Portrait d'Isabelle Mordant-Durvye

Isabelle Mordant-Durvye (X92) Une existence de mozartienne

Dossier : TrajectoiresMagazine N°793 Mars 2024
Par Pierre LASZLO

Par­fois connue pour son livre Mys­tère de la fra­gi­li­té, Isa­belle Mor­dant est une poly­tech­ni­cienne et ingé­nieur civil des Ponts éprise de musique, une facette de sa per­son­na­li­té qu’elle est heu­reuse de nous faire découvrir.

Ces éti­quettes qu’on vous colle ! L’hon­nête homme n’existe plus. Il n’y en a que pour le spé­cia­liste, l’expert. Une habi­tude, sans doute impor­tée d’outre-Atlantique ; et du jour­na­lisme. Nous y per­dons une impor­tante spé­ci­fi­ci­té natio­nale, elle fut tout un temps un axe de notre sys­tème édu­ca­tif et culturel.

Je fais preuve ici d’égocentrisme : je suis connu et recon­nu en tant que chi­miste. Outre le cher­cheur, n’y eut-il pas aus­si l’enseignant ? Quid de mon acti­vi­té, pour­tant sérieuse et enga­gée, d’historien des sciences ? Quid de mes essais lit­té­raires, recon­nus néan­moins par Johns Hop­kins lorsque cette uni­ver­si­té me confia un ensei­gne­ment de littérature ?

Après ce cri du cœur, si je choi­sis de don­ner la parole ici à Isa­belle Mor­dant, sur les opé­ras de Mozart, c’est avec le même sou­ci de com­plé­tude, ne res­treindre qui­conque à une facette – com­bien même cou­ra­geuse et exemplaire !

Issue d’une famille éprise de haute culture, et y contri­buant, elle épou­sa en octobre 1997 Paul, son cama­rade de pro­mo­tion, corp­sard des Mines (elle se don­na les Ponts). Ces deux spor­tifs se ren­con­trèrent à la pis­cine de l’École. Ils eurent deux fils, qu’on peut qua­li­fier de sur­doués : l’aîné, Tho­mas, nor­ma­lien Ulm à 17 ans mal­gré une impor­tante infir­mi­té, et à pré­sent doc­teur en mathé­ma­tiques, dont elle rela­ta le par­cours dans son ouvrage cité plus haut ; et Pierre, X18, leur « cadeau du bon Dieu ».

Cosi fan tutte

Comme dans nombre d’autres por­traits de cette série, son amour de la musique me fit la choi­sir. Quelle musique ? Les opé­ras de Mozart, sur­tout. Cette pas­sion lui fut incul­quée toute jeune : « C’est un de mes plus anciens sou­ve­nirs, mais il est très vif dans mon esprit. Je n’ai pas plus de trois ans. Ma mère écoute, sur le “tourne-disque” plus haut que moi, l’opéra Cosi fan tutte, plus pré­ci­sé­ment le trio Soave sia il ven­to, dans lequel deux jeunes filles pleurent le départ de leurs fian­cés, accom­pa­gnées d’un vieil ami. Je lui demande ce que c’est, elle me répond : “Écoute les dames, elles sont tristes, elles pleurent.” Je me rap­pelle très pré­ci­sé­ment la pen­sée qui a tra­ver­sé ma tête de tout petit enfant : Il y a donc un pays où, quand on pleure, ça fait ce son-là. » 

Cosi pensa ella

« C’est ma pre­mière vraie réflexion sur la musique et, qua­rante-sept ans plus tard, elle cor­res­pond encore à ce qu’est la musique pour moi. Un pays, étran­ger mais acces­sible à tous (nul besoin de quit­ter sa chambre pour le visi­ter, nul besoin d’une for­ma­tion pour res­sen­tir et appré­cier ce qu’il nous offre). Un pays où le cha­grin devient beau­té. Un pays où l’on peut s’évader des dif­fi­cul­tés quo­ti­diennes, mais où l’on retrouve, trans­cen­dés, ses sen­ti­ments les plus intimes, expri­més dans un lan­gage uni­ver­sel par un com­po­si­teur incon­nu, loin­tain, le plus sou­vent dis­pa­ru, qui pour­tant nous rejoint au plus pro­fond de nous-mêmes. Pour moi, et depuis ce jour, la musique, c’est bien plus qu’un art, qu’un loi­sir, qu’un diver­tis­se­ment. C’est une nécessité. »

“Un pays où l’on peut s’évader des difficultés quotidiennes, mais où l’on retrouve, transcendés, ses sentiments les plus intimes.”

Les voix sur scène

Son ins­tru­ment pré­fé­ré ? La voix humaine : « Aucun inter­mé­diaire entre l’être humain qui inter­prète la musique et celui qui l’écoute… » Ses chan­teurs et chan­teuses favo­ris ? Maria Cal­las, « pour son enga­ge­ment abso­lu et ses inter­pré­ta­tions géniales ». Anna Netreb­ko dans sa matu­ri­té. Peter Mat­tei, « pour l’évidence de son chant et sa pré­sence en scène ». 

Le concert le plus mémo­rable auquel elle assis­ta ? « L’Enlèvement au sérail à l’Opéra de Paris, mis en scène par Gior­gio Streh­ler, en 1984. Des places au fond d’une loge, il fal­lait res­ter debout pour voir la scène, ça en valait la peine et, du haut de mes dix ans, je n’ai pas sen­ti un ins­tant de fatigue. Une mise en scène en ombres chi­noises (il me semble), très jolie. Kath­leen Bat­tle en Blonde – la seule fois où elle a dai­gné chan­ter à Paris, je crois. La musique de Mozart, sublime évi­dem­ment. J’entends et je revois encore l’ouverture et l’entrée de Bel­monte. Et, pour moi, une “pre­mière fois”, sur­tout. J’étais fas­ci­née. Jamais le disque ou la vidéo ne me pro­cu­re­ront cette émo­tion que j’éprouve à entendre la musique jouée dans une salle. »

La vie de l’âme

Et son œuvre pré­fé­rée ? « Les Noces de Figa­ro, œuvre dans laquelle j’admire – je découvre même – à chaque écoute et sans jamais m’en las­ser, toute la com­plexi­té des sen­ti­ments humains si sub­ti­le­ment mis en musique par Mozart, et sans aucun juge­ment… Une œuvre où le rire et les larmes se mêlent sou­vent – comme dans la vraie vie. »


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