Interpréter ou jouer, tout simplement ?

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°745 Mai 2019
Par Jean SALMONA (56)

Avec elle, je suis tran­quille : elle n’interprétera pas.

Mau­rice Rav­el, à pro­pos de Mar­guerite Long à qui il avait con­fié la créa­tion du Con­cer­to en sol.

Ham­let – par Pierre Dupont, d’après Shake­speare. Ce genre d’affichage – sur­réal­iste – est désor­mais la norme au théâtre, où le met­teur en scène prime sur l’auteur avec une pré­ten­tion sou­vent inverse­ment pro­por­tion­nelle à son tal­ent. Mutatis mutan­dis, la com­mu­ni­ca­tion sur un con­cert ou un disque invite d’abord le pub­lic à écouter un musi­cien sur­mé­di­atisé avant de l’informer sur ce qu’il joue. Il s’ensuit une com­péti­tion qui con­duit un soliste à rechercher l’originalité à tout prix qui puisse le dis­tinguer de ses col­lègues-con­cur­rents. Est-ce raisonnable et l’amateur éclairé ne devrait-il pas, avant de s’intéresser à l’interprétation, priv­ilégi­er la fidél­ité à l’œuvre et aux inten­tions du com­pos­i­teur, à l’instar de grands musi­ciens hon­nêtes et rigoureux comme Perl­man, Per­ahia, Richter ?

Tchaïkovski, l’œuvre pour piano seul

Saviez-vous que Tchaïkovs­ki, orches­tra­teur hors pair, était aus­si l’auteur d’une œuvre volu­mineuse pour piano seul ? Valenti­na Lisit­sa vient d’en enreg­istr­er l’intégrale. On y dis­tingue trois types de pièces : des pièces cour­tes, dont des minia­tures, mélodiques, qui rap­pel­lent Mendelssohn et aus­si Schu­mann, les unes isolées, les autres con­sti­tu­ant des ensem­bles comme Six morceaux sur un seul thème, Vingt-qua­tre pièces faciles à la Schu­mann, Les Saisons, Cinquante chants pop­u­laires russ­es ; des pièces plus ambitieuses dont deux Sonates ; enfin des arrange­ments pour piano d’œuvres orches­trales comme Pot­pour­ri sur des thèmes de l’Opéra Le Voïévode, Ouver­ture 1812 et la tran­scrip­tion inté­grale du bal­let Casse-Noisette. Si l’on excepte les Sonates, académiques et qui con­stituent de véri­ta­bles con­cer­tos sans orchestre, bril­lants, avec de belles recherch­es har­moniques (l’Andante de la Grande Sonate), ce qui car­ac­térise l’ensemble de ces pièces (près de 200 plages), c’est qu’elles sont toutes conçues non pour éton­ner l’auditeur mais pour lui pro­cur­er avant tout un bon­heur d’écoute au pre­mier degré. Et c’est ain­si que les joue Valenti­na Lisit­sa, grande vir­tu­ose qui ne cherche pas à nous épa­ter par une orig­i­nal­ité d’interprétation qui n’aurait de toute façon pas sa place ici mais se con­tente d’être l’artisan chaleureux de notre plaisir. Une découverte.

10 CD DECCA

Guitares

Écoutez un air de gui­tare, n’importe lequel : vous aurez le sen­ti­ment que l’interprète s’adresse à vous seul, en con­fi­dence. Cet effet qua­si mag­ique est à porter au crédit du tim­bre, de la tex­ture de cet instru­ment, qui abolit toute dis­tance avec l’auditeur et lui chu­chote, en quelque sorte, à l’oreille. Ceci est vrai d’Andrès Segovia comme de Djan­go Rein­hardt. Et vous pou­vez le con­stater aus­si en écoutant Pierre Lelièvre, mer­veilleux gui­tariste français dans la lignée de Segovia, dont un disque récent présente, sous le nom D’un con­ti­nent, l’autre, des pièces du Mex­i­cain Manuel Ponce, du Brésilien Heitor Vil­la-Lobos et de l’Italien Mario Castel­n­uo­vo-Tedesco. Une musique de plaisir pur d’où n’est pas exclue la recherche har­monique, tout par­ti­c­ulière­ment dans le très beau et sub­til Thème var­ié et finale de Manuel Ponce.

1 CD AD VITAM

Cette prox­im­ité de la gui­tare, qui génère imman­quable­ment à notre insu on ne sait quelle nos­tal­gie, on la retrou­ve chez l’excellent jazzman Bill Frisell qui a enreg­istré « live » au Vil­lage Van­guard en 2016 une dizaine de thèmes avec le bassiste Thomas Mor­gan. On retien­dra tout par­ti­c­ulière­ment deux thèmes de Thelo­nious Monk, Pan­non­i­ca et Epistro­phy (qui donne son titre à l’album), et l’extraordinaire et ten­dre Lush Life de Bil­ly Stray­horn, le tout joué avec une grande économie de moyens, dans un style presque con­fi­den­tiel et cepen­dant « avec le grand souci de tout dire » (Paul Éluard).

Lisit­sa, Lelièvre, Frisell : trois inter­prètes, trois arti­sans de la musique que l’on aimerait avoir pour amis.

1 CD ECM

Poster un commentaire