HORS DES SENTIERS BATTUS

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°658 Octobre 2010Rédacteur : Jean Salmona (56)

Lorsqu’une époque se ter­mine après avoir atteint son apogée – comme le Roman­tisme avec Brahms – deux voies s’offrent aux créa­teurs, en musique comme dans les autres domaines : rompre avec le passé et chercher à inven­ter un lan­gage nou­veau, comme l’a fait l’École de Vienne, ou ten­ter la syn­thèse de tout ce qui précède en faisant mieux, comme l’a entre­pris Bach. La sec­onde est évidem­ment la plus dif­fi­cile, et il n’y a eu qu’un Bach.

Trois contemporains des années 1900

André Caplet, Jean Cras et Vaugh­an Williams, nés dans les années 1870, ont en com­mun d’avoir cher­ché de nou­velles voies non en réac­tion con­tre les musiques clas­sique et roman­tique mais en cap­i­tal­isant sur leurs acquis, par des har­monies tou­jours tonales mais plus com­plex­es et sub­tiles que leurs prédécesseurs, par des asso­ci­a­tions de tim­bres nou­velles. Et, ce faisant, ils se dis­tinguent net­te­ment des néoro­man­tiques comme Richard Strauss et Rach­mani­nov, au prof­it de qui la postérité les a quelque peu oubliés, injustement.

Les Mélodies avec orchestre de Jean Cras que vient de pub­li­er Tim­pani avec Ingrid Per­ruche, sopra­no, Philippe Do, ténor, Lionel Pein­tre, bary­ton, et l’Orchestre de Bre­tagne dirigé par Claude Schnit­zler1, sont un petit tré­sor de raf­fine­ment. Élé­gies avec orchestre sur des poèmes d’Albert Samain, Trois mélodies avec quatuor à cordes sur des textes du déca­dent Roden­bach, L’Offrande lyrique, sur des textes de Tagore traduits par Gide et quelques autres pièces con­stituent bien plus que le témoignage d’une époque : la preuve que l’on peut, sans refaire les lieder de Schu­bert, Schu­mann, Brahms, Wolf, sans plagi­er les mélodies de Duparc, Chaus­son, Debussy, Fau­ré, mais dans la con­ti­nu­ité de ces grands prédécesseurs, écrire une œuvre orig­i­nale et jubilatoire.

Coffret du CD de André CAPLETLe Miroir de Jésus d’André Caplet, can­tate pour sopra­no, chœur de femmes, chœur d’enfants, harpe et quin­tette à cordes, est une œuvre austère, proche à la fois du chant gré­gorien et de Mes­si­aen, que vien­nent d’enregistrer Béa­trice Gaucet, le Choeur Brit­ten, la Maîtrise de ND de Paris et un ensem­ble de cham­bre, dirigés par Nicole Cor­ti2. Ici encore, pas de nova­tion majeure dans le lan­gage mais des recherch­es de tim­bres et une inspi­ra­tion mys­tique évi­dente qui appelle à la sérénité. Vaugh­an Williams est, avec Elgar, l’un de ceux qui font men­tir l’adage selon lequel il n’y aurait eu que trois com­pos­i­teurs bri­tan­niques : Haen­del, Pur­cell et Brit­ten. Un enreg­istrement récent présente un flo­rilège de sa musique, par divers solistes et orchestres : Fan­taisie sur Greensleeves, The Lark Ascend­ing (avec Sarah Chang), Flos Campi, Nor­folk Rhap­sody n° 1, Silent Noon, Songs of Trav­el, Ser­e­nade to Music, On Wen­lock Edge que Rav­el, paraît-il, admi­rait, etc.3 Les thèmes et les har­monies ne sont pas d’une exces­sive orig­i­nal­ité, mais les orches­tra­tions sont très tra­vail­lées : au total, une musique très agréable, tout à fait en sit­u­a­tion dans les Prom­e­nade Con­certs d’été à l’Albert Hall.

Bach, Rameau, Marais

L’enregistrement des Nou­velles Suites de pièces de clavecin (1728) de Rameau par Joël Pon­tet4 se dis­tingue tout d’abord par une prise de son excep­tion­nelle qui, au con­traire de cer­tains enreg­istrements anciens qui con­féraient au clavecin un son grêle et fade, restitue sans défor­ma­tion l’extraordinaire com­plex­ité des har­moniques. On con­naît cer­taines pièces de ce recueil, comme La Poule, ou Les Sauvages, repris des Indes galantes. On con­naît moins les sept vari­a­tions de la Gavotte, et L’Enharmonique, aux mod­u­la­tions chro­ma­tiques d’une audace stupé­fi­ante. Mais aucune inno­va­tion gra­tu­ite de forme : Rameau se con­forme stricte­ment aux canons édic­tés par ses aînés, dont François Couperin. Mais il bâtit sur ces acquis une musique d’une totale modernité.

Les Pièces en trio pour les flûtes, vio­lon et dessus de vio­le de Marin Marais sont antérieures de près de trente ans aux Suites de pièces de Rameau. Elles ont été enreg­istrées en 2009 par l’ensemble Aux Pieds du Roy, dirigé par Dirk Börn­er et Michael Form5, résul­tat d’une recherche musi­cologique appro­fondie por­tant sur les tem­pi, l’ornementation, l’instrumentation, l’usage de l’archet, la pra­tique de la basse con­tin­ue, et l’influence de la danse (plusieurs de ces pièces étaient des­tinées à être dan­sées). Une musique jail­lis­sante, d’une grande richesse poly­phonique, qui donne une bonne idée de ce que fut le Grand Siè­cle français.

Et, pour ter­min­er, un enreg­istrement de trois œuvres de Bach qui est une mer­veille absolue, à écouter toutes affaires ces­santes : Mis­sa Bre­vis en fa majeur et en sol majeur, bien moins con­nues que la Messe en si et les can­tates, et, sur le même disque, le motet O Jesu Christ, mein lebens Licht, par Eugénie Warnier, sopra­no, Ter­ry Wey, alto, Emil­iano Gon­za­lez- Toro, ténor, Chis­t­ian Imm­ler, basse, et l’ensemble Pyg­malion dirigé par Raphaël Pichon6. On ne com­mente pas cette musique inef­fa­ble, faite pour Dieu – ou pour les dieux, selon l’auditeur – mais en tout état de cause très loin au-dessus de nos « mis­érables petits tas de secrets », et pour­tant si humaine.


1. 1 CD Timpani
2. 1 CD Saphir
3. 2 CD EMI
4. 1 CD SAPHIR
5. 1 CD AMBRONAY
6. 1 CD ALPHA.

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