Intégration des populations d’origine étrangère

Dossier : PopulationsMagazine N°602 Février 2005
Par Michèle TRIBALAT

Je vais aujour­d’hui vous par­ler du mod­èle français d’in­té­gra­tion, très dif­férent du mod­èle améri­cain et, recon­nais­sons-le, en dif­fi­culté vis-à-vis des pop­u­la­tions d’o­rig­ine maghrébine.

La prin­ci­pale dif­fi­culté de l’analyse vient de la rareté des don­nées. Il y a dans notre pays un étrange tabou sur les orig­ines, même s’il y a tout de même des pro­grès et si dans les enquêtes on admet désor­mais quelques ques­tions spé­ci­fiques pour les ménages d’immigrés.

Dès les années qua­tre-vingt l’INED souhaitait pou­voir deman­der le pays de nais­sance des par­ents, ce fut chose faite lors du recense­ment de 1999. Il y a cepen­dant une dif­fi­culté sérieuse qui con­cerne les pieds-noirs rap­a­triés d’Al­gérie que l’on s’ef­force de dis­tinguer des autres Algériens grâce aux ques­tions sur les usages linguistiques.

Nous avons quand même réal­isé une “enquête famille” en 1999 qui a porté sur 380 000 per­son­nes des deux sexes.

On dis­tingue trois degrés dans l’o­rig­ine étrangère :

  • les immi­grés, c’est-à-dire ceux qui vivent en France mais sont nés hors de France avec une nation­al­ité étrangère,
  • la pre­mière généra­tion née en France, avec au moins un par­ent immigré,
  • la deux­ième généra­tion née en France, avec au moins un grand-par­ent immigré.


En 1999 les esti­ma­tions les plus sérieuses con­duisent à env­i­ron 13,5 ou 14 mil­lions de per­son­nes d’o­rig­ine étrangère en France mét­ro­pol­i­taine dont respec­tive­ment 4 mil­lions et demi pour les immi­grés, 5 mil­lions et demi pour la pre­mière généra­tion née en France et 3 mil­lions et demi pour la deux­ième généra­tion née en France.

D’où un pre­mier tableau.

Tableau 1
Popu­la­tion d’origine étrangère par orig­ine et par génération
(en milliers)
A. Immi­grés B. Pre­mière génération C. Deux­ième génération Total
Maghreb* 1 300 1 430 270 3 000
Afrique noire* 390 290 - 680
Turquie 170 150 - 320
Europe du Sud** 1 270 2 080 1 820 5 170
Reste de l’UE*** 360 650 790 1 800
Reste du Monde 810 940 760 2510
Total 4 310 5 530 3640 13 480
* Dont Algérie 53 %, Maroc 33 %, Tunisie 14%.
** Ital­ie, Espagne, Portugal.
*** UE : Union européenne à Quinze.

Question : Avez-vous compté les rapatriés d’Algérie et les harkis dans ces chiffres ?

Réponse : Non bien sûr. Si vous voulez des chiffres sachez que les harkis et leurs descen­dants sont aujour­d’hui env­i­ron 180 000.

Il faut com­pren­dre que 60 % des jeunes d’o­rig­ine étrangère sont d’o­rig­ine maghrébine, africaine ou turque. Il y a là un “effet de loupe” qui déforme notre per­cep­tion de l’im­mi­gra­tion. Au total, en France mét­ro­pol­i­taine, env­i­ron 10 % des jeunes sont d’o­rig­ine maghrébine.

Abor­dons main­tenant la ques­tion des taux de chô­mage en fonc­tion de l’o­rig­ine, de l’âge et du sexe (tableau 2).

Tableau 2
Taux de chô­mage (%) des per­son­nes nées en France, par orig­ine, âge et sexe
F I P A
H F H F H F H F
18–24 ans 22 30 20 20 20 25 43 50
25–29 ans 12 19 18 18 17 18 40 32
30–34 ans 8 14 8 19 8 20 35 34
35–54 ans 7 11 8 12 - - 28 29
55–59 ans 13 15 14 16 - - - -
Ensem­ble 9 14 10 15 16 19 36 35
F : nés de deux par­ents nés en France.
P : nés d’au moins un par­ent né au Portugal.
H : hommes – F : femmes.
I : nés d’au moins un par­ent né en Italie.
A : nés d’au moins un par­ent immi­gré d’Algérie.


L’INSEE recon­naît que les chiffres des deux colonnes A sont impré­cis et que des écarts de plusieurs % sont pos­si­bles, mais néan­moins le tableau est impres­sion­nant et, alors que les enfants d’im­mi­grés venus d’I­tal­ie ou du Por­tu­gal ont des taux tout à fait ana­logues aux taux des autres Français, et par­fois même meilleurs, il n’en est pas du tout de même, et de loin, pour les enfants des immi­grés d’Algérie.

Les taux des Maro­cains sont voisins de ceux des Algériens, mais ceux des Tunisiens sont bien meilleurs, plus près des Por­tu­gais que des Algériens.

Tableau 3
Diplômes par orig­ine et groupe de généra­tions (pour­cent­ages)
Année de naissance F I E P A
H F H F H F H F H F
1960–1964*
Sans diplôme
Bac et plus
Dont supérieur

13
35
22

13
43
25

18
23
13

15
36
18

17
30
19

10
48
27

15
34
24

17
36
19 

23
31
21

23
33
20
1965–1969
Sans diplôme
Bac et plus
Dont supérieur

13
41
27

11
49
32

13
35
18

12
41
26

17
27
15

14
45
28


26
22
13

19
40
27
1970–1974
Sans diplôme
Bac et plus
Dont supérieur

10
56
36

9
64
43

9
48
31

15
52
31

11
42
28

8
63
38

19
39
25

13
47
27

22
38
22

18
50
29
F : nés de deux par­ents nés en France.
E : nés d’au moins un par­ent né en Espagne
P : nés d’au moins un par­ent né au Portugal.
H : hommes – F : femmes.
* 1960–1969 pour le Portugal.
I : nés d’au moins un par­ent né en Italie.
A : nés d’au moins un par­ent immi­gré d’Algérie.


On pour­rait croire que ces grandes dif­férences sont dues à des niveaux d’é­d­u­ca­tion et de diplôme dif­férents, c’est en petite par­tie vrai, mais en petite par­tie seule­ment comme l’indiquent les deux tableaux suivants.

Tableau 4
Diplômes par orig­ine et groupe de générations (%)
enfants d’ouvriers
Année de naissance F I E P A
H F H F H F H F H F
1960–1964*
Sans diplôme
Bac et plus
Dont supérieur

21
20
11

20
27
13

20
17
8

16
31
13

19
22
15

11
43
21

21
26
17

19
30
15 

23
26
21

24
26
21
1965–1969
Sans diplôme
Bac et plus
Dont supérieur

21
23
12

18
32
17

15
32
15

15
32
18

21
20
11

14
43
26


31
17
10

23
34
23
1970–1974
Sans diplôme
Bac et plus
Dont supérieur

16
36
19

14
48
26

10
47
29

19
46
30

13
41
26

10
58
40

20
34
20

14
42
21

23
33
18

18
47
24
F : nés de deux par­ents nés en France.
E : nés d’au moins un par­ent né en Espagne
P : nés d’au moins un par­ent né au Portugal.
H : hommes – F : femmes.
* 1960–1969 pour le Por­tu­gal ; 1964 et avant pour l’Algérie
I : nés d’au moins un par­ent né en Italie.
A : nés d’au moins un par­ent immi­gré d’Algérie.

Tableau 5
Taux de chô­mage par diplôme, sexe et orig­ine (pour­cent­ages)
Études F I E P A
H F H F H F H F H F
Sans diplôme
CEP, BEPC
CAP
BEP
BAC
Supérieur
18
10
9
8
8
6
26
16
17
16
13
7
15
10
11
8
11
6
28
19
15
12
12
7
20
12
9
7
7
6
33
18
21
16
15
7
22
17
18
17
12
9
37
26
23
22
14
7
48
38
31
40
31
20
58
41
37
40 25 21
Nota­tions ana­logues à celles des tableaux précédents.

Tableau 6
DTaux de chô­mage par diplôme, sexe et origine
(enfants d’ouvriers, âges de 25 à 39 ans)
Études F I E P A
H F H F H F H F H F
Sans diplôme, CEP, BEPC
CAP,BEP
Bac et plus

15
10
7

27
18
10

15
12
14

31
18
9

18
7
7

19
17
11

23
18
9

26
19
11 

48
37
30

47
36
21

On con­state que d’une part les filles réus­sis­sent leurs études net­te­ment mieux que les garçons et d’autre part les dif­férences sont beau­coup moins mar­quées que dans le tableau 2 du chô­mage. C’est encore plus vrai dans le tableau 4 con­sacré aux seuls fils et filles d’ouvriers.

Ces deux tableaux sont somme toute très hon­or­ables pour les immi­grés, et surtout pour leurs filles, mais il faut les oppos­er aux tableaux 5 et 6 sur le chô­mage des diplômés.

De même pour le tableau 6 qui ne con­cerne que les enfants d’ouvriers.

Tous les chiffres de ces six tableaux sont issus de l’en­quête : “Étude de l’his­toire famil­iale (INSEE, 1999)”, et l’on recon­naît que des écarts de l’or­dre de quelques pour cent dans les deux colonnes sont vraisem­blables. Cela per­met quand même de voir que, face au chô­mage, les enfants d’ou­vri­ers font pra­tique­ment aus­si bien que les autres, mais que par con­tre il y a un biais très impor­tant en défaveur des enfants des immi­grés d’Al­gérie dont, même chez les diplômés, les taux de chô­mage sont deux à trois fois plus élevés que ceux des autres.

Bien enten­du les expli­ca­tions don­nées à ce fait sont très var­iées, depuis une mau­vaise répu­ta­tion des tra­vailleurs algériens jusqu’à un racisme de la société française. Pour ce dernier point toute­fois notons que les taux des Tunisiens sont bien meilleurs que ceux des Algériens.

La très bonne inté­gra­tion des enfants d’im­mi­grés européens per­met-elle d’e­spér­er qu’à terme il en sera de même des descen­dants des immi­grés maghrébins, quand tous les efforts néces­saires de part et d’autre auront été accomplis ?

Questions

Comment expliquez-vous que tant d’Algériens soient venus en France après l’indépendance de leur pays, y compris nombre de combattants des maquis FLN ?

Je ne me l’ex­plique pas. Bien sûr on peut trou­ver des expli­ca­tions par­tielles comme la mis­ère de tant d’Al­gériens après huit années de guerre, ou bien la rival­ité entre l’ar­mée FLN de l’ex­térieur qui prit tous les postes et les maquis de l’in­térieur qui se virent sys­té­ma­tique­ment évincés, mais logique­ment cela n’au­rait pas dû con­duire à un mou­ve­ment aus­si important.

Quelle proportion de Kabyles y a‑t-il dans l’immigration algérienne ?

Je crois que cela tourne autour de 28 %.

Comment reconnaissez-vous les Soninkés du Mali, de Mauritanie, du Sénégal qui sont majoritaires parmi les immigrants venus de ces pays ?

Grâce aux ques­tions sur les langues par­lées dans la famille interrogée.

Que pouvez-vous dire de l’évolution de la fécondité parmi les immigrés ?

Il m’est dif­fi­cile de répon­dre à cette ques­tion. Les com­para­isons sont malaisées et les ren­seigne­ments insuff­isants, ils risquent fort de con­duire à des con­clu­sions biaisées.

Pouvez-vous comparer notre situation à celle des Allemands ?

Le sys­tème alle­mand est net­te­ment plus éli­tiste et con­duit à moins de chô­mage par­mi les immigrés.

Les immigrés ont peu de mobilité dans le travail, qu’en est-il de leurs enfants ?

Franche­ment je ne con­nais pas la réponse à cette question.

Beaucoup d’immigrés algériens demandent à être enterrés dans leur pays d’origine, n’est-ce pas la preuve qu’ils ne sont pas intégrés

De ce côté-là il y a pro­grès, il y a main­tenant beau­coup de “car­rés musul­mans” dans les cimetières français.

Croyez-vous qu’il y aura un parti religieux voire islamiste ? Que pensez-vous du Conseil des musulmans de France ?

Ce Con­seil est un ser­vice ren­du aux élé­ments les plus rad­i­caux, c’est dommage.

À vos yeux le problème principal est-il l’école ?

Et le chô­mage ! Il faut sauver d’abord les plus près d’être chômeurs et non s’acharn­er sur les pires cas, ce serait bien sûr beau­coup plus efficace.

Comment étudiez-vous les illégaux et les clandestins ?

Il existe divers­es méth­odes com­plé­men­taires, mais c’est dif­fi­cile, une grande patience est nécessaire.

On parle de deux cent mille à trois cent mille clandestins, qu’en pensez-vous ?

On ne sait vrai­ment pas ! Mais le plus grave est ce que j’ai vu au min­istère de l’In­térieur : beau­coup ne veu­lent pas savoir !

Madame Trib­al­at con­clut sur la détéri­o­ra­tion des enquêtes de l’In­sti­tut nation­al de la sta­tis­tique et des études économiques (INSEE). À ses yeux cette détéri­o­ra­tion est essen­tielle­ment due au laisser-aller.

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