Antonin Baudry sur le tournage du Chant du Loup

Antonin Baudry (94) Du Quai d’Orsay au Chant du loup

Dossier : TrajectoiresMagazine N°745 Mai 2019
Par Alix VERDET
Par Robert RANQUET (72)
« Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts, et ceux qui sont en mer. » C’est sur cette citation attribuée à Aristote que commence Le Chant du loup, premier film et premier succès pour cette histoire française de sous-marins réalisée par Antonin Baudry (94). Polytechnicien insatiable dans sa quête de sens, il évoque sa carrière originale des bancs de Polytechnique au SNLE Le Terrible en passant par Normale Sup et le Quai d’Orsay.

Alix Verdet : Quel est ton parcours, pourquoi as-tu fait l’X puis Normale Sup lettres (B/L) ?

Antonin Baudry : J’adorais les maths, je me suis donc retrou­vé à l’X assez naturelle­ment. Je ne m’attendais pas à la diver­sité des matières enseignées à l’X et j’ai décou­vert plein d’autres sci­ences que je ne con­nais­sais pas du tout. Ce qui était remar­quable, c’est que les profs étaient tous vrai­ment super. Même quand je met­tais les pieds dans une matière qui a pri­ori ne m’intéressait pas, au bout d’une heure, ça m’intéressait.

Mais pen­dant la dernière année de l’X, à un moment, j’ai eu une crise de voca­tion et l’impression de m’être trompé. J’y étais très bien, mais je me suis dit que j’étais en train de rater quelque chose d’important. J’ai ten­té Nor­male Sup parce que les maths ne m’aidaient pas à com­pren­dre le monde autant que je le pen­sais. Ce n’était pas là que j’allais trou­ver la clé. Et surtout je me suis aperçu que j’avais raté tout un pan des choses : la phi­lo, l’histoire, la lit­téra­ture et que j’avais absol­u­ment besoin de com­pren­dre ça.

À Nor­male Sup, on est très libre. Comme ce que je voulais, c’était avoir du temps, j’ai appré­cié cette lib­erté. J’ai fait un DEA de cinéma.

Robert Ranquet : Tu envisageais déjà de devenir cinéaste ?

Antonin Baudry : Oui, je voulais vrai­ment faire du ciné­ma. J’avais subite­ment décou­vert que les films que j’aimais, il y avait des gens qui les avaient faits. Avant, je n’avais pas pris con­science que les films avaient aus­si des auteurs, comme les livres. Ça m’a paru évi­dent que j’avais envie de dévelop­per quelque chose dans ce lan­gage-là ; mais ça me parais­sait assez inac­ces­si­ble. J’ai fait des stages dans une société de pro­duc­tion de films.

Puis, j’ai été recruté par Dominique de Villepin – que mon pro­fil de poly­tech­ni­cien nor­malien intriguait – pour écrire ses dis­cours. Je me suis dit que j’allais faire ça pen­dant un an. Mais je suis arrivé à une péri­ode par­ti­c­ulière­ment intense et pas­sion­nante. C’était au moment de la crise iraki­enne et ce n’était pas le moment de réfléchir indi­vidu­elle­ment. Je suis donc resté cinq ans : au début, c’était au min­istère des Affaires étrangères, puis ensuite à l’Intérieur et enfin à Matignon.

“C’était au moment de la crise irakienne
et ce n’était pas le moment de réfléchir individuellement.”

À Matignon, je ne m’occupais plus telle­ment des dis­cours. Je suiv­ais deux dossiers : les affaires économiques inter­na­tionales et les affaires cul­turelles inter­na­tionales. C’était intéres­sant car c’était les gross­es négo­ci­a­tions mul­ti­latérales au moment du cycle de Doha que nous avions la mis­sion de faire échouer. Et on a réus­si. Je pense que c’était une bonne chose, même si cer­tains ne sont pas d’accord. Dis­ons qu’on a eu l’impression, au moins tem­po­raire­ment, de sauver l’agriculture française et de faire échouer un grand accord de com­merce libéral mondial.

Après ça, j’ai été con­seiller cul­turel en Espagne. Car ma femme, qui est his­paniste spé­cial­iste du siè­cle d’or, a eu besoin de tra­vailler à Madrid, et, con­traire­ment à beau­coup de cou­ples, c’est moi qui ai suivi ma femme. Je pen­sais pren­dre une année de tran­si­tion, pour jouer aux échecs le matin et écrire des films l’après-midi. Et il se trou­ve que le poste de con­seiller cul­turel s’est retrou­vé vacant au dernier moment, donc le Quai d’Orsay m’a appelé. Je pen­sais le faire pen­dant un an mais, là encore, je suis resté plus longtemps car c’était vrai­ment pas­sion­nant. Il y a 43 lycées français en Espagne, le con­seiller cul­turel a un rôle de recteur et gère aus­si d’autres domaines. J’ai fait ça pen­dant qua­tre ans.

Et après, je suis allé défendre la cul­ture française dans le pays où c’est un défi, les États-Unis. J’ai vécu cinq ans à New York où j’ai fondé une librairie française, Alber­tine – en hom­mage à Proust –, qui appar­tient à l’État, qui marche très bien et qui organ­ise beau­coup d’événements. À ne pas man­quer quand on va à New York. Après je suis ren­tré à Paris et j’ai com­mencé à faire des films.

AV : Avais-tu le projet de faire Le Chant du loup depuis longtemps ?

Antonin Baudry : J’avais un pro­jet en tête qui était une comédie qui se pas­sait au Moyen Âge, que j’étais en train d’écrire avec Jamel Deb­bouze et ça a don­né… Le Chant du loup !

Ce qui s’est passé entre les deux, c’est que je suis entré dans un sous-marin. Un com­man­dant de sous-marin, qui avait adoré ma BD [Quai d’Orsay] et qui voulait que je la lui signe, m’a invité à plonger pen­dant trois jours depuis Brest, sur le SNLE Le Ter­ri­ble.

Antonin Baudry sur le tournage du Chant du Loup
Antonin Baudry sur le tour­nage du Chant du loup

RR : Ça été le coup de foudre pour Le Terrible ?

Antonin Baudry : Lors des pre­mières heures que j’ai passées sous l’eau, le rap­port au son m’a com­plète­ment saisi – car ils avaient allumé les haut-par­leurs des sonars – et c’était mag­nifique. Dans cette ambiance très sonore du sous-marin, j’ai tout de suite eu un film en tête. Et comme j’ai l’esprit très mal tourné, dès que je vois un sys­tème et qu’on m’explique qu’il marche par­faite­ment, je cherche la faille. J’ai donc passé trois jours sous l’eau à chercher une faille. C’est ce que j’ai racon­té dans le film.

Et j’ai aimé les gens qui étaient dedans. C’est un des rares endroits du monde où les rap­ports entre les gens ne sont pas du tout régis par les valeurs marchan­des et par le com­merce. C’est le monde non cap­i­tal­iste sous l’eau. Et tout ce qui peut sépar­er les gens comme la poli­tique, la reli­gion, les orig­ines, ça n’existe absol­u­ment pas, car ce qui compte à bord, c’est le courage, l’entraide, etc. C’est très beau à voir.

“Dès que je vois un système
et qu’on m’explique qu’il marche parfaitement,
je cherche la faille”

Comme je n’ai pas de mémoire, j’avais un petit car­net rouge et je notais tout ce que les hommes me dis­aient. Mais il y a eu toute une délibéra­tion pour savoir s’ils pou­vaient me laiss­er pren­dre des notes. Je leur ai dit : « Les gars, si vous ne me lais­sez pas not­er, ce n’est même pas la peine de me par­ler car demain matin, je n’aurai aucun sou­venir de ce que vous m’avez dit. » 

Après mûre réflex­ion, ils m’ont lais­sé tout not­er, et non seule­ment tout not­er, mais aus­si tout voir. On a passé un accord : si jamais j’en fai­sais quelque chose un jour, je leur per­me­t­trais d’enlever tout ce qui pour­rait porter atteinte à la sécu­rité des sys­tèmes ou des per­son­nes. À par­tir de ce moment-là, il y a eu un rap­port de con­fi­ance absolu. À la fin, je leur ai demandé s’ils voulaient voir ce que j’avais noté, ils m’ont répon­du qu’ils me fai­saient con­fi­ance. J’ai trou­vé que c’était un geste de grande classe. 

J’ai beau­coup de copains qui font des films aux États-Unis. Michael Mann m’a dit que si j’avais fait mon film là-bas, la Marine m’aurait causé beau­coup de prob­lèmes : ils auraient voulu tout savoir, con­naître le scé­nario, l’influencer. Ce que j’ai con­staté en France, c’est qu’il y a un vrai respect de la cul­ture et de l’auteur.

J’ai été fier de pou­voir faire ce film en France alors que tout le monde me dis­ait que les films d’action, c’était la chas­se gardée d’Hollywood. Nous n’avons pas la même con­cep­tion du monde que les Améri­cains et on ne peut pas se faire con­fis­quer les images. J’aime beau­coup les États-Unis, j’ai vécu cinq ans là-bas, mes meilleurs amis sont améri­cains, mais je déteste l’idée d’une France dom­inée, sous hégé­monie cul­turelle. C’est viscéral.

AV : Comment s’est passé le casting ?

Antonin Baudry : À part pour François [Civ­il] – l’oreille d’or dans le film – pour qui j’ai audi­tion­né trente jeunes, j’ai fait lire le scé­nario aux autres sans leur dire quel rôle je voulais leur don­ner. Très sou­vent, les acteurs ne lisent que leur part dans un scé­nario pour éval­uer l’intérêt de leur rôle. Et moi je voulais qu’ils adhèrent au pro­jet, à l’idée du film. Comme ils ont aimé le film en lui-même, ils sont par­tis dans l’aventure.

Ça leur a per­mis de ne pas être dans une démarche trop indi­vidu­elle. Il peut arriv­er qu’il y ait des acteurs en rival­ité les uns par rap­port aux autres. Mais ce n’était pas le cas, ils se com­por­taient vrai­ment comme une équipe et ça a été un fac­teur de réus­site. Ils ont été comme des grands frères vis-à-vis de François, alors que c’était beau­coup de pres­sion pour lui d’être entouré de trois stars (Math­ieu Kasso­vitz, Omar Sy et Reda Kateb).

AV : Les scènes à l’intérieur des sous-marins ont-elles été tournées en studio ?

Antonin Baudry : Ça dépend des scènes. J’ai refait les salles de com­mande des SNA et SNLE en stu­dio, et toutes les autres scènes, je les ai tournées dans un vrai sous-marin : la scène où ils déchiffrent les codes, la scène du sas d’évacuation, la scène de la salle des tor­pilles avec le départ de feu. Ça a don­né lieu à des négo­ci­a­tions un peu com­pliquées car inon­der d’eau un sous-marin, ce n’est pas sim­ple à faire ! Mais une fois que la con­fi­ance est établie avec l’équipage, les sous-mariniers trou­vent tou­jours une solu­tion, c’est quelque chose que j’adore chez ces types-là !

Pour les scènes en stu­dio, j’ai demandé à mes équipes de repro­duire les salles de com­mande à l’échelle 1. Dans les autres films de sous-marins comme À la pour­suite d’Octobre rouge, les salles de com­mande sont agrandies pour plus de con­fort, de facil­ité à faire cer­tains plans, etc. Mais je trou­vais que ça son­nait faux : dans Octo­bre rouge, on peut avoir l’impression par moments que le sous-marin est immense.

“ En France, il y a un vrai respect
de la culture et de l’auteur”

Nous avons tout fait à l’échelle et j’ai eu la chance d’avoir un chef déco­ra­teur génial qui a trou­vé plein d’astuces : tous les murs étaient amovi­bles, on a mis des rails partout pour per­me­t­tre les mou­ve­ments de la caméra dans tous les sens. Mais je me suis fixé comme règle que l’objectif de la caméra soit tou­jours dans l’espace de jeu, pour que le spec­ta­teur soit tou­jours dans le sous-marin. Ça a per­mis de créer pour les acteurs un sen­ti­ment d’être les uns sur les autres, comme dans un vrai sous-marin. Si bien que lorsque de vrais sous-mariniers venaient sur le plateau et qu’ils s’envoyaient des self­ies (ce qui n’est pas autorisé dans un vrai sous-marin), leurs cama­rades réagis­saient en dis­ant : « Mais tu es malade, c’est inter­dit ! » Car ils croy­aient qu’ils étaient vrai­ment dans Le Rubis.

Quand l’amiral en charge de la flotte des sous-marins, le véri­ta­ble Alfost (qui est joué par Kasso­vitz) est venu, il arrive sans dire un mot, me regarde, puis dit : « C’est le bor­del, ce sous-marin ! » Je lui ai répon­du : « Mais ami­ral, vous n’êtes pas en inspec­tion. Quand vous êtes en inspec­tion, ils le rangent avant que vous n’arriviez. Là, il est comme il est réelle­ment. – Ah, oui, peut-être… », et il est reparti.

Et pour les scènes extérieures, on a tourné avec les vrais sous-marins également.

Le Chant du Loup, film d'Antonin Baudry
Scène du Chant du loup, film d’An­tonin Baudry

AV : Deux prises ont suffi pour tourner la sortie d’urgence du sous-marin ?

Antonin Baudry : La sor­tie d’urgence du sous-marin, j’en suis vrai­ment fier ! C’est la seule fois dans l’histoire du ciné­ma qu’il y a une vraie sor­tie d’urgence. Habituelle­ment, les sous-marins font sur­face à l’horizontale, et très lente­ment. Mais un sous-marin qui sur­git comme ça de l’eau, c’est très dur à avoir. Les plans vus ailleurs, c’est du numérique, alors que nous, c’est une vraie prise. 

C’est très com­pliqué car en mer, tu n’as aucun repère, tu ne sais pas où le sous-marin va sor­tir. On avait cal­culé la vitesse moyenne, on savait à quelle pro­fondeur il allait plonger, à peu près à quelle vitesse il allait essay­er de remon­ter. Ça n’a pas marché la pre­mière fois, mais la sec­onde a été la bonne. Ça a été un mélange de cal­cul et de prière, il n’y a que ça qui marche !

Mais ce n’est pas le plus dur quand on tourne un film : le plus intéres­sant et le plus dur, c’est la direc­tion d’acteurs.

AV : Comment ça se passe ?

Antonin Baudry : Ce qui est pas­sion­nant, c’est que tu crées un monde avec des per­son­nages, de la musique, des cos­tumes, des couleurs, des images, un cadre, des décors, des lumières, des sons… Tu tra­vailles ça avec les acteurs, mais ils ont besoin de toi. Il y en a avec qui il faut pass­er par ce qu’ils ressen­tent, il y en a qui détes­tent ça. Et ça se tra­vaille scène par scène, c’est un énorme tra­vail sur le plateau. Au début, tu es obligé de pré­par­er énor­mé­ment, pour faire en sorte que ta sym­phonie aille quelque part. Mais à un moment, il y a telle­ment de paramètres, de déci­sions à pren­dre tout le temps, que tu fais tout à l’intuition.

Ce qui est dif­fi­cile, c’est ne pas être mangé par les détails car il faut que tout soit rac­cord. Si tu dis­pos­es d’une heure pour tourn­er une scène, tu vas pren­dre 45 min­utes pour véri­fi­er les aspects tech­niques, il reste 15 min­utes pour tourn­er la scène et tu as juste le temps de faire quelques pris­es. Le moment où tu peux faire quelque chose, il ne faut pas le rater. Ça doit être un moment d’énergie et de joie max­i­mum, car si tu rates ce moment-là, tu vas avoir un film réus­si tech­nique­ment, mais où il n’y aura pas d’incarnation.

RR : Je te suis reconnaissant, en tant que concepteur de réacteurs nucléaires, de ne pas avoir mis en scène de fusion du cœur nucléaire !

Antonin Baudry : C’est vrai que j’ai essayé de ne pas repren­dre tous les plans habituels des films de sous-marins comme le périscope qu’on monte, qu’on baisse, et la fusion du cœur nucléaire.

AV : Avoir fait Polytechnique, ça t’a aidé pour faire ce film ?

Antonin Baudry : Oui, car le lan­gage sci­en­tifique, c’est quelque chose qui m’a tou­jours aidé dans ma vie quelles que soient les sit­u­a­tions. Dans le film, il fal­lait que je com­prenne ce que fai­saient les gens. Sans être spé­cial­iste, j’étais en mesure de com­pren­dre. Surtout qu’il a fal­lu que je recrée tout le sys­tème d’écrans, car je ne pou­vais pas pren­dre le sys­tème exis­tant et parce que je ne voulais pas faire de pub­lic­ité pour quelque entre­prise que ce soit.

Thales dit à tort qu’on voit leurs sonars, mais ce n’est pas vrai : nous avons recréé tous les écrans avec une entre­prise anglaise. Et puis, pour expli­quer aux acteurs ce qu’ils étaient en train de faire, c’était mieux pour moi de l’avoir com­pris. Et l’esprit sous-marinier est quand même assez scientifique.

RR : Ce n’est pas vraiment une happy end en tout cas.

Antonin Baudry : C’est ce que m’ont dit mes pro­duc­teurs : ils meurent tous, un sous-marin coule, le héros est-il obligé de devenir sourd à la fin ? Mais quand tu vis une telle aven­ture, que tu évites une guerre nucléaire, est-ce qu’ensuite tu vas cueil­lir des champignons comme si de rien n’était ? Tu ne peux pas sor­tir indemne d’une aven­ture comme ça, je ne pou­vais pas imag­in­er ça.


Pour en savoir plus…

A lire aus­si : Antonin Baudry (94), La brièveté de l’existence, La Jaune et la Rouge n° 704, Avril 2015.

2 Commentaires

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Claude LECOMTErépondre
14 mai 2019 à 13 h 03 min

Un grand mer­ci à Antonin Baudry pour m’avoir fait ressen­tir de telles émo­tions et de nos­tal­gie de mon pas­sage dans la Royale

Le chant du louprépondre
21 mai 2019 à 21 h 00 min

[…] Le prob­lème, c’est que si cette « oreille d’or » hésite ou se trompe, les con­séquences peu­vent être désas­treuses. Si vous voulez en savoir plus, allez voir le film, ou mieux, lisez l’interview d’Antonin dans la Jaune et la Rouge. […]

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