Jean TIROLE (73), un théoricien au contact du monde

Dossier : TrajectoiresMagazine N°705 Mai 2015
Par Jacques CRÉMER (68)

Jean Tirole est né à Troyes, où son père était médecin et sa mère pro­fesseur de let­tres, et y a passé son enfance. Il a fait ses class­es pré­para­toires à Nan­cy puis a inté­gré l’École poly­tech­nique (pro­mo­tion 1973).

Après l’X, il a choisi le corps des Ponts et Chaussées et, en même temps que ses études à l’ENPC, obtient un doc­tor­at de troisième cycle en math­é­ma­tiques à l’université Paris IX-Dauphine. En 1978, il part au MIT où il obtient le doc­tor­at en 1981.

“ Le comité Nobel a décerné le prix à Tirole pour son analyse du pouvoir de marché et de la régulation ”

Il est du reste le pre­mier doc­tor­ant d’Eric Maskin, qui n’a que trois ans de plus que lui, et qui obtien­dra le prix Nobel en 2007. Il revient des États-Unis et passe trois ans au CERAS, le cen­tre de recherche en économie de l’ENPC. En 1984 il retra­verse l’Atlantique pour devenir pro­fesseur d’économie au MIT.

En 1991, il vient à Toulouse dans ce qui devien­dra, une quin­zaine d’années plus tard, la « Toulouse School of Economics ».

Il serait fas­ti­dieux de faire la liste même d’une petite par­tie des hon­neurs qui lui ont été attribués, mais les lecteurs de La Jaune et la Rouge seront intéressés de savoir qu’il fut, de 1994 à 1996, pro­fesseur d’économie à l’X. Par ailleurs, il reçut la médaille d’or du CNRS en 2007.

Pouvoir de marché

Le comité Nobel a décerné le prix à Tirole « pour son analyse du pou­voir de marché et de la régu­la­tion ». Pour un écon­o­miste, le pou­voir de marché désigne la capac­ité qu’ont cer­taines entre­pris­es d’influencer le fonc­tion­nement des marchés dans lesquels elles inter­vi­en­nent : un agricul­teur prend comme don­né le prix des tomates et la façon dont les fil­ières sont organ­isées – il n’a pas de pou­voir de marché ; une chaîne de super­marchés a plus de lib­ertés dans le choix des prix et dis­pose de plus d’instruments d’intervention – elle pos­sède du pou­voir de marché.

La régu­la­tion désigne l’ensemble des instru­ments à la dis­po­si­tion de la puis­sance publique pour influ­encer le fonc­tion­nement des marchés. Les con­tri­bu­tions de Tirole à ces sujets peu­vent com­mod­é­ment être classées en trois groupes.

L’organisation industrielle

Le pre­mier ensem­ble de con­tri­bu­tions de Tirole à la théorie de l’organisation indus­trielle trou­ve son orig­ine dans sa capac­ité à y intro­duire de nou­veaux élé­ments d’analyse.

Jusqu’au début des années 1980, l’organisation indus­trielle avait cher­ché à dévelop­per des lois générales de la con­cur­rence que l’on pour­rait appli­quer à tra­vers les dif­férentes indus­tries. Tirole se ren­dit compte que la théorie des jeux, dont l’influence com­mençait à se faire sen­tir dans de nom­breux domaines de l’économie, pou­vait fournir un lan­gage unifié pour étudi­er les straté­gies des entre­pris­es de façon plus fine.

Par exem­ple, en col­lab­o­ra­tion avec Drew Fuden­berg, qui était doc­tor­ant au MIT en même temps que lui, il explo­ra la façon dont les entre­pris­es se ser­vent de leurs investisse­ments pour influ­encer ou même dis­suad­er l’entrée de compétiteurs.

Ses arti­cles sur ces ques­tions ont une impor­tance majeure, mais sa con­tri­bu­tion prin­ci­pale sur le sujet est son livre pub­lié en 1988 par MIT Press, The The­o­ry of Indus­tri­al Orga­ni­za­tion1.

Avec une matu­rité extra­or­di­naire pour quelqu’un qui avait obtenu son doc­tor­at seule­ment sept années aupar­a­vant, Tirole mon­tra com­ment une présen­ta­tion dans les ter­mes de la théorie des jeux per­me­t­tait d’unifier toute cette branche de l’économie. Il for­mal­isa ain­si le pro­gramme de recherche de toute une généra­tion d’économistes.

En ouvrant le livre, on est frap­pé par la sim­plic­ité et l’élégance de la présen­ta­tion. En lisant plus avant, on est émer­veil­lé de la pro­fondeur de l’intuition économique.

Contrats et régulation

Alors qu’il était encore en train de tra­vailler sur The The­o­ry of Indus­tri­al Orga­ni­za­tion,Tirole s’attaqua, en col­lab­o­ra­tion avec Jean-Jacques Laf­font qui était pro­fesseur à Toulouse, au deux­ième groupe de con­tri­bu­tions qui lui val­urent le prix Nobel.

“ Un contributeur majeur dans le développement de la théorie des marchés bifaces ”

Com­mençant avec leur arti­cle de 1986 dans le Jour­nal of Polit­i­cal Econ­o­my, “Using Cost Obser­va­tion to Reg­u­late Firms”, en pas­sant par leur livre de 1993, encore au MIT Press, A The­o­ry of Incen­tives in Pro­cure­ment and Reg­u­la­tion, Laf­font et Tirole s’attachèrent à mon­tr­er com­ment la théorie nais­sante des con­trats pou­vait servir de guide à la pra­tique des régulateurs.

Ils allèrent beau­coup plus loin que la lit­téra­ture, qui avait iden­ti­fié le com­pro­mis fon­da­men­tal entre effi­cac­ité et rentes infor­ma­tion­nelles aban­don­nées aux entre­pris­es régulées, en analysant la régu­la­tion des entre­pris­es mul­ti­pro­duits, la régu­la­tion de la quan­tité, la dynamique des con­trats et même les inci­ta­tions des régulateurs.

Ils mon­trèrent com­ment cette approche pou­vait s’appliquer à des secteurs spé­ci­fiques, en par­ti­c­uli­er le secteur des télé­com­mu­ni­ca­tions. Ce tra­vail boulever­sa la façon dont les écon­o­mistes pensent la régulation.

Le paradigme du marché biface

Enfin, au début des années 2000, Tirole fut, avec Jean-Charles Rochet, alors à Toulouse, le con­tribu­teur majeur dans le développe­ment de la théorie des marchés bifaces. Ce tra­vail fut influ­encé par les con­trats que les écon­o­mistes de Toulouse avaient signés, à tra­vers l’IDEI (Insti­tut d’économie indus­trielle) avec Microsoft et surtout Visa.

UN ÉCONOMISTE MATHÉMATICIEN ?

Le positionnement de Jean Tirole comme économiste a fait l’objet d’un certain nombre d’interrogations dans les médias et la presse française.
Intellectuellement, il a parfois été présenté comme un économiste mathématicien dans la tradition des ingénieurs économistes français. Il n’y a rien en soi de dégradant dans cette désignation, mais elle reflète mal ses travaux.
Tout d’abord, il s’agit véritablement de travaux d’économie ; si le langage de présentation est mathématique, il s’agit dans la grande majorité des cas de mathématiques assez élémentaires, de niveau maths sup.
D’autre part, le terme « ingénieur » semble indiquer qu’il s’agit d’applications d’avancées scientifiques déjà bien comprises. Or Jean Tirole, comme du reste les grands ingénieurs économistes français du XIXe siècle, a contribué à l’avancée de la science économique elle-même.

Tirole et Rochet explorèrent les con­séquences cru­ciales de l’aspect biface du marché des cartes de paiement : les marchands ne veu­lent les accepter que si les con­som­ma­teurs les utilisent, et les con­som­ma­teurs les désirent dans leur porte­feuille unique­ment si les com­merçants les acceptent.

S’ensuit une analyse sub­tile des con­séquences pour les straté­gies des entre­pris­es : pour éval­uer l’opportunité d’une baisse de prix pour les con­som­ma­teurs, elles doivent tenir compte non seule­ment du fait que celle-ci leur per­me­t­tra d’attirer plus de con­som­ma­teurs, mais aus­si du fait que cette aug­men­ta­tion du nom­bre de con­som­ma­teurs attir­era plus de commerçants.

Le par­a­digme du marché biface a pro­fondé­ment changé notre com­préhen­sion de nom­bre de marchés : médias, plate­formes élec­tron­iques, cen­tres com­mer­ci­aux, sys­tèmes d’exploitation, etc.

Il aide les entre­pris­es à définir leurs straté­gies et les régu­la­teurs à mieux réguler ces marchés. C’est ain­si que Joaquin Almu­nia, qui était jusqu’à l’année dernière Com­mis­saire européen à la con­cur­rence, a pu déclar­er : « Nous devons telle­ment à Jean Tirole. »

Finance, psychologie et autres contribution

Les travaux pour lesquels le comité Nobel a récom­pen­sé Jean Tirole auraient ample­ment suf­fi à rem­plir une car­rière de chercheur, mais ses con­tri­bu­tions s’étendent dans beau­coup, beau­coup d’autres domaines de l’économie.

“ Une des figures du mouvement de l’économie dite orthodoxe ”

Il a intro­duit des idées fon­da­men­tales en théorie des con­trats, en finance où son livre The The­o­ry of Cor­po­rate Finance fait autorité, sur la régu­la­tion ban­caire, sur les brevets et l’innovation, etc.

De plus, Jean Tirole a des intérêts inter­dis­ci­plinaires très larges. Il a fait de très impor­tantes con­tri­bu­tions, en col­lab­o­ra­tion avec Roland Bén­abou (77), pro­fesseur à Prince­ton, sur les liens entre la psy­cholo­gie et l’économie. Cela lui a per­mis, par exem­ple, des analy­ses très sophis­tiquées des liens entre inci­ta­tions moné­taires et inci­ta­tions non monétaires.

Au cours des quinze à vingt dernières années, les liens avec les autres sci­ences sociales ont pris de plus en plus d’importance dans l’économie dite « ortho­doxe », et Tirole est une des fig­ures majeures de ce mouvement.

Au cœur du débat public

Une publication de Jean TIROLE Jean Tirole a aus­si con­tribué au débat pub­lic, en par­ti­c­uli­er en tant que mem­bre du Con­seil d’analyse économique depuis 1999, pour lequel il a écrit, en col­lab­o­ra­tion avec Olivi­er Blan­chard, son fameux rap­port sur le marché du travail.

“ S’il est partisan du libéralisme, c’est dans le sens de la responsabilisation, pas du laisser-faire ”

Cela a amené cer­tains à se pos­er la ques­tion de son « libéral­isme ». Sur cet axe, de nom­breux médias l’ont, à juste titre, défi­ni comme « inclassable ».

Libéral, il l’est par sa méfi­ance de l’intervention publique, dont ses théories met­tent en exer­gue le manque d’information et la cap­ture poten­tielle par les groupes d’intérêt.

Inter­ven­tion­niste, il l’est égale­ment par l’importance qu’il accorde à la néces­sité d’un État fort, et ses travaux, récom­pen­sés par le comité Nobel, qui por­tent entre autres sur le droit de la con­cur­rence, la régu­la­tion sec­to­rielle, la régu­la­tion envi­ron­nemen­tale et la régu­la­tion financière.

S’il est par­ti­san du libéral­isme, c’est dans le sens de la respon­s­abil­i­sa­tion, pas du laiss­er-faire. Finale­ment, Jean Tirole a été une des fig­ures majeures de l’effort col­lec­tif qui a amené ce qui était au début un petit groupe d’économistes à Toulouse à créer un des meilleurs départe­ments d’économie au monde. Il y a con­tribué non seule­ment par son pres­tige sci­en­tifique mais aus­si par ses qual­ités entrepreneuriales.

Cette saga, à laque­lle de nom­breux poly­tech­ni­ciens ont con­tribué, est pleine d’enseignements pour la réno­va­tion du sys­tème d’enseignement supérieur et de recherche en France, mais c’est une his­toire qui trou­vera sa place ailleurs.

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1. La tra­duc­tion française est parue en 1993 aux édi­tions Eco­nom­i­ca (Paris) sous le titre Théorie de l’organisation industrielle.

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