HyDeal : l’hydrogène vert, bien plus qu’une opportunité industrielle, un enjeu géopolitique

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°780 Décembre 2022
Par Thierry LEPERCQ

Ini­tia­tive inno­vante et à très fort impact, HyDeal a voca­tion à accé­lé­rer le déploie­ment de l’hydrogène vert au ser­vice de la sou­ve­rai­ne­té éner­gé­tique et indus­trielle euro­péenne. Thier­ry Lepercq, ini­tia­teur du pro­jet et pré­sident de HyDeal España, nous en dit plus.

Quel regard portez-vous sur le contexte énergétique actuel ? 

La crise éner­gé­tique que nous vivons trouve ses racines dans la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique. Si la guerre en Ukraine a bien évi­dem­ment eu un impact, il ne faut pas oublier que cette crise s’est décla­rée bien avant, du fait d’une insuf­fi­sance d’offre conco­mi­tante à un rebond de la demande. Les prix de gros du gaz en Europe avaient ain­si déjà été mul­ti­pliés par 7 avant le déclen­che­ment des hos­ti­li­tés. D’où vient la crise de l’offre éner­gé­tique ? Elle concerne en pre­mier lieu les com­bus­tibles fos­siles. Nous avons assis­té au cours de la der­nière décen­nie à une baisse mas­sive des inves­tis­se­ments mon­diaux dans l’amont pétro­lier et gazier, les­quels ont chu­té de moi­tié depuis le pic de 850 Md$ en 2014. Or, aucun rebond signi­fi­ca­tif n’est pré­vu dans les pro­chaines années, mal­gré la forte hausse des cours. Ce défaut his­to­rique d’investissement est une consé­quence indi­recte de la crise cli­ma­tique : sui­vant les conseils de l’Agence inter­na­tio­nale de l’énergie, les com­pa­gnies pétro­lières et les États pro­duc­teurs eux-mêmes restreignent le lan­ce­ment de nou­veaux pro­jets car ils savent que dans moins de dix ans ils seront confron­tés à une baisse struc­tu­relle de la demande d’énergies fos­siles. En paral­lèle, les inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels et banques sont de plus en plus réti­cents, par peur du phé­no­mène des actifs échoués. L’effet de la baisse des inves­tis­se­ments ne s’est pas fait sen­tir immé­dia­te­ment, mais le rebond de l’économie mon­diale post pan­dé­mie a mis en évi­dence un dés­équi­libre struc­tu­rel entre offre et demande. 

À cela s’ajoute un phé­no­mène spé­ci­fique à l’Europe : la baisse de la pro­duc­tion d’énergie sur notre ter­ri­toire. Le gaz néer­lan­dais, par exemple, qui était une source majeure, n’est pra­ti­que­ment plus exploi­té. La pro­duc­tion d’électricité nucléaire en France baisse régu­liè­re­ment depuis plu­sieurs années, du fait du vieillis­se­ment du parc et de l’absence de mise en ser­vice de nou­veaux réac­teurs : on estime que cette pro­duc­tion devrait être cette année 35 % infé­rieure à celle de 2015. Même la pro­duc­tion d’énergies renou­ve­lables est à la peine : les inves­tis­se­ments y ont bais­sé de 40 % entre 2011 et 2021 avec l’allongement des durées d’obtention des per­mis qui dépassent 6 ans dans le solaire et 10 ans dans l’éolien.

Quelle conclusion tirez-vous de cet état des lieux que vous venez d’établir pour nous ? 

Nous sommes face à une crise éner­gé­tique struc­tu­relle, qui va durer bien plus long­temps qu’un ou deux hivers. Nous avons deux voies pos­sibles : la pre­mière est une réduc­tion dras­tique de la consom­ma­tion avec son corol­laire de dés­in­dus­tria­li­sa­tion, de décrois­sance éco­no­mique et de baisse de niveau de vie. La seconde serait d’augmenter de toute d’urgence l’offre, en pri­vi­lé­giant les sources d’énergies qui soient à la fois rapi­de­ment déployables, pilo­tables, à l’échelle, com­pé­ti­tives… et décarbonées.

Dans ce contexte, quel rôle peut jouer l’hydrogène vert ?

Il peut jouer un rôle essen­tiel, car, de par sa nature, il peut répondre à l’ensemble de ces pro­blé­ma­tiques. C’est, d’ailleurs, un sujet que j’ai lar­ge­ment docu­men­té dans mon ouvrage « Hydro­gène, Le Nou­veau Pétrole ». La molé­cule d’hydrogène peut, en effet, se sub­sti­tuer au char­bon dans la pro­duc­tion d’acier ; au gaz natu­rel pour pro­duire de l’engrais, de l’électricité, de la cha­leur ; au pétrole die­sel pour la mobi­li­té… L’hydrogène a une véri­table capa­ci­té à rem­pla­cer le gaz et le pétrole dans tous leurs usages. 

Au-delà, l’hydrogène vert peut être pro­duit mas­si­ve­ment là où il y a d’importantes capa­ci­tés de pro­duc­tion d’énergies renou­ve­lables, solaire et éolien. En Europe, il s’agit essen­tiel­le­ment de la pénin­sule ibé­rique pour le solaire et de la Mer du Nord pour l’éolien. Plus au sud, on peut aus­si citer le Maroc, la Mau­ri­ta­nie ou encore l’Égypte où les res­sources solaires et éoliennes sont encore plus importantes.

En paral­lèle, les tech­no­lo­gies néces­saires pour pro­duire de l’hydrogène vert sont matures. Nous maî­tri­sons l’éolien et le solaire depuis déjà plu­sieurs années. Actuel­le­ment, le solaire pho­to­vol­taïque repré­sente, d’ailleurs, la source d’énergie la plus impor­tante dans le monde grâce aux nou­velles capa­ci­tés élec­triques ins­tal­lées en 2021, soit près de 200 giga­watts. En plus, il s’agit de la source de pro­duc­tion d’énergie qui a le coût le plus com­pé­ti­tif, notam­ment dans les zones géo­gra­phiques où la pro­duc­tion est impor­tante : Moyen-Orient, Espagne… Au-delà, la tech­no­lo­gie de pro­duc­tion de l’hydrogène vert, notam­ment l’électrolyse dite alca­line, est aus­si lar­ge­ment maî­tri­sée aujourd’hui.

Concrètement, comment peut-on franchir ce cap et capitaliser sur l’ensemble de ces avantages ? 

On tend en Europe à ima­gi­ner que l’hydrogène ne peut se déve­lop­per qu’à petite échelle et à coup de sub­ven­tions : c’est une erreur. L’hydrogène vert tel que nous allons le pro­duire en Espagne est d’ores et déjà deux fois moins cher que le gaz natu­rel. La clé est le déve­lop­pe­ment d’une chaîne de valeur inté­grée qui parte des consom­ma­teurs (indus­trie, éner­gie, mobi­li­té), les­quels peuvent s’engager dans le cadre de contrats à long terme qui per­mettent à leur tour le finan­ce­ment d’infrastructures de pro­duc­tion, de trans­port et de sto­ckage. Il n’y a rien ici de révo­lu­tion­naire : c’est comme cela que s’est déve­lop­pée l’industrie pétro­lière et gazière.

Plus particulièrement, comment se positionne HyDeal ?

HyDeal s’est construit autour de la vision que l’hydrogène doit être une indus­trie auto­por­tée avec un déploie­ment à grande échelle et une capa­ci­té à opti­mi­ser les coûts afin d’avoir, in fine, un hydro­gène com­pé­ti­tif. Dans une logique de « desi­gn to cost », nous construi­sons la chaîne de valeur et de l’approvisionnement autour d’un client qui a des besoins et des attentes en termes d’hydrogène.

L’initiative a été lan­cée il y a 2 ans avec un grou­pe­ment nom­mé HyDeal Ambi­tion qui ras­semble 30 entre­prises cou­vant toute la chaîne de valeur : l’upstream (éner­gies renou­ve­lables, élec­tro­lyse), le mid­stream (trans­port et sto­ckage, avec des entre­prises comme Teré­ga, GRT­Gaz et Enagas) et le downs­tream (avec des indus­triels comme BASF et Arce­lor­Mit­tal), des inves­tis­seurs et des banques. Tous ces acteurs ont tra­vaillé ensemble pour construire un pro­jet visant à pro­duire, essen­tiel­le­ment en Espagne, 3,6 mil­lions de tonnes d’hydrogène à l’horizon 2030. L’IRENA, dans son rap­port sur la géo­po­li­tique de l’énergie paru au début de cette année, a dis­tin­gué l’initiative comme le plus gros pro­jet d’hydrogène vert mondial.

“HyDeal s’est construit autour de la vision que l’hydrogène doit être une industrie autoportée avec un déploiement à grande échelle et une capacité à optimiser les coûts afin d’avoir, in fine, un hydrogène compétitif.”

De cette matrice est née une pre­mière appli­ca­tion indus­trielle : HyDeal España, une socié­té qui est une filiale com­mune entre Enagás Reno­vables et DH2 Ener­gy (en charge du déve­lop­pe­ment des sites), Enagás (dis­tri­bu­tion et sto­ckage) ; Arce­lor­Mit­tal et Fer­ti­be­ria (pour les appli­ca­tions indus­trielles) et Soladvent (mana­ge­ment). L’objectif est de déve­lop­per un sys­tème com­plet de pro­duc­tion dans une quin­zaine de parcs solaires avec des capa­ci­tés et des équi­pe­ments dédiés à l’électrolyse. 1 000 km de pipe­lines qui vont être construits par Enagás et un inves­tis­se­ment d’un mil­liard d’ArcelorMittal est aus­si pré­vu afin d’utiliser l’hydrogène vert en rem­pla­ce­ment des éner­gies fos­siles dans le pro­ces­sus de fabri­ca­tion de l’acier. Au total, le pro­jet repré­sente 10 mil­liards d’euros d’investissement avec une mise en ser­vice en 2025.

Dans ce cadre, à quels enjeux êtes-vous confrontés ?

La pre­mière com­plexi­té de ce pro­jet ambi­tieux est de réus­sir à faire tra­vailler ensemble tous ces acteurs dif­fé­rents autour de la même chaîne de valeur. Au regard de la taille du pro­jet et des inves­tis­se­ments enga­gés, nous avons aus­si un enjeu règle­men­taire notam­ment au niveau de l’obtention des per­mis et des auto­ri­sa­tions pour sécu­ri­ser le déploie­ment à l’échelle du projet. 

En paral­lèle, nous avons un défi en termes de chaîne d’approvisionnement et de mon­tée en puis­sance de la chaîne de valeur de l’électrolyse. Enfin, nous avons aus­si un défi finan­cier avec la néces­si­té de trou­ver des acteurs de l’investissements en capi­tal et en dette prêts à prendre des risques. 

Quelles pistes de réflexion pourriez-vous partager avec nos lecteurs autour de cette initiative européenne et multi-secteur à grande échelle ? 

Lors de la COP27, sur le pavillon mau­ri­ta­nien avec le ministre mau­ri­ta­nien de l’Énergie, le vice-pré­sident de la Banque euro­péenne d’investissement et le direc­teur géné­ral de l’Alliance solaire inter­na­tio­nale qui regroupe 120 pays, nous avons pré­sen­té un rap­port qui décrit un sys­tème de pro­duc­tion de 50 mil­lions de tonnes d’hydrogène en Afrique à hori­zon 2035. Cela cor­res­pond aux impor­ta­tions euro­péennes de gaz russe. 

C’est non seule­ment un pro­jet qui pour­rait per­mettre de trai­ter la ques­tion de la sécu­ri­té d’approvisionnement éner­gé­tique de l’Europe et la péren­ni­té de son indus­trie, mais aus­si un déve­lop­pe­ment décar­bo­né des éco­no­mies afri­caines. L’hydrogène ne repré­sente donc pas uni­que­ment une oppor­tu­ni­té indus­trielle pour l’Europe, c’est aus­si un enjeu géopolitique. 

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