Portrait d'Antonin BAUDRY (94)

Antonin Baudry (94), La brièveté de l’existence

Dossier : TrajectoiresMagazine N°704 Avril 2015
Par Pierre LASZLO

L’homme est vif, d’une parole rapi­de, assuré, franc. Plus que sym­pa­thique, il incite à la frater­ni­sa­tion – un goût partagé pour la poésie de Mau­rice Scève, par exemple.

Car une bonne entente « va très vite » : telle fut pour lui la leçon de l’escrime, le sport qu’il pra­ti­qua à l’École. Un assaut ne dure que quinze min­utes, on ne voit de l’adversaire que ses yeux et pour­tant, à la fin de cet échange, on y a gag­né une con­nais­sance intime de l’autre, une ami­tié pour la vie a pu par­fois se nouer.

“ L’exemple de Villepin fut contagieux, Baudry se fit diplomate ”

Il reste très proche de ses par­ents, une mère lit­téraire et enseignante de français, qui lui trans­mit son amour de la langue et de ses finess­es, un père ana­lyste, qui lui don­na le goût de l’aventure et un pen­chant vers la théorie.

L’empreinte parentale reste forte, y com­pris dans l’alimentaire : détes­ta­tion du tapi­o­ca comme son père, des endives cuites, des lentilles et de la langue de bœuf comme sa mère.

La marque des professeurs

Des enseignants le mar­quèrent aus­si. Ce fut, en classe de troisième, M. Mar­tin, en maths, « très sévère ; et très drôle ». Ce fut, en hypotaupe au lycée Louis-le-Grand, son prof de maths, M. Yeb­bou, « d’une extrême gentillesse ».

Lors de son année de khâgne au lycée Hen­ri-IV, le pro­fesseur d’anglais, M. Mon­jou, un véri­ta­ble passeur vers le monde anglo-sax­on, lui com­mu­ni­qua son ouver­ture à l’Amérique ; et M. Combe­male, en économie et sci­ences sociales, lui bal­isa ce champ tout entier. Clar­i­fi­ca­tion : Antonin Baudry inté­gra l’X en 1994. Sor­ti dans le corps des Ponts, il prof­i­ta de l’année accordée à la pré­pa­ra­tion d’un con­cours pub­lic pour étudi­er en khâgne et pré­par­er la Rue d’Ulm, où il entra en 1998. Ce qui le combla : il avait alors très envie, et donc très besoin, de temps pour lui-même.

Il ter­mi­na son par­cours uni­ver­si­taire par un mémoire sur Proust, « La rai­son des sen­ti­ments dans Du côté de chez Swann », dirigé par Antoine Compagnon.

Quai d’Orsay

Autre enseignant, of sorts : Dominique de Villepin, alors min­istre des Affaires étrangères, dont Antonin Baudry tint la plume ; d’où la BD Quai d’Orsay, en deux tomes, qui fit un tabac ; puis le film que Bertrand Tav­ernier en tira.

Le livre excelle à faire ressen­tir com­bi­en Villepin sus­ci­ta plus que de la loy­auté, une intense affec­tion par­mi ses col­lab­o­ra­teurs. La leçon du min­istre : audace et dis­ci­pline, analyser avec lucid­ité, recourir aux grands philosophes pour for­muler ce qui guidera l’action.

La diplo­matie accueille volon­tiers des hors-normes, des auda­cieux sachant frein­er leurs élans, des lyriques de poèmes en prose, bref des aven­turi­ers rangés.

La grande ombre d’André Mal­raux con­tin­ue d’attirer des servi­teurs dévoués de la République. L’exemple de Villepin fut donc con­tagieux, Baudry se fit diplomate.

Être con­seiller cul­turel, ce n’est pas tant organ­is­er et inau­gur­er une expo­si­tion, un fes­ti­val du film français, une représen­ta­tion théâ­trale, présen­ter une con­féren­cière, choisir avec jus­tice les béné­fi­ci­aires de bours­es d’études, gér­er avec doigté un lycée français de l’étranger, c’est peut-être surtout se com­pos­er une équipe, mal­gré de mul­ti­ples con­tin­gences, et trou­ver à la galvaniser.

Ce con­seiller cul­turel, d’abord à Madrid, puis à New York, sut ven­dre la cul­ture française dans le lan­gage du pays hôte.

Ven­dre la cul­ture française aux Améri­cains ? Un défi. Une minus­cule élite est fran­cophile, et ceux-là con­nais­sent la France mieux que nous.

La grande masse, manip­ulée par les médias, reste vis­cérale­ment fran­co­phobe. D’où un déséquili­bre patent, des nom­bres de films dif­fusés dans l’un et l’autre pays, nonob­stant l’exception cul­turelle, des nom­bres de livres traduits.

Antonin Baudry sut franchir l’obstacle par le haut, trans­met­tre notre cul­ture, mais à l’américaine – un peu comme Jacques Tati, en fac­teur de Jour de fête, se don­nant une effi­cac­ité à l’américaine !

Albertine à New York

Antonin Baudry organ­isa ain­si à New York un marathon-Proust, une lec­ture publique de La Recherche par des per­son­nal­ités divers­es, d’élèves du lycée français à de grands intel­lectuels new-yorkais, et en des lieux tout aus­si variés.

“ Il sut transmettre notre culture, mais à l’américaine, tel le facteur de Jour de fête ”

Tou­jours à New York et tou­jours en hom­mage à notre immense romanci­er, il ouvrit une librairie française – dénom­mée, vous l’avez dev­iné, Alber­tine – dans les locaux de l’hôtel de maître, mon­u­ment his­torique classé, où sont logés les ser­vices cul­turels de l’ambassade de France.

Trois années d’efforts tenaces. Cinq mil­lions de dol­lars (indis­pens­able mise aux normes), à trou­ver, ailleurs qu’au Quai d’Orsay.

Antonin Baudry aima beau­coup vivre à New York, pour son inten­sité, l’énergie pal­pa­ble et l’efflorescence de pro­jets, « un nou­veau toutes les dix min­utes ». Il place les New-Yorkais très haut, « des gens très pro­fonds, qui inven­tent leur pro­pre vie ».

Début 2015, Antonin Baudry regagne Paris, où il pré­side (et ani­me) l’Institut français, l’institution phare ray­on­nant vers les cen­tres cul­turels français dans une cen­taine de pays.

Vie diurne et vie nocturne

Son quo­ti­di­en alterne vies diurne et noc­turne : la pre­mière, comme on l’imagine, hale­tante, entre réu­nions, ren­dez-vous, déci­sions à pren­dre, notes à rédi­ger ; la sec­onde, espace de totale liber­té et donc, pour Antonin Baudry, syn­onyme de lec­tures, très divers­es : lit­téra­tures, philoso­phie, math­é­ma­tiques (arti­cles rédigés par des copains), pour lui « le som­met de l’intelligence humaine ».

La mort au-dessus du cercle polaire

À dix-neuf ans, Antonin Baudry fail­lit périr en mer. Il était sur la côte norvégi­en­ne, au-dessus du Cer­cle polaire, en com­pag­nie de Bruno Le Maire et d’une amie, Marie-France. Ils louèrent une bar­que à un pêcheur, qui leur prê­ta ligne et hameçons. La crique était si pois­son­neuse, ils étaient si occupés à sor­tir les pois­sons de l’eau, qu’ils ne se rendirent pas compte immé­di­ate­ment qu’un courant les emportait.

Ramer ne leur suf­fit pas à le con­tre­car­rer. Au bout de quelques heures d’angoisse, ils aperçurent au loin ce qui leur apparut comme des bouées. Ramant de plus belle, ils s’en rap­prochèrent ; et parv­in­rent ain­si à la bor­dure d’un éle­vage de saumons.

Des pêcheurs norvégiens, après une ren­con­tre houleuse, vin­rent finale­ment à leur sec­ours. Ce fut, sem­ble-t-il, une expérience-clé.

À trente-neuf ans, Antonin Baudry est han­té par la brièveté de l’existence.

Il fait sien le mot de Bal­tasar Gracián (dans Crit­icón) : « Ô vie, tu n’aurais pas dû com­mencer ! Mais, puisque tu as com­mencé, tu ne devrais jamais finir ! »

POUR EN SAVOIR PLUS

  • Quai d’Orsay, avec Christophe Blain, Dargaud, 2 vol., 2010–2011,
  • film Quai d’Orsay, scénario avec Christophe Blain et Bertrand Tavernier, 2013 ;
  • jeu La Course à l’Élysée, dessin de Christophe Blain, Letheia, 2012.

Dessin : Lau­rent Simon

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