Quelques enseignements du rebond économique japonais

Dossier : Le SursautMagazine N°619 Novembre 2006
Par Jean-Yves BAJON (80)

Force est de con­stater que, pen­dant les années qua­tre-vingt, le Japon a péché. Par orgueil tout d’abord, en se fix­ant un objec­tif de vol­ume qui visait à en faire la pre­mière économie mon­di­ale. Par com­pro­mis­sion égale­ment, à la suite des accords du Plaz­za (G7), qui ont entraîné une appré­ci­a­tion rapi­de du yen sup­posée réduire les excé­dents com­mer­ci­aux con­sid­érables du Japon sur le marché améri­cain. Mais cette appré­ci­a­tion eut comme effet col­latéral une envolée sans précé­dent des prix des act­ifs, bour­siers et immo­biliers, et la poli­tique moné­taire japon­aise ne sut con­tenir ce phénomène à temps. On com­prend d’ailleurs d’au­tant mieux la réti­cence actuelle du gou­verne­ment chi­nois, qui a cer­taine­ment bien étudié cet épisode de l’his­toire économique japon­aise, face aux exi­gences améri­caines d’ap­pré­ci­a­tion du renminbi.

Le Japon dut donc effec­tive­ment expi­er dans les années qua­tre-vingt-dix et la cor­rec­tion fut d’au­tant plus longue que les péchés en ques­tion avaient quelque chose de qua­si mor­tel. Les innom­brables plans de relance keynésiens des gou­verne­ments suc­ces­sifs en faveur de la relance de la con­som­ma­tion par le biais de la dépense publique ont eu pour con­séquence une hausse con­sid­érable de la dette de l’É­tat qui atteint aujour­d’hui 160 % du PIB japon­ais. Ces dépens­es ont sou­vent eu pour effet de financer des chantiers de travaux publics à l’u­til­ité contestable.

Pour­tant, la crois­sance réelle du PIB pen­dant cette décen­nie fut en moyenne de 1,5 %. L’É­tat s’est certes endet­té mais, au total, il a joué son rôle, en sou­tenant la dépense et l’in­vestisse­ment, pour éviter que la crise ne soit plus pro­fonde encore au moment où les entre­pris­es, notam­ment les plus exposées à la con­cur­rence inter­na­tionale, se désendet­taient et pré­paraient leurs restruc­tura­tions. La défla­tion dont le Japon est aujour­d’hui à peine sor­ti (1998–2005) fut donc la con­séquence de ce mou­ve­ment d’a­pure­ment des bilans des entre­pris­es, et non une défla­tion du type de celle de la grande Crise de 1929 où la spi­rale réces­sive était ali­men­tée par un effon­drement de la demande entraî­nant avec lui une chute de la production.

On arguera du fait que tout cela a pris beau­coup de temps. Mais il en fal­lait au vu de l’im­men­sité de la tâche. Il en fal­lait aus­si compte tenu des proces­sus pro­pres au Japon de prise de déci­sion qui néces­si­tent en général une durée de ges­ta­tion impor­tante pour l’at­teinte d’un con­sen­sus qui serait sou­vent improb­a­ble ailleurs. Le temps de l’exé­cu­tion de ces déci­sions n’en est cepen­dant que plus rapi­de, une fois qu’elles sont acquises.

C’est ce qui ressort de l’ex­a­m­en des prin­ci­paux ressorts du rebond de l’é­conomie japon­aise que nous allons exam­in­er plus avant.

Les restructurations bancaires et l’apurement des bilans

La créa­tion de l’A­gence des ser­vices financiers par démem­bre­ment du min­istère des Finances en 1998 et son élé­va­tion au statut de Min­istère en 2000 fut le fac­teur déclen­chant de la réforme du secteur ban­caire, de la créa­tion par fusions suc­ces­sives de qua­tre grands ensem­bles financiers (Mit­subishi UFJ, Mit­sui Bank­ing, Mizuho et Res­ona), de leur remise sur pied par injec­tion de cap­i­tal pub­lic — aujour­d’hui rem­boursé en qua­si-total­ité — et du spec­tac­u­laire net­toy­age du bilan des ban­ques japon­ais­es, le taux de créances impayées pas­sant de 8 % des encours en 2000 à moins de 2 % en 2006.

La déci­sion prise en 2005 de pri­va­tis­er la poste japon­aise, après une bataille lég­isla­tive intense qui a con­duit à une dis­so­lu­tion de la cham­bre basse du Par­lement japon­ais en juil­let de la même année, relève du même esprit. Cette pri­vati­sa­tion en ges­ta­tion depuis une dizaine d’an­nées est à la hau­teur des enjeux : les act­ifs gérés par Japan Post équiv­a­lent à 60 % du PIB japon­ais, ce qui en fait, selon ce critère, la plus grande insti­tu­tion finan­cière au monde et, dans les faits, le canal priv­ilégié du gou­verne­ment japon­ais pour financer ses émis­sions oblig­ataires. Pri­va­tis­er Japan Post, par étapes entre 2007 et 2017, équiv­aut donc, dans les faits, à couper l’É­tat d’une de ses prin­ci­pales ressources et à l’inciter à une ges­tion plus rigoureuse de sa dépense.

Les restructurations industrielles et le rôle de la Chine

Le Japon a depuis plus de vingt ans amor­cé un mou­ve­ment de délo­cal­i­sa­tion de ses indus­tries les plus con­som­ma­tri­ces de main-d’œu­vre. Ce pays est par exem­ple aujour­d’hui le cham­pi­on des impor­ta­tions de tex­tile chi­nois, la Chine représen­tant plus de 80 % de ses impor­ta­tions de vête­ments alors que la France avait pro­tégé son marché grâce au sys­tème de quo­tas per­mis par les accords de Mar­rakech en 1994 pour une durée de dix ans et ne s’est trou­vée que très récem­ment con­fron­tée à la bru­tal­ité de l’ou­ver­ture de ses fron­tières au tex­tile chinois.

Ce mou­ve­ment de délo­cal­i­sa­tion japon­ais a com­mencé avec le début de la péri­ode de l’En­da­ka (le « Yen fort ») con­séc­u­tive aux accords du Plaz­za (1985). Ces délo­cal­i­sa­tions se sont accélérées avec la crise des années qua­tre-vingt-dix, nom­bre d’en­tre­pris­es allant chercher un regain de com­péti­tiv­ité en pro­duisant sur le sol chi­nois face à la crise économique qui com­mençait à sévir dans l’archipel. Pour­tant, les délo­cal­i­sa­tions ne font pas l’ob­jet d’un débat pub­lic au Japon, les dif­férents rap­ports d’ex­perts sur le sujet mon­trant que les pertes d’emplois indus­triels ont large­ment été com­pen­sées par des créa­tions, dans le secteur des ser­vices notamment.

Dans l’ensem­ble, la Chine a représen­té depuis plus de vingt ans une for­mi­da­ble oppor­tu­nité pour l’é­conomie japon­aise. Out­re le fait que l’ensem­ble Chine et Hong-Kong représente aujour­d’hui plus de 20 % du com­merce japon­ais, le Japon con­tin­ue année après année d’en­tretenir vis-à-vis de cet ensem­ble un sol­de com­mer­cial excé­den­taire. Une étude récente de la Mis­sion économique de Pékin mon­tre que, con­sid­éré sur une dizaine d’an­nées, le taux d’in­té­gra­tion locale des pro­duits fab­riqués en Chine a con­sid­érable­ment aug­men­té pour les pro­duits les moins sophis­tiqués (réfrigéra­teurs et autres pro­duits blancs par exem­ple) mais qu’il est resté à un niveau très bas pour tous les nou­veaux pro­duits, les plus avancés tech­nologique­ment, soulig­nant ain­si que la Chine fait d’abord con­cur­rence aux autres pays en développe­ment d’Asie mais que ce pays reste dépen­dant d’é­conomies plus avancées comme le Japon dès lors que celles-ci tien­nent le cap de l’innovation.

De fait, ce sont dans les secteurs les plus soumis à la con­cur­rence inter­na­tionale et au renou­velle­ment accéléré de l’of­fre, tout par­ti­c­ulière­ment l’au­to­mo­bile et l’élec­tron­ique, que les entre­pris­es japon­ais­es se sont le plus rapi­de­ment restruc­turées pour garder des posi­tions dom­i­nantes. Si le secteur tex­tile a en grande par­tie délo­cal­isé ses pro­duc­tions, hormis celles néces­si­tant une grande réac­tiv­ité au marché, il con­vient de not­er que par­mi les plus grandes usines au monde actuelle­ment en cours de con­struc­tion, nom­breuses sont au Japon et dans le secteur de l’élec­tron­ique (Sharp, Mat­sushi­ta…), ce qui témoigne d’un dynamisme sans cesse renou­velé de l’in­dus­trie japonaise.

Le moteur de l’innovation

Corol­laire du trans­fert d’ac­tiv­ités indus­trielles en Chine à moin­dre valeur ajoutée, c’est le main­tien d’une poli­tique d’in­no­va­tion et d’un haut niveau de recherche et développe­ment (R & D) qui a per­mis au Japon d’as­sur­er sa posi­tion de grand pays indus­triel. En 2005 (chiffres OCDE), le Japon y con­sacrait 3,15 % de son PIB con­tre 2,15 % pour la France. Mais plus intéres­sante est la décom­po­si­tion de ce chiffre entre finance­ments publics et finance­ments privés : dans le cas du Japon, les deux tiers provi­en­nent des entre­pris­es privées con­tre moins de la moitié dans le cas de la France. Ce déficit de R & D privée en France est très mar­qué dans les ser­vices et les tech­nolo­gies de l’in­for­ma­tion. Il est aus­si explic­a­ble par une moin­dre spé­cial­i­sa­tion en France qu’au Japon de l’in­dus­trie dans les secteurs les plus inten­sifs en R & D comme l’élec­tron­ique. Cette inno­va­tion est égale­ment entraînée par une forte demande, exigeante en ter­mes de qual­ité et de nou­velles fonc­tion­nal­ités. Les Japon­ais renou­vel­lent leur télé­phone portable tous les neuf mois et leur voiture tous les qua­tre ans, inci­tant les entre­pris­es à renou­vel­er rapi­de­ment leurs gammes et à y intro­duire en per­ma­nence les dernières inno­va­tions. Nis­san a par exem­ple annon­cé en août 2006 la mise sur le marché de 21 nou­veaux mod­èles dans les prochains dix-huit mois.

Cette inno­va­tion a égale­ment été stim­ulée depuis la fin des années qua­tre-vingt-dix par une poli­tique visant une plus grande val­ori­sa­tion de la recherche publique inci­tant par exem­ple au rap­proche­ment avec le secteur privé dans le cadre de clus­ters, poli­tique dont la France s’est large­ment inspirée en met­tant en œuvre depuis 2005 ses pro­pres pôles de com­péti­tiv­ité. Le gou­verne­ment japon­ais est néan­moins allé plus loin en pri­vati­sant pro­gres­sive­ment ses uni­ver­sités depuis 2004. Les enseignants ne sont plus pro­tégés par un statut de fonc­tion­naire ; les inci­ta­tions sont fortes à la créa­tion d’en­tre­pris­es à par­tir des résul­tats de recherche et à la coopéra­tion avec des entre­pris­es extérieures dans le cadre de pro­jets contractualisés.

La flexibilité du travail

Longtemps réputé pour être le pays de l’emploi à vie, la réal­ité du monde du tra­vail au Japon a pour­tant beau­coup évolué ces dernières années. Le taux de chô­mage est revenu en 2006 au niveau de 4 % mais l’emploi à vie a lais­sé une large part depuis le début des années 2000 au tra­vail tem­po­raire et aux con­trats à durée déter­minée, ces derniers représen­tant aujour­d’hui près du tiers de l’emploi au Japon. Il est devenu très facile au Japon d’employer pour des salaires horaires de 1 000 yens (6,5 euros) mais aus­si de licenci­er. Avec le retour à meilleure for­tune de l’é­conomie, ces formes de con­trats, assor­tis d’une cou­ver­ture sociale min­i­male (l’essen­tiel est lais­sé à la charge de l’employé), devraient con­naître un reflux au prof­it des CDI et d’une meilleure rémunéra­tion. Mais le Japon a, à tout le moins, fait preuve d’une grande ver­sa­til­ité pour main­tenir un niveau d’emploi élevé, y com­pris au sein des tranch­es les plus âgées de la pop­u­la­tion. Cette ver­sa­til­ité, traduite par un assou­plisse­ment du droit du tra­vail, a égale­ment été ren­due pos­si­ble par un sens de l’ac­cep­ta­tion des salariés — pour qui la « kaisha » (l’en­tre­prise) demeure une insti­tu­tion de référence — et qui ont accep­té dans la péri­ode 2000–2004 des réduc­tions de salaires impor­tantes — notam­ment via une diminu­tion général­isée des bonus — sans man­i­fester aucun mou­ve­ment social, accep­tant dans les faits l’idée d’un retour à meilleure for­tune lorsque l’é­conomie irait mieux, com­porte­ment non dénué d’un cer­tain sens du sacrifice.

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Ces quelques développe­ments mon­trent com­ment l’é­conomie japon­aise a pu faire preuve d’une résilience dont on voit aujour­d’hui les résul­tats. Le temps mis pour en arriv­er là n’a certes d’é­gal que la lenteur des proces­sus déci­sion­nels japon­ais et l’am­pleur des cor­rec­tions néces­saires à la suite de la bulle des années qua­tre-vingt. Mais la façon dont le Japon a mon­tré que la Chine pou­vait être une oppor­tu­nité plus qu’une men­ace ; la façon dont le gou­verne­ment japon­ais a main­tenu con­tre vents et marées une poli­tique inci­ta­tive en faveur de l’in­no­va­tion ; la façon dont les salariés japon­ais ont su accepter les sac­ri­fices indis­pens­ables pour per­me­t­tre le rebond aujour­d’hui observé, le plus long de la péri­ode d’après-guerre, sont autant d’en­seigne­ments pour notre pro­pre pays. Certes, tout cela n’est pas trans­pos­able point par point et le Japon a devant lui d’autres sérieux soucis comme la ges­tion d’une dette publique con­sid­érable ou les effets du vieil­lisse­ment sur la crois­sance, mais le Japon mérite encore que l’on s’y intéresse tant il a fait men­tir ceux qui l’avaient rayé de la carte économique mondiale. 

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