HUMEURS

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°643 Mars 2009Rédacteur : Jean Salmona (56)

Pourquoi, à un moment don­né, déci­dons-nous d’écouter un enreg­istrement plutôt qu’un autre ? Si l’on excepte, bien sûr, les raisons con­tin­gentes (on vient de vous offrir un disque, vous ren­trez d’un con­cert et vous voulez com­par­er, etc.), quelles sont les rela­tions entre la musique que vous avez choisie et votre humeur du moment, vos rap­ports à cet instant avec votre entourage, ce que vous êtes en train de lire, l’heure qu’il est, le temps qu’il fait ? Cette ques­tion ne s’applique évidem­ment qu’à la musique enreg­istrée, dont vous maîtrisez le choix et que vous allez écouter immé­di­ate­ment. Il est très vraisem­blable que la réponse relève de la psy­ch­analyse, et pour­rait vous aider à appro­fondir votre per­son­nal­ité – et celle des autres – avec une cer­taine sub­til­ité (oublions les exem­ples car­i­cat­u­raux, tels que celui de cet adju­dant que nous avons con­nu et qui, au fond de la Mitid­ja, écoutait à tuetête tous les dimanch­es de la musique mil­i­taire en buvant de la bière, ou de ce per­son­nage féminin du film Ten, qui fai­sait tou­jours l’amour au son du Boléro de Ravel).

Debussy en couleurs, Enesco tzigane

La musique pour piano de Debussy est por­teuse de calme et de sérénité, mais d’une sérénité sen­suelle, celle que l’on éprou­ve en regar­dant une pein­ture de Pis­sar­ro ou de Seu­rat, et non celle qui vous porte vers la méta­physique. Nel­son Freire vient d’enregistrer le Livre 1 des Préludes, Children’s Cor­ner, et aus­si D’un cahi­er d’esquisses et Clair de lune1. Jouer Debussy néces­site trois qual­ités com­plex­es et sou­vent antin­o­miques : un touch­er très fin mais sans mièvrerie, une tech­nique par­faite mais qui sait se faire oubli­er, et par-dessus tout éviter l’impressionnisme musi­cal qui noie la musique dans le brouil­lard. Freire les réu­nit toutes les trois, et pos­sède cet équili­bre, cette per­fec­tion que seul le temps per­met d’atteindre. De plus, il s’évade des canons usuels et fait preuve d’une orig­i­nal­ité jail­lis­sante, notam­ment dans un Children’s Cor­ner d’anthologie. Enfin, Debussy est sou­vent con­damné au noir et blanc, et Freire le joue en couleurs. Au total, de loin le meilleur Debussy que nous ayons enten­du depuis Clau­dio Arrau.

La Sonate n° 3 pour vio­lon et piano de Georges Enesco (préférons cette orthographe à Enes­cu), telle que l’interprètent Valeriy Sokolov et Svet­lana Kosenk 2 est dite « Dans le car­ac­tère pop­u­laire roumain ». Enesco, vio­loniste légendaire (qui peut écouter les yeux secs le mou­ve­ment lent du Con­cer­to pour deux vio­lons de Bach avec un Menuhin de seize ans?) aura été aus­si com­pos­i­teur, celui qui a don­né des let­tres de noblesse à la musique tzi­gane, comme Gersh­win avec le jazz, et Sokolov joue cette Sonate ultra­vir­tu­ose, red­outée des vio­lonistes, comme s’il était dans un restau­rant de Budapest (ce n’est pas la Roumanie, mais on y entend les meilleurs musi­ciens tzi­ganes). Une musique par­faite­ment en sit­u­a­tion si vous êtes d’humeur dansante ou si vous voulez vous met­tre en appétit. L’Octuor en ut majeur, dont le Phil­har­monique de Monte-Car­lo donne sur le même disque une ver­sion pour orchestre, oeu­vre de jeunesse, est plus clas­sique, à mi-chemin entre Mahler et Zemlinski.

Haendel, Bach

Haen­del et Bach sont très exacte­ment con­tem­po­rains. Certes, Haen­del n’a pas joué le rôle cen­tral de Bach dans la musique occi­den­tale – per­son­ne d’autre non plus – mais s’il est plus con­nu aujourd’hui pour ses opéras que pour sa musique instru­men­tale, c’est que celle-ci a longtemps pâti d’exécutions à la fois grandios­es et austères, à la mode d’outre-Manche. Il fal­lait bien des Ital­iens pour dépous­siér­er cette musique rien moins qu’austère, et c’est ce que fait Il Gia­rdi­no Armon­i­co avec les 12 Con­cer­ti Grossi de l’opus 63, joués sur instru­ments anciens. Plus achevés que ceux de Corel­li, infin­i­ment plus com­plex­es que ceux de Vival­di, ils s’avèrent, ain­si rénovés, con­stituer un ensem­ble d’une grande richesse, com­pa­ra­ble à celui des Six Con­cer­tos bran­de­bour­geois.

Si la musique instru­men­tale de Haen­del est claire­ment de son époque, et s’écoute assez bien en lisant un livre d’économie ou de poli­tique, celle de Bach est intem­porelle et ne s’écoute jamais aus­si bien qu’en médi­tant, par exem­ple pour faire le vide après une journée de réu­nions. Cette intem­po­ral­ité fait qu’elle se prête à toutes sortes de tran­scrip­tions. Ain­si, le Clavier bien tem­péré peut se jouer au clavecin, au pianoforte, au piano mod­erne, en quatuor à cordes. La pianiste Edna Stern, que nom­bre d’entre nous ont décou­vert au Fes­ti­val de La Roque‑d’Anthéron, a enreg­istré douze des Préludes et Fugues du Clavier bien tem­péré au piano, entre­coupés de trois chorals tran­scrits par Busoni Nun komm’der Hei­den Hei­land, Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ et Wachet auf, ruft uns die Stimm4. Edna Stern a choisi une inter­pré­ta­tion très libre, comme l’avait fait Glenn Gould en son temps, mais à l’opposé de celui-ci : bass­es puis­santes, servies par la prise de son, util­i­sa­tion fréquente de la pédale forte, jeu par­fois à la lim­ite du ruba­to. Au total, un Bach sem­blable à aucun autre, pro­fond, poly­phonique et presque roman­tique. À vous d’analyser dans quelle cir­con­stance d’humeur, après une pre­mière écoute, vous aurez eu envie de le réentendre.

1. 1 CD DECCA.
2. 1 CD VIRGIN.
3. 3 CD DECCA.
4. 1 CD ZIG ZAG.

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