La gestion active des ressources en eau

Dossier : De l’eau pour tousMagazine N°683 Mars 2013
Par Thierry POINTET

La réal­i­men­ta­tion des nappes est pra­tiquée depuis la moitié du XIXe siè­cle aux Pays- Bas, au Maroc, en France et ailleurs. La réal­i­sa­tion de bar­rages à buts mul­ti­ples a per­mis de mieux con­cili­er l’offre (la ressource acces­si­ble) et la demande en eau, pour le béné­fice économique et social des bassins et des régions. Cette ges­tion, dite active, présente une vue mod­erne et sys­témique de la ges­tion des ressources en eau. En année sèche, les ressources naturelles usuelles sont par­fois insuff­isantes pour sat­is­faire une demande en eau.

REPÈRES
La ges­tion active des ressources en eau con­siste à dévelop­per cer­taines pro­priétés d’un milieu naturel, forcer ce milieu au-delà de ses modes de fonc­tion­nement usuels, mod­i­fi­er les échanges entre eaux de sur­face et eaux souter­raines, afin d’accroître la disponi­bil­ité d’une ressource, pro­téger la qual­ité d’une masse d’eau, étaler un pic de crue, etc., et sat­is­faire une demande sou­vent tem­po­raire par une action contrôlée.
Mod­élis­er pour dimen­sion­ner, anticiper pour pal­li­er les sit­u­a­tions de stress, éval­uer et con­trôler les impacts sec­ondaires, com­mu­ni­quer sont les étapes incon­tourn­ables d’un projet.

Doit-on gér­er l’offre et la demande à la mesure des seules ressources disponibles ou peut-on recourir à des solu­tions pal­lia­tives, imag­i­na­tives pour accroître arti­fi­cielle­ment cette disponi­bil­ité ? Peut-on sur­ex­ploiter tem­po­raire­ment une nappe ? Quels en seraient les impacts ?

Le fac­teur temps est une vari­able essentielle

C’est un des objets de la ges­tion active qui con­siste à tir­er de nou­veaux avan­tages d’un milieu naturel, au moins pen­dant un temps, en le faisant fonc­tion­ner au-delà de ses con­di­tions nor­males, ce qui demande d’organiser cette nou­velle exploita­tion, de la prévoir à l’avance et de mesur­er ses impacts. Le fac­teur temps en est une vari­able essentielle.

Effets indésirables

Forcer un hydrosys­tème hors de sa plage nor­male de fonc­tion­nement pose la ques­tion des effets sec­ondaires, désirés et non désirés, notam­ment l’impact sur des milieux humides périphériques, écologique­ment sen­si­bles (assèche­ments), sur des secteurs économiques sen­si­bles, qui vont définir en retour les lim­ites accept­a­bles de l’action.

Une large gamme d’actions
L’usage, qui asso­cie plutôt les eaux souter­raines à la notion de « ges­tion active », est trop restric­tif. Réguler le débit d’un cours d’eau par un bar­rage, réduire un pic de crue par l’ennoyage d’une plaine allu­viale, réduire la pol­lu­tion d’un cours d’eau en restruc­turant le cou­vert végé­tal des rives sont aus­si des formes de ges­tion active en ce qu’elles arti­fi­cialisent le fonc­tion­nement d’un hydrosys­tème pour un béné­fice économique, san­i­taire ou écologique accru.

Ne pas créer d’accoutumance : met­tre en déséquili­bre un milieu naturel par rap­port à ses con­di­tions naturelles de recon­sti­tu­tion (pluie, infil­tra­tion, échanges) sup­pose d’organiser le retour à une sit­u­a­tion nor­male une fois passée la péri­ode de stress, en équili­brant l’équation recharge – prélève­ments sur le moyen ou le long terme (trois à cinq ans par exemple).

Les stress sont tem­po­raires, les solu­tions pal­lia­tives doivent l’être aus­si. Con­cevoir et financer des infra­struc­tures pour une mise en œuvre plutôt excep­tion­nelle peut heurter le sens pra­tique, et inciter l’exploitant à banalis­er le proces­sus, empêchant du coup le milieu de recon­stru­ire son état normal.

La ges­tion active fait appel à des tech­niques con­nues ou inno­vantes, mis­es en œuvre dans un con­texte inhab­ituel et pra­tiquées dans des lim­ites accep­tées. C’est à tout moment l’affaire d’ingénieurs qui doivent suiv­re le proces­sus d’un bout à l’autre.

Utiliser un capital « eau »

Cer­taines nappes ont des capac­ités énormes.

Définir des seuils
Une sur­ex­ploita­tion pro­gram­mée se con­fronte à des seuils préétab­lis. Toute­fois, la déf­i­ni­tion de seuils est sou­vent sub­jec­tive en ce qu’elle reflète moins des con­di­tions physiques réelle­ment lim­i­tantes que des critères empiriques. Les seuils sont trop fréquem­ment calqués sur les valeurs his­toriques extrêmes : l’étiage décen­nal ou cen­ten­nal d’une riv­ière (sans pour autant que la nappe allu­viale manque d’eau), une nappe qui atteint son niveau his­torique­ment bas (quelle que soit l’épaisseur de la zone sat­urée sous-jacente).

De là l’idée de pal­li­er l’insuffisance momen­tanée de l’offre naturelle en année sèche en sur­ex­ploitant cer­taines nappes puis­santes et à forte iner­tie, pour les laiss­er se recon­stituer ensuite. Ces nappes exis­tent dans les bassins sédi­men­taires et les plaines allu­viales. Bien enten­du les moyennes pour la France ne se véri­fient nulle part en par­ti­c­uli­er : chaque hydrosys­tème, chaque bassin a son pro­pre régime, chaque lieu présente des con­di­tions mor­phologiques et géologiques par­ti­c­ulières, ce qui laisse toute la place à l’imagination pour définir des pro­jets adap­tés, dif­férents d’un bassin à l’autre.

Réserves d’irrigation

La recharge arti­fi­cielle d’une nappe ne met en œuvre qu’une vari­able : on accroît un stock d’eau en vue d’en dis­pos­er plus tard. C’est une épargne sur le cap­i­tal « eau » qui con­siste à com­penser un déficit con­staté ou prévis­i­ble par un apport, d’eau de sur­face le plus sou­vent. On recharge une nappe lors des hautes eaux d’une riv­ière, de préférence en amont de la zone où va s’exprimer un besoin, pour dis­pos­er du vol­ume cor­re­spon­dant plus tard un peu plus à l’aval, selon la vitesse d’écoulement de la nappe.

Cer­taines nappes ont des capac­ités énormes

Ce cas a été envis­agé en Guade­loupe pour accroître l’irrigation de la canne à sucre en Grande Terre, en stock­ant dans les cal­caires du plateau (en par­tie kars­tiques) l’excédent d’eau qu’apporte en sai­son humide (moins touris­tique) une con­duite grav­i­taire qui la prélève dans le mas­sif de la Soufrière.

Par mod­éli­sa­tion on a déter­miné les lieux prop­ices à la recharge pour que l’onde de recharge, en se déplaçant vers l’aval, parvi­enne quelques mois plus tard – en sai­son sèche – à l’aplomb des champs de canne.

Réserves français­es
On estime en France le stock d’eaux souter­raines poten­tielle­ment exploita­bles (ce qui exclut les eaux salées ou trop pro­fondes) à 2 000 mil­liards de mètres cubes, dont en moyenne 10% se renou­velle annuelle­ment, à com­par­er au cumul des pluies annuelles moyennes qui est de 440 mil­liards de mètres cubes dont 270 repar­tent vers l’atmosphère par évapo­tran­spi­ra­tion, ou au débit total annuel des cours d’eau, qui est d’environ 170 mil­liards de mètres cubes.

Une pra­tique sim­i­laire est en œuvre sur l’île vol­canique de Jeju en Corée du Sud (voir encadré), où l’on récupère en moyenne alti­tude l’eau des pluies d’hiver sur d’immenses ser­res, selon des critères de pureté très suiv­is, avant qu’elle ne ruis­selle, pour l’injecter in situ dans des basaltes. L’écoulement souter­rain selon la pente du toit de la nappe, jusqu’à la côte plus peu­plée, accroît la ressource disponible en été.

Au nord d’Adélaïde, en Aus­tralie du Sud, des eaux d’orage sont récupérées en zone urbaine, épurées par le pas­sage sur des lits de roseaux, puis injec­tées dans un aquifère cal­caire, d’où elles sont récupérables à volon­té pour dif­férents usages, notam­ment pour une indus­trie tex­tile qui en l’occurrence recherche une eau moins minéral­isée que l’eau du réseau. Dans cet exem­ple, comme dans le suiv­ant, qual­ité et quan­tité sont gérées simultanément.

Utilisation d’eaux usées et épurées

En Espagne, 17 pro­jets en zone lit­torale urban­isée ont vu le jour, con­sis­tant à injecter, en nappe et en arrière-plage, des eaux usées épurées.

La régle­men­ta­tion française n’autorise pas l’injection d’eaux usées et épurées dans les nappes

Hydro­dy­namique­ment, l’effet immé­di­at est l’établissement d’une crête pié­zométrique qui, d’un côté, retient les eaux douces dans la par­tie con­ti­nen­tale, de l’autre refoule les eaux salées, plus dens­es, qui auraient ten­dance à s’introduire aus­si en milieu con­ti­nen­tal, sous la nappe d’eau douce sans se mélanger à elle.

Le résul­tat est triple : on accroît le vol­ume d’eau douce exploitable dans ces zones à forte demande, on repousse en pro­fondeur l’interface entre eaux douces et eaux salées, ce qui évite la salure pro­gres­sive des for­ages d’exploitation, la sec­onde épu­ra­tion, naturelle, des eaux injec­tées qui per­co­lent en milieu poreux les rend accept­a­bles au plan san­i­taire ou écologique.

L’actuelle régle­men­ta­tion n’autorise pas ce genre de pra­tique en France.

Récupér­er les eaux de pluie
Sur l’île vol­canique de Jeju, d’immenses sur­faces sont occupées par des ser­res mul­ti­ples (l’image n’en représente qu’une infime par­tie). Au bout de chaque rangée de ser­res, les eaux sont col­lec­tées depuis les gout­tières, sous­traites à tout con­tact, puis intro­duites par for­age dans des basaltes très per­méables du sub­stra­tum. Quelques mois plus tard, en aval, elles ren­for­cent la ressource disponible au droit des zones habitées.

Recharge arti­fi­cielle d’une nappe à l’aide de l’eau de pluie récupérée sur l’île de Jeju (Corée du Sud).

Vallée de la Marne

Dans la val­lée de la Marne, la nappe allu­viale échange con­tin­uelle­ment avec le fleuve, le plus sou­vent de la nappe vers le fleuve, avec abon­dance les années d’excédents plu­viométriques. Les nappes de plateaux ali­mentent large­ment la nappe allu­viale. Inverse­ment, quand années sèch­es et sai­son sèche con­courent, nappe allu­viale et fleuve peu­vent être à l’étiage, de sorte qu’un apport d’eau, depuis le réser­voir du Der dans le but de soutenir le débit d’étiage, sera absorbé par la nappe allu­viale, sans attein­dre les zones visées.

L’institution des Grands Lacs de Seine prend désor­mais en compte ces états, notam­ment celui des nappes, pour gér­er plus effi­cace­ment les lâch­ers en péri­ode de bass­es eaux. À l’opposé, le réser­voir du Der, latéral à la Marne, par­ticipe au lam­i­nage des crues de la Marne par retenue à l’amont en fonc­tion des pluies, mais aus­si de l’état des nappes et des cours d’eau.

Travailler au niveau des bassins

Eaux de sur­face, inondations
Un pro­jet relatif aux eaux de sur­face va être mis en pra­tique dans la plaine allu­viale de la Bassée, parsemée de grav­ières, en amont de Mon­tereau. Lors de fortes pluies d’hiver sur le bassin de la Seine amont, on prévoit d’épandre tem­po­raire­ment une par­tie des eaux de crue de la Seine sur la plaine allu­viale, le temps de laiss­er pass­er la crue de l’Yonne et ain­si éviter le cumul des flux à Paris et en Île-de-France. Ce pro­jet prend en compte le débit de la Seine, l’état de rem­plis­sage de la nappe allu­viale, ain­si que les débits souter­rains provenant des nappes de plateaux en rive droite et en rive gauche de la plaine alluviale.

Pour une sim­ple rai­son de con­ti­nu­ité hydraulique, les prob­lèmes doivent être posés à l’échelle des bassins : plan­i­fi­er les usages de l’eau est du ressort des organ­ismes de bassin, plus que des ter­ri­toires admin­is­trat­ifs (départe­ment, région). Ce qui n’interdit pas de mul­ti­pli­er des pro­jets ana­logues dans un même bassin, pré­cisé­ment en rai­son de sa con­ti­nu­ité géologique, hydraulique.

En hydrogéolo­gie, on raisonne plus volon­tiers sur les stocks, les nappes étant avant tout des réser­voirs de forte capac­ité. On raisonne au con­traire par flux pour les cours d’eau qui renou­vel­lent de nom­breuses fois leur stock dans l’année.

Inertie des nappes

L’inertie des nappes peut être énorme (voir carte ci-con­tre), ce qui les rend moins sen­si­bles à un stress saison­nier que les eaux de sur­face. Toute­fois les mes­sages relat­ifs au fac­teur temps sont les plus dif­fi­ciles à faire passer.

La nappe de Beauce, l’une des plus lentes à réa­gir en France, présente un temps de demi-tarisse­ment supérieur à douze mois. Lorsqu’elle baisse, il faut de deux à trois années de pluies excé­den­taires pour infléchir sa courbe d’évolution. Pen­dant la pre­mière année de pluies excé­den­taires, voire la sec­onde, elle con­tin­uera à baiss­er, pour remon­ter ensuite même si les pluies sont, entre-temps, dev­enues défici­taires. Pour tout pro­jet de ges­tion active, c’est la vari­able qui demande les expli­ca­tions les plus soutenues.

Développer la modélisation

Gér­er, anticiper, tester des solu­tions inno­vantes, gér­er à la fois les débits et la qual­ité d’une eau, passent par des mod­èles. On dis­pose pour les écoule­ments en milieux poreux de mod­èles ana­ly­tiques plus puis­sants que les mod­èles encore sou­vent empiriques ou sur bases sta­tis­tiques de l’hydrologie. Com­bin­er des inter­ven­tions sur les eaux de sur­face et les eaux souter­raines, alter­na­tives ou par­al­lèles, demande un grand effort de com­mu­ni­ca­tion pour trans­met­tre le mes­sage sans qu’il soit déformé.

Expliciter claire­ment les résul­tats d’un mod­èle en prélude à la réal­i­sa­tion d’un pro­jet de ges­tion active demande aus­si force com­mu­ni­ca­tion, en insis­tant sur l’ensemble des études préal­ables, sur les fac­teurs internes ou périphériques à pren­dre en compte lors d’une sur­ex­ploita­tion ou d’une mod­i­fi­ca­tion pro­gram­mée des écoulements.

Carte des ressources en eau de France

Réac­tiv­ité des prin­ci­pales nappes libres
Les nappes libres (la pre­mière nappe à sur­face libre ren­con­trée depuis le sol) sont représen­tées selon leur iner­tie, exprimée en temps de demi-tarisse­ment. La courbe théorique de tarisse­ment en l’absence totale de recharge est une expo­nen­tielle décrois­sante. Le demi-tarisse­ment exprime le délai néces­saire pour que le débit sor­tant soit divisé par deux.

Gou­ver­nance
Les fac­teurs insti­tu­tion­nels sont déli­cats à gér­er : qui déclenche, qui met en œuvre, qui con­trôle, qui a autorité pour arrêter, quels mes­sages envoy­er pour que l’exceptionnel ne devi­enne pas habituel, et surtout pour que le suivi reste au niveau de l’ingénierie jusqu’au retour à une sit­u­a­tion normale ?

Intégrer les trois dimensions d’un projet

Les com­posantes sont sché­ma­tique­ment de trois ordres :tech­niques, juridiques et poli­tiques, économiques.

Les com­posantes tech­niques sont les études préal­ables, les critères seuils, les vari­ables à suiv­re, les modèles.

Le risque de banal­i­sa­tion d’une exploita­tion tem­po­raire fait hésiter l’État

Les com­posantes juridiques et poli­tiques revi­en­nent à traduire un pro­jet en règles de ges­tion, à le présen­ter aux col­lec­tiv­ités, à laiss­er le temps au débat poli­tique. La prin­ci­pale com­posante économique revient à exprimer un pro­jet en ter­mes de rentabil­ité, notam­ment s’il néces­site la réal­i­sa­tion d’infrastructures per­ma­nentes pour une util­i­sa­tion tem­po­raire, qui peut sauter une ou plusieurs années.

C’est d’ailleurs le risque de banal­i­sa­tion d’une exploita­tion tem­po­raire qui fait hésiter l’État à autoris­er la sur­ex­ploita­tion tem­po­raire de nappes.

Soigner la communication

Sur le plan hydraulique, la mise en œuvre revient à gér­er les sit­u­a­tions, à l’échelle du bassin, et selon cer­taines pré­cau­tions sur les effets con­sé­cu­tifs. Les vari­ables relèvent surtout du fac­teur temps (ciné­tique des écoule­ments, iner­tie) et de la déf­i­ni­tion de seuils physiques.

La com­mu­ni­ca­tion est essen­tielle, pour que cha­cun puisse appréci­er avan­tages et incon­vénients, économie, analyse com­par­a­tive avec d’autres solu­tions, suivi à court et moyen terme.

Un pro­jet doit avoir un cal­en­dri­er, ce qui par­ticipe à l’obligation de résultat.

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