De l’eau facile à l’eau fragile, un modèle à réinventer

Dossier : De l’eau pour tousMagazine N°683 Mars 2013
Par Philippe MAILLARD (88)

Le XXe siècle fut en France, comme dans beau­coup de pays déve­lop­pés, celui des infra­struc­tures et des réseaux, avec un enjeu prio­ri­taire : ache­mi­ner l’eau chez l’habitant. Cette période a connu des avan­cées déci­sives en matière de trai­te­ment des pol­lu­tions et de distribution.

Mais ce fut aus­si celle de l’explosion des consom­ma­tions et des pré­lè­ve­ments dans la res­source, celle de « l’eau facile ».

Beau­coup a été fait pour res­tau­rer la qua­li­té de la res­source en eau et du milieu natu­rel. Mais, si une par­tie de la pol­lu­tion urbaine a été trai­tée, de nou­veaux pol­luants appa­raissent grâce aux moyens d’analyse en pro­grès constant : rési­dus médi­ca­men­teux, per­tur­ba­teurs endo­cri­niens ou sub­stances chi­miques nou­velles qui reflètent l’évolution de nos modes de vie.

REPÈRES
Des don­nées de plus en plus pré­cises révèlent la gra­vi­té de la situa­tion : 50 % des eaux de sur­face sont en mau­vais état éco­lo­gique, 40% des masses d’eaux sou­ter­raines en mau­vais état chi­mique, 56 dépar­te­ments ont été sou­mis en 2011 à des arrê­tés séche­resse, 70 % des zones humides ont dis­pa­ru, 25 % des échan­tillons d’eau de consom­ma­tion pré­le­vés en France contiennent au moins un rési­du médicamenteux.

Qualité et protection des ressources

La consom­ma­tion doit être mesu­rée, maî­tri­sée, éco­no­mi­sée et recyclée

La conscience col­lec­tive de ce nou­vel état de fait est en train de se construire. L’eau est un mar­queur puis­sant d’une socié­té qui aspire à un déve­lop­pe­ment plus durable : sa consom­ma­tion doit être mesu­rée, maî­tri­sée, éco­no­mi­sée et recyclée.

La pré­oc­cu­pa­tion de nos conci­toyens à cet égard est forte, qui placent les pro­blé­ma­tiques liées à l’eau au som­met de leurs pré­oc­cu­pa­tions envi­ron­ne­men­tales, devant des sujets pour­tant plus média­tiques comme la ges­tion des déchets nucléaires ou les consé­quences du chan­ge­ment climatique.

Des attentes nouvelles

L’accès à tous
L’accès de tous à l’eau est un défi qu’il faut rele­ver, y com­pris en France. Non pas que le prix du ser­vice de l’eau y soit plus éle­vé qu’ailleurs, il l’est plu­tôt moins en com­pa­rai­son avec les autres pays d’Europe. Mais il l’est encore trop pour les per­sonnes les plus modestes : 900 000 ménages consacrent plus de 3% de leur bud­get à la fac­ture du ser­vice de l’eau et de l’assainissement.

Les élus, de leur côté, expriment des attentes nou­velles et fortes qui s’ajoutent à l’exigence de qua­li­té de l’eau au robi­net, au pre­mier rang des­quelles la pro­tec­tion des res­sources en eau, la recherche sur les nou­veaux pol­luants, l’amélioration de la qua­li­té éco­lo­gique des rivières et des lacs.

Autre défi à rele­ver, l’altération de l’image des entre­prises de l’eau. Au-delà, c’est toute la rela­tion entre pri­vé et public qui s’est effi­lo­chée et qui doit être rebâ­tie. La nature même des pres­ta­tions réa­li­sées par ces entre­prises, le fait qu’elles ne fixent ni le prix de l’eau, ni le niveau d’exigence patri­mo­niale, envi­ron­ne­men­tale ou sani­taire, sont des réa­li­tés dont la mécon­nais­sance nour­rit bien des malentendus.

Économiser l’eau

Ces nou­veaux enjeux néces­sitent une véri­table trans­for­ma­tion du modèle de l’eau, tel qu’il a pré­va­lu jusqu’à aujourd’hui. Il nous faut réin­ven­ter l’avenir de l’eau, et le faire de manière col­lec­tive, tant il est vrai que l’eau est deve­nue un sujet de débat public qui inté­resse l’ensemble de nos concitoyens.

Le sta­tu quo actuel sur les tari­fi­ca­tions est peu tenable sur le long terme

Il faut sor­tir de l’ère de l’eau facile et réso­lu­ment s’engager à éco­no­mi­ser l’eau et à éra­di­quer les pol­lu­tions. La France ne manque pas d’eau, avons-nous l’habitude d’entendre. C’est vrai dans cer­taines régions, à cer­taines époques de l’année, et c’est faux dans d’autres, à d’autres moments.

Pour éco­no­mi­ser l’eau, c’est tout un ensemble de solu­tions qui doit être mis en oeuvre : amé­lio­ra­tion du ren­de­ment des réseaux, pro­gramme de réali­men­ta­tion des nappes phréa­tiques, recy­clage de l’eau. L’utilisation des nou­velles tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion ouvre de nou­velles possibilités.

LDE Grand Est – station d’épuration (STEP) de Cernay, prélèvement sur la lagune.
LDE Grand Est – sta­tion d’épuration (STEP) de Cer­nay, agent effec­tuant un
pré­lè­ve­ment sur la lagune. © SUEZ ENVIRONNEMENT – WILLIAM DANIELS

L’utilisation d’eaux dif­fé­rentes (eaux usées trai­tées, eaux de pluie) en fonc­tion des usages et avec des normes de qua­li­té dif­fé­ren­ciées fait l’objet aujourd’hui de nou­velles expé­ri­men­ta­tions sur les territoires.

Le principal support de la biodiversité

Trai­ter les micropolluants
L’un des enjeux majeurs de demain sera le trai­te­ment des micro­pol­luants. Il néces­site de tra­vailler en amont, c’est-à-dire de remon­ter la filière de l’industrie chi­mique et phar­ma­ceu­tique pour qua­li­fier les pro­duits chi­miques les moins nocifs pour l’eau, ceux dont l’empreinte envi­ron­ne­men­tale est la plus faible.
Au-delà, il importe de trou­ver de nou­velles solu­tions aux rejets des pol­luants dans l’eau, qu’il s’agisse d’utiliser les zones humides arti­fi­cielles, sorte de tam­pon entre la sta­tion d’épuration et le milieu natu­rel ou de déve­lop­per des tech­no­lo­gies d’ozonation ou d’osmose inverse, sus­cep­tibles d’éliminer la qua­si-tota­li­té des micropolluants.

Prendre à bras-le-corps la pro­tec­tion des res­sources en eau, c’est gager qu’à l’avenir nous conti­nue­rons à être le pays de l’excellence de la qua­li­té de l’eau au robi­net. C’est, à l’autre bout de la chaîne, tra­vailler aus­si pour la res­tau­ra­tion des éco­sys­tèmes, car l’eau demeure le prin­ci­pal sup­port de la biodiversité.

Cette prio­ri­té cen­trée sur la pro­tec­tion des res­sources conduit à créer de nou­veaux métiers en amont et en aval des métiers tra­di­tion­nels que sont la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion d’eau potable et l’assainissement. Elle implique une nou­velle géné­ra­tion de maîtres d’ouvrage, tels que les coopé­ra­tives agri­coles, les ges­tion­naires d’infrastructures ou encore les syn­di­cats de rivière.

De nouvelles tarifications

Les limites d’un modèle éco­no­mique fon­dé sur une logique de volume

Le déve­lop­pe­ment des ser­vices dédiés à la pro­tec­tion des res­sources, dans le cadre du ser­vice de l’eau et de l’assainissement, ne va pas de soi. L’ère de l’eau fra­gile inter­roge les poli­tiques tari­faires, et au-delà le modèle éco­no­mique même de l’eau.

Et, à cet égard, les ques­tions sont nom­breuses : quel est le bon signal prix pour inci­ter les consom­ma­teurs à éco­no­mi­ser l’eau ? Est-ce à la fac­ture d’eau, c’est-à-dire au consom­ma­teur, de payer la pro­tec­tion des res­sources ? Et com­ment conju­guer, au sein du même sys­tème tari­faire, les impé­ra­tifs patri­mo­nial, envi­ron­ne­men­tal, social, tout en sachant que les coûts des ser­vices de l’eau sont à 90 % des coûts fixes ? L’équation paraît impos­sible à résoudre, et donc le sta­tu quo actuel semble peu tenable sur le long terme.

Des objec­tifs différents
De très nom­breuses expé­ri­men­ta­tions de nou­velles tari­fi­ca­tions voient le jour. Elles pour­suivent des objec­tifs dif­fé­rents, soit envi­ron­ne­men­tal (avec la tari­fi­ca­tion pro­gres­sive par exemple), soit social.
Ces der­nières empruntent elles-mêmes à des moda­li­tés dif­fé­rentes : baisse de la part fixe, « chèques eau », ou encore tari­fi­ca­tion dif­fé­ren­ciée en fonc­tion des carac­té­ris­tiques des ménages comme vient de l’expérimenter la Com­mu­nau­té du Dunkerquois.

Les inves­tis­se­ments à venir au regard du vieillis­se­ment des réseaux et de la lutte contre les pol­lu­tions de l’eau seront en effet très importants.

Ils auront une inci­dence sur le prix de l’eau. Cette situa­tion inter­roge le sys­tème de péréqua­tions entre les dif­fé­rentes caté­go­ries d’usagers (domes­tiques, agri­coles, indus­triels) ain­si que le prin­cipe qui pré­vaut en France de « l’eau paie l’eau » : des inter­ro­ga­tions sur les­quelles l’intervention du poli­tique sera néces­saire. Cet enjeu lié aux nou­velles tari­fi­ca­tions conduit, là aus­si, à faire évo­luer les métiers pour être en capa­ci­té d’offrir de nou­veaux ser­vices aux usa­gers, et notam­ment tous ceux qui relèvent de l’ingénierie tarifaire.

Et, au-delà, il invite à une réflexion d’envergure et par­ta­gée, sus­cep­tible de prendre en compte les limites d’un modèle éco­no­mique fon­dé sur une logique de volume et d’en exa­mi­ner les consé­quences, tant sur les poli­tiques tari­faires que sur les sys­tèmes de rému­né­ra­tion des opérateurs.

Pour un avenir durable de l’eau

Système Influx (Gestion des eaux pluviales). Salle de contrôle
Sys­tème Influx (Ges­tion des eaux plu­viales) mis en place sous le nom de Ramses pour la Com­mu­nau­té urbaine de Bor­deaux  © SUEZ ENVIRONNEMENT – WILLIAM DANIELS

Inven­ter les formes de pro­tec­tion des res­sources en eau, conce­voir les évo­lu­tions tari­faires adap­tées aux spé­ci­fi­ci­tés du ter­ri­toire : autant de pro­jets qui se construisent en par­te­na­riat avec les col­lec­ti­vi­tés locales, et néces­sai­re­ment dans le cadre d’une gou­ver­nance renouvelée.

C’est l’objet du Contrat pour la san­té de l’eau lan­cé par la Lyon­naise des eaux il y a un an : répar­ti­tion claire des rôles entre col­lec­ti­vi­tés et entre­prises ; géné­ra­li­sa­tion des sys­tèmes d’open data ; par­tage équi­table de la valeur créée ; ouver­ture des ins­tances de pilo­tage à la socié­té civile.

Pas­ser de l’ère de l’eau facile à l’eau fra­gile sera l’affaire de tous. C’est la vraie condi­tion d’un ave­nir durable de l’eau.

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