais sou­vent une dif­fé­rence fon­da­men­tale entre le mana­ge­ment en France et celui aux USA, qui était l’o­béis­sance. Les employés amé­ri­cains exé­cutent tou­jours sans contes­ter ; ils peuvent dis­cu­ter, mais lorsque la déci­sion est prise, ce que le chef a dit est exé­cu­té. En France, il y a tou­jours beau­coup plus de résis­tance, la demande du chef est sou­pe­sée, argu­men­tée, on explique que ce n’est pas comme ça qu’il faut faire, et in fine on arrive par­fois à se perdre.

Le business

Une de mes plus grandes sur­prises a été la grande consi­dé­ra­tion qu’a­vaient les Amé­ri­cains pour une tech­no­lo­gie issue de la R & D fran­çaise. Lorsque je disais que notre logi­ciel était issu de tra­vaux menés au CNET, la R & D de France Télé­com, nous rece­vions un très bon accueil. Plu­sieurs Amé­ri­cains m’ont dit que tout ce qui était issu des centres de R & D en infor­ma­tique en France avait une très bonne image, et par ce fait était consi­dé­ré comme sérieux et innovant.

Res­taient la par­tie mar­ke­ting et sur­tout la vente !

En ce qui concerne le mar­ke­ting, nous allions sur les salons pro­fes­sion­nels. Cela nous rap­por­tait des contacts prin­ci­pa­le­ment lorsque j’é­tais aus­si key­note spea­ker, car le lien se fai­sait alors entre la vision et l’ou­til. Pour une socié­té tech­no­lo­gique comme la nôtre, il y a aux USA un pas­sage obli­gé pour faire du busi­ness, qui consiste à se faire connaître des ana­lystes, qui étaient tous sur la côte Est. J’ai donc ren­con­tré plu­sieurs fois Yan­kee, connu pour être plus pros­pec­ti­viste, Gart­ner qui était plus proche de l’o­pé­ra­tion­nel des DSI, ou d’autres moins connus. Plu­sieurs contacts sont venus par des ana­lystes qui nous recom­man­daient à leur por­te­feuille de clients, et à l’in­verse des pros­pects amé­ri­cains inter­ro­geaient les ana­lystes quand ils vou­laient faire des due dili­gence sur nous. Nous avions tou­jours le même dis­cours : » Votre vision est bonne, votre pro­duit est excellent, mais tant que vous n’au­rez pas des clients amé­ri­cains, ce sera difficile. »

Je tra­vaillais avec un cabi­net de conseil en com­mu­ni­ca­tion, qui m’a aidé à refor­ma­ter mes mes­sages pour les pros­pects amé­ri­cains. Lorsque l’é­quipe amé­ri­caine s’est mise en place, j’ai beau­coup appris sur l’im­por­tance des détails cultu­rels. Lors de pré­sen­ta­tions, par exemple, il fal­lait res­pec­ter une dis­tance d’un mètre à peu près avec l’in­ter­lo­cu­teur, sinon il se sen­tait agres­sé par une pré­sence trop proche. Ce n’é­tait pas facile lorsque je n’a­vais qu’un petit ordi­na­teur pour faire les démons­tra­tions ! En revanche, nous étions constam­ment sol­li­ci­tés par des entre­prises qui vou­laient nous vendre une inter­view fil­mée où nous pré­sen­te­rions notre pro­duit à une grande vedette, et que cette inter­view serait pro­je­tée dans les avions. Ayant sys­té­ma­ti­que­ment refu­sé, j’ai ain­si éco­no­mi­sé plu­sieurs fois 20 000 $, coût d’une pres­ta­tion… Lorsque nous avons mon­té notre équipe amé­ri­caine, c’est elle qui s’est char­gée de conti­nuer mon reformatage !

Pour notre pre­mière pros­pec­tion, nous étions gran­de­ment aidés par un jour­na­liste fran­çais immi­gré depuis long­temps dans la Sili­con Val­ley, qui nous a obte­nu beau­coup d’in­tro­duc­tions. En revanche, le Poste d’Ex­pan­sion éco­no­mique sur place ne pou­vait pas faire grand-chose pour nous ; il man­quait de moyens, et sur­tout nous étions une entre­prise trop spé­cia­li­sée. Il se pré­sen­tait d’ailleurs plus à nous comme un four­nis­seur de ser­vices payants qu’en repré­sen­tant d’une éven­tuelle poli­tique fran­çaise qui aurait concer­né les start-up, la Cali­for­nie, Internet…

Faire du busi­ness en Cali­for­nie, c’é­tait ren­con­trer un uni­vers très mul­ti­cul­tu­rel. Grâce à l’un de nos VC, nous avions ren­con­tré un pros­pect qui déli­vrait des ser­vices de par­tages d’ap­pli­ca­tions de manière syn­chrone sur le Web. Ce client a beau­coup accro­ché à l’i­dée de notre logi­ciel, mais l’un des deux fon­da­teurs était un Indien d’Inde, et l’autre un Chi­nois, qui était le direc­teur tech­nique. Après moult démons­tra­tions (où nous étions fil­més !), réunions, nous étions allés très loin dans les dis­cus­sions ; le direc­teur tech­nique m’a alors expli­qué qu’il avait hési­té entre ache­ter notre logi­ciel ou bien embau­cher une équipe de vingt pro­gram­meurs en Chine, et que fina­le­ment il optait pour la seconde solu­tion ! Un an plus tard, il reve­nait vers nous pour ache­ter notre logi­ciel, car son équipe de pro­gram­meurs chi­nois n’a­vait pas réus­si à repro­duire l’in­té­gra­li­té de nos fonctions.

J’é­tais à deux doigts de signer mon pre­mier contrat au bout de trois mois, quand l’ex­plo­sion de la bulle a mis toute notre stra­té­gie par terre. Cette explo­sion a été très vio­lente, du jour au len­de­main les inves­tis­seurs deman­daient aux entre­prises de leur por­te­feuille de faire – 30 à – 50 % sur leurs effec­tifs, sur leurs dépenses, etc. Nous avions basé toute notre pros­pec­tion sur le mar­ché des four­nis­seurs de ser­vices, mar­ché finan­cé par les VC et qui s’est qua­si­ment vola­ti­li­sé devant nos yeux. Nous avons dû alors chan­ger de stra­té­gie, se foca­li­ser sur les opé­ra­teurs de télé­com­mu­ni­ca­tions, qui étaient sur la côte Est.

J’ai beau­coup appris sur l’es­prit du busi­ness anglo-saxon, sur­tout le fait que rien n’é­tait stable. Je me sou­viens d’un pros­pect avec lequel nous avions noué une très bonne rela­tion. Nous l’a­vions vu plu­sieurs fois, nous en étions à notre troi­sième pro­po­si­tion com­mer­ciale, et il a dis­pa­ru du jour au len­de­main. La secré­taire fil­trait les appels, les e‑mails ne don­naient lieu à aucune réponse, et nous n’a­vons jamais su ce qui s’é­tait pas­sé. Nous avions vécu aus­si une jour­née très dense chez Micro­soft, où nous plan­chions devant une dizaine d’in­gé­nieurs de la boîte, et puis, après nous avoir assu­ré de l’in­té­rêt gran­diose qu’ils por­taient à notre tech­no­lo­gie, nous n’a­vons jamais pu renouer des contacts par la suite.

La vie en Californie

En août 2000, se loger dans la Sili­con Val­ley était dif­fi­cile. La rai­son prin­ci­pale était connue : on était en pleine sur­chauffe, les VC injec­taient 25 mil­liards de dol­lars par tri­mestre dans les entre­prises, et toute l’é­co­no­mie sur­chauf­fait. Je voyais des Amé­ri­cains qui n’é­taient pas dans le monde tré­pi­dant des dot com, loca­taires de sur­croît, chas­sés de chez eux parce qu’ils ne pou­vaient plus se payer les loyers de Palo Alto, et à l’in­verse les pre­miers de la bulle, qui avaient déjà effec­tué leurs IPO, para­der en Porsche ou en Ferrari.

Trou­ver un loge­ment pour soi était dif­fi­cile, ce n’est pas seule­ment que les loyers étaient très chers, c’est que l’offre était lar­ge­ment infé­rieure à la demande. Je me sou­viens d’a­voir fait la queue pour visi­ter des loge­ments : nous étions une tren­taine, et il fal­lait rem­plir une fiche avec plein d’in­for­ma­tions, des réfé­rences, le gagnant devait payer six mois de loyer d’a­vance, et moi j’a­vais une fai­blesse struc­tu­relle, l’ab­sence de cre­dit his­to­ry1. J’ac­cu­mu­lais à la fois un défi­cit de cre­dit his­to­ry per­son­nel, et un défi­cit de cre­dit his­to­ry de mon entre­prise, qui venait tout juste d’être incorporée.
Trou­ver des bureaux était aus­si dif­fi­cile. Tout était hors de prix, et nous étions sous-loca­taires d’un par­te­naire dont les bureaux étaient du côté est de la baie, à Fremont.

Après l’ex­plo­sion de la bulle, tout a bas­cu­lé. La Cali­for­nie a per­du plus d’un mil­lion d’emplois. Le prix des loyers a chu­té pour reve­nir à des stan­dards plus nor­maux, y com­pris le prix des bureaux.

En conclusion

Tous les manuels disaient qu’il fal­lait tou­jours sta­bi­li­ser son mar­ché local avant d’al­ler en conqué­rir d’autres. Nous n’a­vons pas été sages, nous avons fait le contraire, et aujourd’­hui nous ne le regret­tons pas.

S’il y avait des ensei­gne­ments à tirer, ce serait tout d’a­bord l’im­por­tance du temps, non pas au sens de la vitesse, qui n’est qu’un élé­ment, mais de ce que les Amé­ri­cains appellent, en busi­ness, le » momen­tum « , c’est-à-dire l’i­ner­tie des ventes. Le prin­cipe de l’es­sai­mage, s’il nous a appor­té une bonne tech­no­lo­gie, d’une part est venu un peu tard : nous aurions dû l’en­vi­sa­ger plus tôt, et d’autre part a engen­dré inévi­ta­ble­ment un peu de bureau­cra­tie ; nous avons donc per­du presque un an, que nos concur­rents amé­ri­cains ont mis à pro­fit pour occu­per le ter­rain. Il y avait en Cali­for­nie un concur­rent redou­table, qui ven­dait dans le monde entier, y com­pris à France Télé­com. J’ai vécu de nom­breuses fois la réponse : » Ah, dom­mage que vous ne soyez pas venus il y a un an, car on a choi­si votre concur­rent, et on ne veut pas chan­ger de logi­ciel ! » C’é­tait rageant.

L’ex­plo­sion de la bulle nous a retar­dés de presque deux ans dans notre pro­gres­sion aux USA. Heu­reu­se­ment, notre second tour de table, qui nous a rap­por­té 20 mil­lions d’eu­ros, nous a per­mis de main­te­nir une pré­sence aux USA, qui nous a fina­le­ment rap­por­té de l’i­mage, mais sur­tout, ce qui est impor­tant, des contrats. Nous avons pu non seule­ment sur­vivre à l’ex­plo­sion de la bulle, mais rega­gner notre han­di­cap ini­tial, par exemple nos ventes aux USA ont connu en 2005 une crois­sance de 85 %.

Les rai­sons de cette réus­site sont dif­fi­ciles à ana­ly­ser. Il y a pro­ba­ble­ment une com­bi­nai­son entre l’argent de nos deux tours de table, qui nous ont appor­té 25 M d’eu­ros, le fait que nos VC étaient implan­tés en Cali­for­nie, la connais­sance du mar­ché lors de notre pros­pec­tion ini­tiale, la connais­sance cultu­relle que nous avions, y com­pris au niveau juri­dique, et sur­tout notre adap­ta­tion constante aux chan­ge­ments du marché.

Mal­gré la vio­lence de l’ex­plo­sion de la bulle, je garde sur­tout l’i­mage d’un pays où la dyna­mique est la valeur forte, où le flux crée de la valeur, à l’in­verse de notre pays, où le pou­voir est encore trop un concept sta­tique. Notre réus­site est liée à la créa­tion de ce momen­tum, au fait que nous sommes fina­le­ment arri­vés à nous ins­crire dans le flux, ce qui n’a pas été facile.

Sur­tout, ce qui a été exci­tant, c’est de vivre en direct la vie tré­pi­dante de la Sili­con Val­ley. Il y a pour moi une ana­lo­gie très forte entre ce lieu aujourd’­hui, qui a construit le nou­veau monde autour d’In­ter­net, et Alexan­drie il y a plus de deux mille ans, qui a construit la science. La baie de San Fran­cis­co a tou­jours été un lieu d’u­to­pie, depuis la décou­verte de l’or jus­qu’à Inter­net, en pas­sant par la créa­tion de l’U­ni­ver­si­té de Stan­ford et de la méca­nique du capi­tal-risque. Inter­net est la der­nière grande uto­pie issue de cet endroit magique. Il serait bien que nous puis­sions, en France, copier cet extra­or­di­naire modèle de créa­ti­vi­té, cette méca­nique hui­lée qui donne sa chance aux entre­pre­neurs qui ont des idées avec un mini­mum de bureau­cra­tie, ce foi­son­ne­ment de liens entre la recherche uni­ver­si­taire et le pri­vé, qui ne passent pas seule­ment par des pro­jets, mais par les indi­vi­dus eux-mêmes !

Pour ter­mi­ner, et ce sera mon modeste moment de fier­té, notre logi­ciel a été récem­ment choi­si par un très gros équi­pe­men­tier de télé­com­mu­ni­ca­tions mon­dial, en rem­pla­ce­ment d’un redou­table concur­rent cali­for­nien. Par cette contri­bu­tion, je peux moi aus­si dire aux Amé­ri­cains que nous avons non seule­ment une superbe tech­no­lo­gie, de brillants cher­cheurs, mais que nous sommes aus­si des concurrents !

Un peu de lecture

Pour com­prendre l’u­to­pie cali­for­nienne, et sur­tout l’a­veu­gle­ment des hommes poli­tiques fran­çais de l’é­poque de Louis-Phi­lippe : Quand la Cali­for­nie était fran­çaise, Michel Le Bris, Le pré aux clercs.

Pour com­prendre l’im­por­tance de l’In­ter­net, et le rôle fon­da­men­tal de la Sili­con Val­ley : Avec Inter­net, où allons-nous ? Serge Sou­do­pla­toff, Le Pommier.

Pour com­prendre les clés des dif­fé­rences cultu­relles : Fran­çais, Amé­ri­cains, l’autre rive, Pas­cal Bau­dry, Vil­lage Mondial.

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1. Pour les lec­teurs peu fami­liers du sys­tème amé­ri­cain, le cre­dit his­to­ry est un élé­ment indis­pen­sable pour vivre aux USA. Aux USA, lors­qu’un ache­teur ne paye pas son bien, le ven­deur n’a qua­si­ment aucun recours. Donc, pour mon­trer sa sol­va­bi­li­té, le seul élé­ment tan­gible et recon­nu est l’his­toire per­son­nelle, qui doit mon­trer l’ab­sence d’in­ci­dent de paie­ment, le cre­dit his­to­ry. Sans cre­dit his­to­ry, ce qui était mon cas, pas de loge­ment, pas de carte de cré­dit. C’est fina­le­ment Ame­ri­can Express en France qui a réso­lu mon pro­blème, alors qu’aux USA, le même Ame­ri­can Express pré­ten­dait que c’é­tait impos­sible. Le légen­daire esprit de ser­vice amé­ri­cain a des limites lors­qu’il s’a­git de trai­ter des cas particuliers…

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