Une édition des Méditations de Descartes

Hommage à DESCARTES (V)

Dossier : ExpressionsMagazine N°528 Octobre 1997Par Gérard PILÉ (41)

SON ŒUVRE PHILOSOPHIQUE

La philoso­phie de Descartes a fait l’ob­jet d’ap­pré­ci­a­tions si divers­es, si sou­vent con­tra­dic­toires qu’on ne saurait trop recom­man­der à ceux qui veu­lent vrai­ment s’y ini­ti­er, de com­mencer par lire (ou relire) les textes fondateurs. 

Rap­pelons que l’œu­vre philosophique de Descartes est répar­tie entre trois ouvrages principaux : 

  • Le Dis­cours de la méth­ode (1637),
  • Les Médi­ta­tions méta­physiques (1641),
  • Les Principes de philoso­phie (1644).


On a évo­qué jusqu’à présent le pre­mier et le dernier, c’est désor­mais surtout au sec­ond qu’i­ra notre atten­tion, aux Médi­ta­tions qui, de l’avis général, con­stituent l’ex­posé le plus explicite et cohérent du “cartésian­isme” dans sa ver­sion originale. 

Prévenons toute­fois l’in­téressé du par­cours qui l’at­tend. Prob­a­ble­ment, comme nous-même, s’in­ter­rogera-t-il plus d’une fois sur le sens d’une phrase, la valid­ité d’une image, d’un raison­nement ou d’une conclusion. 

Le risque n’est-il pas per­ma­nent avec ce type d’écrits, soit de per­dre le fil du dis­cours, soit de se laiss­er pren­dre avec l’au­teur aux pièges du langage. 

Que le lecteur ne se décourage pas : les esprits les plus déliés du temps, théolo­giens ou philosophes, enrôlés par l’in­fati­ga­ble et dévoué Mersenne, pour présen­ter leurs cri­tiques, ont con­nu de sem­blables per­plex­ités. Vous devrez accepter de demeur­er en leur docte com­pag­nie le temps de deux cents pages de la NRF, nour­ries d’une dialec­tique sou­vent sub­tile par­fois acide entre “objec­tions” et “répons­es” artic­ulées, les pre­mières en qua­tre séries, les sec­on­des en six. On y trou­ve un peu de tout : à côté de cri­tiques per­ti­nentes, des aber­ra­tions de lec­ture décon­cer­tantes, par­fois aus­si des digres­sions ennuyeuses à souhait inci­tant à faire l’im­passe. Serez-vous arrivés au terme de votre voy­age ? Pas tout à fait. Il vous est recom­mandé de chercher des éclair­cisse­ments com­plé­men­taires dans divers échanges de let­tres et surtout dans un texte digne d’attention : 

L’en­tre­tien avec Bur­man, compte ren­du in exten­so, rédigé par un étu­di­ant en théolo­gie hol­landais de 20 ans, d’un entre­tien privé avec notre philosophe qui l’ac­cueille le 16 avril 1648 dans sa rési­dence d’Eg­mont et le retient à sa table. 

Son hôte s’y révèle sous un jour naturel et de bonne com­pag­nie, se prê­tant de bonne grâce, répon­dant sans affec­ta­tion au feu respectueux des ques­tions et objec­tions sou­vent judi­cieuses de son jeune interlocuteur. 

On y décou­vre incidem­ment, avec quel art, il sait le met­tre à l’aise, le hiss­er à son niveau, en un mot le séduire par la clarté péd­a­gogique de ses pro­pos, même s’il lui arrive d’esquiver cer­taines dif­fi­cultés par quelque boutade ou réponse élusive. 

L’en­tre­tien avec Bur­man, ce bol d’air frais, vous per­me­t­tra d’émerg­er enfin de cette longue plongée dans les tré­fonds cartésiens. 

UN GRAND DESSEIN PHILOSOPHIQUE

Dans la qua­trième par­tie de son Dis­cours, Descartes avait esquis­sé quelques canevas de raison­nements, sus­cep­ti­bles à ses yeux de le men­er un jour à la cer­ti­tude de l’ex­is­tence de Dieu. Con­scient de la témérité d’un tel pro­jet comme des insuff­i­sances de ses pre­mières explo­rations, il s’é­tait promis d’y revenir le moment venu et après mûre réflex­ion de lui con­sacr­er un essai à part entière. 

Ne fal­lait-il pas au préal­able chercher à ren­dre plus claires au lecteur des notions moins acces­si­bles à l’imag­i­na­tion que les con­cepts épurés de la géométrie ? Mais pourquoi revenir avec insis­tance sur un sujet autant débat­tu dans le passé par des esprits aus­si péné­trants que saint Thomas d’Aquin ? 

On sait que Descartes nour­ris­sait peu d’es­time envers les théolo­giens. Il leur reprochait de dog­ma­tis­er à tout pro­pos, d’é­ten­dre leur mag­istère hors de leur domaine, spé­ciale­ment la philoso­phie alors pétri­fiée par l’aris­totélisme. Cepen­dant la pru­dence la plus élé­men­taire lui com­mandait de s’in­ter­dire toute incur­sion dans leurs ter­res dont il con­ve­nait volon­tiers qu’elles lui étaient peu famil­ières. Com­bi­en de fois refuse-t-il de don­ner son avis sur telle ques­tion touchant plus ou moins au con­tenu de la foi chré­ti­enne : “c’est là affaire de théolo­giens, voyez avec eux.”

Surtout Descartes était con­scient de l’im­por­tance qui s’at­tachait aux juge­ments sur son œuvre portés par les théolo­giens bien en cour ou influ­ents, c’est pourquoi il sem­blait bon de sol­liciter leurs obser­va­tions, de préférence avant pub­li­ca­tion, par l’in­ter­mé­di­a­tion de ce cher Mersenne comme nous l’avons vu. 

Si l’in­térêt bien com­pris de Descartes est de ménag­er les théolo­giens et d’éviter autant que faire se peut, de prêter le flanc à leurs cri­tiques, il l’est tout autant de ne pas atta­quer de front l’aris­totélisme (imposé à la suite du con­cile de Trente comme il a été dit). Bien qu’en perte de pres­tige, son empreinte dans les esprits n’en restait pas moins vivace. Il fal­lait donc pro­pos­er un sys­tème entière­ment neuf tout en usant d’armes anci­ennes famil­ières aux philosophes, c’est-à-dire emprunter à l’aris­totélisme sa logique, ses syl­lo­gismes, son lan­gage, ses propo­si­tions et jugements. 

En réal­ité, Descartes nour­rit le pro­jet ambitieux de ren­dre sa philoso­phie accept­able par toutes les reli­gions issues du tronc com­mun de la Bible : juifs, chré­tiens de divers­es con­fes­sions (ne séjourne-t-il pas dans un pays imprégné de luthéranisme) et musulmans. 

C’est à divers­es repris­es qu’il s’en explique dans sa cor­re­spon­dance et pour finir dans cette ultime mise au point que con­stitue son Entre­tien avec Bur­man :

J’ai écrit ma philoso­phie de telle sorte qu’elle puisse être reçue partout, même chez les Turcs, sans offenser personne.

Rompant avec toutes les tra­di­tions antérieures Descartes se refuse à par­tir de la Révéla­tion pour situer l’homme dans la créa­tion. Rap­pelons en out­re que Descartes, depuis une réu­nion his­torique qui s’é­tait tenue chez le nonce du pape en présence du car­di­nal de Bérulle (en novem­bre 1627 ?), avait été encour­agé à user de ses tal­ents pour retourn­er les agnos­tiques, “les lib­ertins” comme on les appelait, dont l’in­flu­ence grandissait. 

Ces “esprits forts”, qui affichaient leur scep­ti­cisme envers l’Écri­t­ure et les dogmes de l’Église et même sur la pos­si­bil­ité d’at­tein­dre des con­nais­sances sûres, ne pou­vaient être touchés (pen­sait-on) qu’en retour­nant con­tre eux leurs pro­pres armes. Notre philosophe qui avait en hor­reur les scep­tiques esti­mait qu’il fal­lait les pren­dre au piège de leurs raison­nements et leur en mon­tr­er l’i­nanité en com­mençant par aller plus loin qu’eux sur la voie du doute. Est-il besoin de dire qu’un tel défi con­ve­nait par­faite­ment à son ambi­tion et à sa tour­nure d’e­sprit, faisant assez peu de cas de ses devanciers comme en font foi plusieurs de ses écrits, par exemple : 

Je suis né je l’avoue avec une tour­nure d’e­sprit telle que le plus grand plaisir de l’é­tude a tou­jours été pour moi non pas d’é­couter les raisons des autres mais les trou­ver par mes pro­pres moyens.

S’il est un trait per­ma­nent et dom­i­nant de sa riche per­son­nal­ité c’est bien sa soif de cer­ti­tude : Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la con­nusse évidem­ment comme telle… (D. M).

Le sujet pen­sant des Médi­ta­tions entend ne rien nég­liger pour l’ac­quérir, en met­tant en œuvre une dialec­tique sans con­ces­sion entre : 

— d’un côté, son enten­de­ment, sa raison
— de l’autre, sa volon­té libre, son libre arbi­tre éclairé par la lumière de sa rai­son mais sachant au besoin pren­dre ses dis­tances avec l’év­i­dence rationnelle. 

Comme l’écrit excellem­ment un com­men­ta­teur (ami du sig­nataire : le R. P. Manteau-Bonamy). 

On voit pourquoi cette dialec­tique est si com­plexe : la volon­té et l’en­ten­de­ment se prê­tent pour ain­si dire un con­cours mutuel, mais cha­cun selon sa nature propre :

- à l’en­ten­de­ment de saisir ce qui est cer­tain dans les idées conçues et donc à lui, la con­quête de la certitude ;
- à la volon­té d’ex­ercer son rôle de pilote et d’ar­bi­trage : de juger, con­stater, crain­dre, décider d’une tac­tique pour dis­siper la crainte, s’in­ter­roger, rechercher sans cesse, en un mot présider au mou­ve­ment général et le ren­dre efficient.

Ce dynamisme volon­taire, soutenu par la volon­té de vain­cre entre­tient une ten­sion dialec­tique con­tin­uelle, faisant écho à un pas­sage du Dis­cours de la méth­ode (VIe partie). 

Car c’est véri­ta­ble­ment don­ner des batailles, que de tâch­er à vain­cre toutes les dif­fi­cultés et les erreurs qui nous empêchent de par­venir à la con­nais­sance de la vérité, et c’est en per­dre une que de recevoir quelque fausse opin­ion touchant une matière un peu générale et importante…

Le suivi de ces “batailles” requiert, de la part du lecteur des Médi­ta­tions, une atten­tion docile aux joutes qui s’y livrent et jus­ti­fie pleine­ment l’aver­tisse­ment don­né dans la préface. 

Je ne con­seillerai jamais à per­son­ne, de… lire [mon livre], sinon à ceux qui voudront avec moi méditer sérieuse­ment. Mais pour ceux qui, sans se souci­er beau­coup de l’or­dre et de la liai­son de mes raisons (ration­um mearum seriem et nex­um com­pre­hen­dere non curantes), s’a­museront à épi­loguer sur cha­cune des par­ties comme font plusieurs, ceux-là, dis-je, ne fer­ont pas grand prof­it de la lec­ture de ce traité.

LE “COGITO”

Com­mençons par résumer la démarche des deux pre­mières Médi­ta­tions afin d’en saisir le proces­sus analytique. 

  • L’édi­tion orig­i­nale en latin paraît à Paris en 1641 sous le titre Med­i­ta­tiones de Pri­ma Philosophia in dua dei exis­ten­tia et ani­mae immor­tal­is demon­stratur.
  • La deux­ième édi­tion est pub­liée à Ams­ter­dam en 1642 (elle annonce la démon­stra­tion de la dis­tinc­tion de l’âme et du corps car d’elle-même la rai­son ne peut nous assur­er que l’âme est indestructible).
  • La tra­duc­tion en français par le duc de Luynes paraît en 1647 sous le titre Médi­ta­tions méta­physiques de René Descartes, enrichie des “objec­tions des théolo­giens et répons­es de l’auteur”.
  • Le fron­tispice repro­duit ci-dessus est celui de la troisième édi­tion en français.

I — Con­stat de départ : tout ce que j’ai reçu pour assuré, je l’ai appris par la médi­a­tion de mes sens qui peu­vent me tromper. L’ex­péri­ence et la pru­dence me com­man­dent de ne pas m’y fier, à la lim­ite de met­tre en doute l’ex­is­tence même des choses cor­porelles, sinon leur essence qui est d’or­dre mathématique. 

L’hy­pothèse d’un mau­vais génie qui me tromperait ne pou­vant par sur­croît être écartée, il me faut en tout état de cause sus­pendre tout juge­ment à l’é­gard des objets. De ce côté, mon incer­ti­tude est donc totale. 

II — Ne suis-je pas cepen­dant quelque chose quand je me suis ain­si per­suadé ou que j’ai pen­sé quelque chose ? Aurai-je été abusé par quelque trompeur ? Si tel est le cas, il reste qu’il n’y a pas de doute sur le fait que je suis, que j’ex­iste toutes les fois que je le conçois tout autant que je pense : “Cog­i­to ergo sum”.

Je suis donc une chose qui pense, uneres cog­i­tans. De cela je suis cer­tain et je nie absol­u­ment que le moi pen­sant soit un corps, c’est-à-dire une chose éten­due et divis­i­ble, une res exten­sa.

Avant de pour­suiv­re, attar­dons-nous à cette pre­mière étape du dis­cours con­clue sur le Cog­i­to. Cette sen­tence-clé, sans doute la plus célèbre de l’im­mense lit­téra­ture philosophique est révéla­trice : pour les uns de l’o­rig­i­nal­ité du génie de son auteur, pour les autres, de la vacuité d’un sys­tème faisant fi de la logique et plus ou moins fondé sur un solip­sisme (du latin solus : seul et ipse : soi-même). 

Ne nous attar­dons pas sur le “doute hyper­bolique” cartésien, générale­ment bien com­pris comme étant d’or­dre pure­ment méthodologique et tac­tique, n’ayant rien à voir avec le scep­ti­cisme usuel. Ce doute répond à la néces­sité de se libér­er de l’esclavage des idées sen­si­bles comme des idées reçues “par ouï-dire” pou­vant faire écran à la réal­ité, et même si la quête méta­physique l’ex­ige, de se désen­gager de la con­trainte des vérités mathématiques. 

Ce pas­sage du plan de la nature de mon esprit au plan méta­physique qui le tran­scende et le met en ques­tion fait appa­raître dans le procès du doute exhaus­tif, une dis­con­ti­nu­ité qui rend très man­i­feste l’in­ter­ven­tion de mon libre arbi­tre (1re Méditation). 

L’ob­jec­tion la plus com­mune au Cog­i­to ergo sum (au temps de Descartes et même au nôtre) con­siste à faire observ­er que la pen­sée pré­sup­pose l’ex­is­tence et non l’in­verse, pourquoi bous­culer ain­si l’or­dre naturel des choses ? 

Il est clair cepen­dant que, si la réal­ité exis­tante est pre­mière dans “l’or­dre ontologique”, la pen­sée ne l’est pas moins dans l’or­dre de la con­nais­sance ou “ordre des raisons”. Toute la ques­tion en lit­ige se ramène en défini­tive à celle-ci : 

L’or­dre des choses est-il pre­mier rel­a­tive­ment à l’or­dre des raisons ? (ou vice-ver­sa). Faisons grâce ici aux lecteurs des argu­ments avancés de part et d’autre par les spé­cial­istes de Descartes qui, comme Guéroult et Alquié, se sont affron­tés à ce sujet (les argu­ments avancés par le pre­mier ne man­quent pas d’é­ton­ner de sa part). Le pri­mat apporté par Descartes à l’or­dre de la con­nais­sance est légitimé par la logique même de sa démarche. 

Com­mençons par inter­roger l’au­teur qui ne manque pas de nous éclair­er à ce sujet dans le Dis­cours de la méth­ode où il dit renon­cer “à dis­tinguer les formes ou espèces de corps qui sont sur la terre si ce n’est qu’on vienne au devant des caus­es par les effets et qu’on se serve de plusieurs expéri­ences particulières.”

Il se mon­tre encore plus explicite dans les “répons­es aux objections” : 

… Je n’ai pas cher­ché quelle est la cause de mon être, en tant que je suis com­posé de corps et d’âme, mais seule­ment et pré­cisé­ment en tant que je suis une chose qui pense. Ce que je crois ne servir pas peu à ce sujet, car ain­si j’ai pu beau­coup mieux me délivr­er des préjugés, con­sid­ér­er ce que dicte la lumière naturelle, m’in­ter­roger moi-même, et tenir pour cer­tain que rien ne peut être en moi, dont je n’aie quelque con­nais­sance. (1re obj.). 

Du con­naître à l’être la con­séquence est bonne parce qu’il est impos­si­ble que nous con­nais­sions une chose si elle n’est en effet comme nous la con­nais­sons : à savoir, exis­tante si nous con­cevons qu’elle existe, ou bien de telle ou telle nature s’il n’y a que sa nature seule qui nous soit con­nue. (7e obj.). 

L’af­faire est dès lors enten­due : aux yeux de Descartes le Cog­i­to procède de la recherche du com­mence­ment au sens rad­i­cal de l’être suff­isam­ment déployé dans les man­i­fes­ta­tions de “l’ap­pa­raître à soi” (l’ex­pres­sion est du philosophe Michel Hen­ry). Cet “appa­raître à soi” qui est d’or­dre phénoménologique, Descartes l’ap­pelle la pen­sée plus exacte­ment l’ex­péri­ence vécue dans l’in­tim­ité au cours de laque­lle je me décou­vre comme une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imag­ine aus­si et qui sent. Certes ce n’est pas peu si toutes ces choses appar­ti­en­nent à ma nature. Ain­si je pense avant de me recon­naître comme créa­ture selon l’or­dre de l’intelligibilité. 

Descartes ne pré­tend nulle­ment élu­cider ce que être veut dire et par là, pro­pos­er une théorie ontologique avouant même un jour à la princesse Élis­a­beth, son inca­pac­ité à cela : “De l’âme je n’ai pra­tique­ment rien dit”, l’âme trou­ve son essence dans la pen­sée, Descartes ne va pas plus loin. 

L’EXISTENCE DE DIEU SELON DESCARTES

Le pas décisif suiv­ant de la démarche cartési­enne est l’in­ven­tion de Dieu, objet des troisième et qua­trième Méditations. 

Pour ne pas faire comme les sco­las­tiques qui raison­nent du dehors et donc sans cer­ti­tude per­son­nelle, l’au­teur com­mence par s’in­ter­dire de sor­tir de l’im­ma­nence de son être pen­sant : Je fer­merai main­tenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détourn­erai tous mes sens, j’ef­fac­erai même de ma pen­sée toutes les images des choses cor­porelles… et ain­si m’en­tre­tiendrai seule­ment moi-même et con­sid­érant mon intérieur je tâcherai de me ren­dre peu à peu plus fam­i­li­er à moi-même. Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui con­naît peu de choses, qui en ignore beau­coup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imag­ine aus­si et qui sent.

Et Descartes de s’in­ter­roger : y a‑t-il une autre intu­ition qui soit aus­si claire, aus­si évi­dente, aus­si lumineuse que le Je pense donc je suis ? Il se livre d’abord à une longue analyse de la genèse et de l’ob­jet de nos idées. 

— Les unes sont comme l’im­age imprimée dans l’e­sprit d’une chose extérieure perçue par les sens, étant à leur objet ce qu’un por­trait est à son modèle. 

Descartes

Descartes par Jean Weenix (1647), musée d’Utrecht. Mundus est fab­u­la peut-on lire sur le grand livre tenu ouvert par Descartes. Cette allu­sion emblé­ma­tique est-elle une idée du pein­tre ou une sug­ges­tion de son mod­èle ? Des exégètes de l’œu­vre du philosophe ont noté divers­es allu­sions sem­blables dans ses let­tres telles que “La fable de mon monde” (let­tre à Mersenne du 25 novem­bre 1630), “Mon petit recueil de rêver­ies” (par­lant de sa physique dans une let­tre à Guez de Balzac du 5 mai 1631) (Descartes par Mme Rodis-Levis).

Il ne manque pas d’ob­serv­er par la suite : 

Les idées qui me représen­tent les sub­stances sont sans doute quelque chose de plus et con­ti­en­nent en soi plus de réal­ité objec­tive c’est-à-dire par­ticipent par représen­ta­tion à plus de degrés d’être ou de per­fec­tion que celles qui me représen­tent seule­ment des modes ou accidents.

— D’autres procè­dent de l’assem­blage d’élé­ments dis­parates, par exem­ple un corps de femme et une queue de pois­son en quoi Il me sem­ble que les sirènes, hip­pogriffes et autres sem­blables chimères sont des fic­tions et inven­tions de mon esprit…
— Il y a des idées qui ne cor­re­spon­dent à rien de réel comme dans les rêves.
- D’autres, out­re cela, ont quelques autres formes comme lorsque je veux, que je crains, ce genre de pen­sée, les unes sont appelées volon­tés ou affec­tions, et les autres jugements…

Et ain­si de proche en proche, Descartes en vient à élire comme deux­ième idée, celle de l’in­fi­ni qui est d’essence math­é­ma­tique et par là se fonde, non sur l’év­i­dence des choses mais sur des propo­si­tions indé­mon­trées, des évi­dences par intu­ition, dont on tire d’autres évi­dences par déduc­tion. Qu’un être borné conçoive le sans bornes, cette idée ne peut venir que de l’infini… 

Et je ne me dois pas imag­in­er que je ne conçois pas l’in­fi­ni par une véri­ta­ble idée mais seule­ment par la néga­tion de ce qui est fini (ou indéfi­ni, car, à ajouter sans cesse du fini au fini, on reste dans le fini). L’idée de Dieu, par laque­lle je me représente un être infi­ni, éter­nel, tout puis­sant, sou­veraine­ment bon, créa­teur de toutes choses… qui n’est évidem­ment l’idée d’au­cune chose extérieure, serait-elle une fic­tion ? L’idée de par­fait qui est en moi mon­tre à l’év­i­dence que Dieu seul en est la cause, car je ne peux en être la cause, moi qui suis impar­fait. Comme il doit y avoir pour le moins autant de réal­ité dans la cause effi­ciente et totale que dans son effet, Dieu est la réal­ité unique sub­sis­tant comme être par­fait. Cette idée, comme l’idée de moi-même, est née et pro­duite avec moi dès lors que j’ai été créé.

Descartes pré­cise ici que c’est libre­ment que sa volon­té affirme l’ex­is­tence de Dieu, lib­erté garantie par l’en­ten­de­ment. Sachant que Dieu est par­fait : je recon­nais qu’il est impos­si­ble que jamais il me trompe puisqu’en toute fraude et tromperie, il se ren­con­tre quelque sorte d’im­per­fec­tion… Ain­si je con­nais que l’er­reur, en tant que telle, n’est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu mais que c’est seule­ment un défaut1.

Car en effet ce n’est point une imper­fec­tion en Dieu, de ce qu’il m’a don­né la lib­erté de don­ner mon juge­ment, ou de ne le pas don­ner, sur cer­taines choses dont il n’a pas mis une claire et dis­tincte con­nais­sance en mon enten­de­ment ; mais sans doute c’est en moi une imper­fec­tion, de ce que je n’en use pas bien, et que je donne téméraire­ment mon juge­ment, sur des choses que je ne conçois qu’avec obscu­rité et confusion.

Pré­sumons qu’a­vant d’en­tamer la dernière étape (celle des cinquième et six­ième Médi­ta­tions de cette chevauchée en six journées), le lecteur a peut-être conçu cer­tains soupçons quant à la fia­bil­ité des raison­nements tenus. 

Il s’est par exem­ple éton­né de cer­tains sauts d’ob­sta­cles con­ceptuels comme si l’idée d’un con­cept aus­si abstrait que l’in­fi­ni math­é­ma­tique impli­quait son exis­tence, comme si l’ex­is­tence une fois admise dans l’or­dre quan­ti­tatif entraî­nait l’ex­is­tence dans l’or­dre qual­i­tatif (per­fec­tion…).

Les écrits de Descartes ne four­nissant pas tou­jours les élé­ments de réponse force est d’y sup­pléer, non sans risques. 

Sur le pre­mier point il sem­ble que l’im­age soit bonne mais à titre seule­ment d’analo­gie. Ce sont les sens, par la con­tem­pla­tion du fir­ma­ment, qui sug­gèrent d’abord à l’homme l’idée de l’in­fi­ni. Il est non moins vrai que le math­é­mati­cien a su adapter à ses pro­pres besoins cette notion virtuelle (au même titre que le zéro algébrique ou le point en géométrie) en lui assig­nant un rôle claire­ment défi­ni tant en théorie des nom­bres qu’en géométrie eucli­di­enne (les points dits “cycliques”).

Il nous est apparu en sec­ond lieu que l’on suiv­ait mieux le chem­ine­ment des réflex­ions de Descartes si l’on pre­nait en con­sid­éra­tion au moins deux choses : 

1) ses réflex­ions sont le fruit d’un esprit ani­mé d’une foi chré­ti­enne fon­cière trans­mise à l’o­rig­ine et de son pro­pre aveu, par sa nour­rice, mûrie par la suite au con­tact de ses maîtres et amis jésuites. Sa quête de cer­ti­tude de l’ex­is­tence de Dieu s’opère donc a pos­te­ri­ori dans le débat dialec­tique auquel se livrent enten­de­ment et libre arbi­tre. C’est bien ce dernier qui assume le rôle directeur en fonc­tion de l’ob­jec­tif et veille à ce que soient lev­és les obsta­cles. Seul un philosophe chré­tien pou­vait opér­er de la sorte. 

2) Descartes, qui détes­tait qu’on lui décou­vre des devanciers, amal­game pour­tant avec un art con­som­mé des élé­ments puisés à deux sources essen­tielles : Pla­ton d’une part, la sco­las­tique de l’autre, ce que nous avons main­tenant à examiner. 

Sources platoniciennes

Invi­tons ici le lecteur à se reporter à l’en­cadré de la page 23 du numéro de juin-juil­let, pour le com­men­taire du pas­sage du Timée de Pla­ton, rap­pelé ci-dessous pour plus de commodité. 

… Dans le lan­gage pythagoricien, cette oppo­si­tion entre créa­ture et créa­teur, ce sec­ond cou­ple de con­traires, s’ex­prime comme cor­réla­tion entre ce qui lim­ite et ce qui est illim­ité, c’est-à-dire ce qui reçoit sa lim­i­ta­tion du dehors. Le principe de toute lim­i­ta­tion est Dieu. La créa­tion est de la matière mise en ordre par Dieu, et cette action ordon­na­trice de Dieu con­siste à impos­er des lim­ites. C’est bien là aus­si la con­cep­tion de la Genèse. Ces lim­ites sont ou des quan­tités ou quelque chose d’ana­logue à la quan­tité. Ain­si, en prenant le mot dans son sens le plus large, on peut dire que la lim­ite est nom­bre. De là la for­mule de Pla­ton : “Le nom­bre est l’in­ter­mé­di­aire entre l’un et l’il­lim­ité, le un suprême est Dieu et c’est lui qui limite.”

Ce sont bien les mêmes con­cepts qui sous-ten­dent la démarche cartési­enne même s’ils sont for­mulés un peu dif­férem­ment : les Grecs, qui igno­raient l’usage du zéro, se con­tentaient en math­é­ma­tiques du con­cept d’indéfi­ni. En revanche, l’il­lim­ité rame­nait à “l’un”, avait une dimen­sion cos­mique et religieuse d’u­nité har­monique du monde, ani­mé et assumé par l’être dans toute sa pléni­tude : Dieu. 

Descartes et Pla­ton s’ac­cor­dent sur la dis­tinc­tion irré­ductible dans l’or­dre ontologique, entre deux mon­des, deux principes prim­i­tifs : l’in­di­vis­i­ble et le divis­i­ble dont l’u­nion con­tre nature pose prob­lème chez l’un comme chez l’autre. 

Sources scolastiques

Dans sa quête de cer­ti­tude de l’ex­is­tence de Dieu, Descartes n’ig­nore pas, sinon redé­cou­vre vite qu’il n’a guère d’autre alter­na­tive que de puis­er dans le riche fonds hérité des sco­las­tiques, notam­ment saint Anselme de Can­ter­bury (1033–1109) et saint Thomas d’Aquin (1228–1274) et ses Quinque Viae.

N’ap­pré­ciant guère ce dernier, il ne peut qu’être séduit par les propo­si­tions de saint Anselme comme La vérité est la rec­ti­tude qui seule est com­préhen­si­ble par l’esprit.

Pour saint Anselme Dieu est déter­miné comme ce qui est tel qu’à pri­ori rien de plus grand, de plus par­fait, ne peut être pen­sé. Si donc on admet que ce qui est plus par­fait est non seule­ment pen­sé mais existe, on est sur une voie dont le terme est Dieu. Descartes reprend donc cet argu­ment qui, selon le philosophe Pierre Gue­nan­cia, revient à dire que le moins sup­pose le plus et non l’in­verse. Il ne peut toute­fois ignor­er que la preuve de saint Anselme a été récusée par saint Thomas, ce qui lui inter­dit de s’en tenir à l’idée présente dans l’e­sprit de l’homme de niveaux gradués de per­fec­tion, qui, telle l’échelle de Jacob, s’élan­cent vers le ciel pour men­er à la porte du Roy­aume. Au risque d’une péti­tion de principe, l’idée de Dieu doit donc être “pre­mière”, mise par Dieu lui-même dans l’e­sprit de l’homme : qu’est-ce que l’homme sinon un être qui a l’idée de Dieu et qui est l’idée de Dieu, ce qui peut aus­si bien se for­muler dans un reg­istre voisin qui espère en Dieu et qui est l’e­spérance de Dieu.

Obser­vons que l’ac­cent mis par Descartes sur “l’in­néisme” de l’idée de Dieu con­stitue l’un des thèmes priv­ilégiés, récur­rents de l’an­thro­polo­gie chré­ti­enne avant comme après Descartes. L’homme ne serait pas lui-même s’il n’avait pas en lui l’e­sprit qui est de Dieu, même en dehors du con­tenu de la Révéla­tion (saint Thomas). 

Descartes ne saurait sur ce point être récusé par les grands théolo­giens de notre temps tel le R. P. de Lubac2 qui a exploré en pro­fondeur comme nul ne l’avait fait aupar­a­vant le phénomène uni­versel selon lequel l’homme con­scient de sa fini­tude est un être con­sumé du désir de sa libéra­tion, ayant en lui l’idée d’un être tran­scen­dant à sa pro­pre nature, pos­sé­dant la vie dans toute sa plénitude : 

“En tout homme, le fond de l’âme est capa­ble en cer­taines cir­con­stances priv­ilégiées, d’éprou­ver quelque chose de la présence divine même si la rai­son n’a pas d’abord joué son rôle, même si elle ne sait pas recon­naître la réal­ité qui vient de se faire sen­tir… Le mys­tère de l’homme est tou­jours en dehors des prières de l’homme, car il est qual­i­ta­tive­ment autre que tout objet des sci­ences humaines mais en même temps il con­cerne l’homme, il nous atteint, il agit en nous et sa révéla­tion nous éclaire sur nous-même.” (R. P. de Lubac dans Sur­na­turel, 1946).

Obser­vons enfin, pour clore ces obser­va­tions sur les traces sco­las­tiques sous la plume de Descartes (il existe à ce sujet des mémoires entiers !) que nom­bre de ses idées sont en phase avec celles qui étaient en faveur au cours de la pre­mière sco­las­tique qui s’achève au XIIe siè­cle. Elles ren­voient aux ques­tions débattues dans la querelle dite “des uni­ver­saux”. Un point qui sera éclair­ci dans le prochain article. 

Ve et VIe Méditations

Elles sont assez dif­fi­ciles à résumer, aus­si a‑t-on pris le par­ti d’en présen­ter seule­ment quelques extraits, choi­sis comme autant de jalons d’un dis­cours où s’en­tre­croisent toutes sortes de con­sid­éra­tions, notam­ment psy­cho-phys­i­ologiques. Descartes vise main­tenant à ajuster la vérité de sa pen­sée et de ses idées à la vérité des choses. 

“Il me reste beau­coup d’autres choses à exam­in­er touchant les attrib­uts de Dieu et touchant ma pro­pre nature, c’est-à-dire celle de mon esprit” … “Main­tenant (après avoir remar­qué ce qu’il faut faire ou éviter pour par­venir à la con­nais­sance de la vérité), ce que j’ai prin­ci­pale­ment à faire, c’est d’es­say­er de sor­tir et de me débar­rass­er de tous les doutes où je suis tombé les jours passés et voir si l’on ne peut rien con­naître de cer­tain touchant les choses matérielles…

Je dois con­sid­ér­er leurs idées en tant qu’elles sont en ma pen­sée et voir quelles sont celles qui sont dis­tinctes et quelles sont celles qui sont confuses…”

Une fois de plus le dis­cours va s’ap­puy­er sur les math­é­ma­tiques, notam­ment sur l’ex­em­ple banal des “fig­ures tri­an­gu­laires rec­tilignes de toute nature dont on ne peut avoir le moin­dre soupçon que jamais elles ne soient tombées sous le sens et je ne laisse pas toute­fois de pou­voir démon­tr­er divers­es pro­priétés touchant leur nature, lesquelles doivent être toutes vraies puisque je les conçois claire­ment” (telles : la pro­priété selon laque­lle la somme des angles est tou­jours égale à deux droites, la rela­tion entre les car­rés des côtés d’un tri­an­gle rec­tan­gle, etc.). 

“Je trou­ve man­i­feste­ment que l’ex­is­tence ne peut non plus être séparée de l’essence.”

Je suis en droit de con­clure que de même qu’en Dieu l’ex­is­tence est insé­para­ble de son essence (par mon idée de par­fait “je touchais Dieu sans le com­pren­dre dans son infinité…”) de même l’essence des choses est d’or­dre math­é­ma­tique et “ain­si je recon­nais très claire­ment que la cer­ti­tude et la vérité de toute sci­ence dépen­dent de la con­nais­sance du vrai Dieu…”

“Je sais que toutes les choses que je conçois claire­ment et dis­tincte­ment, peu­vent être pro­duites par Dieu telles que je les conçois, il suf­fit que je puisse con­cevoir claire­ment et dis­tincte­ment une chose sans une autre, pour être cer­tain que l’une est dis­tincte ou dif­férente de l’autre…”

“Et quoique… j’aie un corps auquel je suis très étroite­ment con­joint ; néan­moins, parce que d’un côté j’ai une claire et dis­tincte idée de moi-même, en tant que je suis seule­ment une chose qui pense et non éten­due, et que d’un autre j’ai une idée dis­tincte du corps, en tant qu’il est seule­ment une chose éten­due et qui ne pense point, il est cer­tain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laque­lle je suis ce que je suis, est entière­ment et véri­ta­ble­ment dis­tincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exis­ter sans lui…”

“D’où est-ce donc que nais­sent mes erreurs ? C’est à savoir, de cela seul que, la volon­té étant beau­coup plus ample et plus éten­due que l’en­ten­de­ment, je ne la con­tiens pas dans les mêmes lim­ites, mais que je l’é­tends aus­si aux choses que je n’en­tends pas ; aux­quelles étant de soi indif­férente, elle s’é­gare fort aisé­ment, et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai. Ce qui fait que je me trompe et que je pèche. La volon­té et l’en­ten­de­ment doivent donc s’ac­corder pour réalis­er la certitude…”

“Je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés comme hyper­boliques et ridicules…”

“Les raisons desquelles on peut con­clure à l’ex­is­tence des choses matérielles… ne sont pas si fer­mes ni évi­dentes que celles qui nous con­duisent à l’ex­is­tence de Dieu et de notre âme … et c’est tout ce que j’ai eu des­sein de prou­ver dans ces six Méditations…”

RETOUR SUR LE COGITO

Com­ment ne pas voir qu’au terme des six Médi­ta­tions, un ren­verse­ment dans l’or­dre des cer­ti­tudes s’est opéré. 

Pre­mière dans l’or­dre d’ac­qui­si­tion, cette auto-saisie du Cog­i­to est validée comme signe cer­tain de ma pro­pre exis­tence, seule­ment après que se soit imposée à son tour l’ex­is­tence du vrai Dieu (“non trompeur”) à laque­lle Descartes accorde dès lors le pri­mat dans l’or­dre des cer­ti­tudes. Comme le fait fine­ment observ­er un com­men­ta­teur de Descartes à la fin du siè­cle dernier (un “non-philosophe”, de ce fait rarement con­sulté), Émile Faguet : “Il y a dans l’idée du Cog­i­to et l’idée de Dieu une réciproc­ité de bons offices, les deux idées sont con­sub­stantielles l’une à l’autre… Descartes est un chré­tien pro­fondé­ment pénétré de pen­sée chré­ti­enne qui a tout fondé sur l’év­i­dence en rat­tachant l’év­i­dence elle-même à la bon­té de Dieu et à sa ten­dresse envers ses créa­tures, idée qui ne serait jamais venue à un homme avant l’avène­ment du christianisme…”

La redé­cou­verte de Descartes par les penseurs du XIXe siè­cle s’est effec­tuée au prix de l’oc­cul­ta­tion d’élé­ments essen­tiels de sa philoso­phie : fascinés en quelque sorte par le Cog­i­to, “Ils s’y sont attachés et ils s’y sont enfon­cés de toutes leurs forces et ils n’ont tiré des con­séquences, des induc­tions, des théories et toute une philoso­phie que du Cog­i­to et du principe d’év­i­dence dont le Cog­i­to est la for­mule. C’é­tait d’une part trahir Descartes, c’é­tait d’autre part tir­er Descartes du côté du sys­tème philosophique où il n’a jamais voulu aller.”

Cet exem­ple est symp­to­ma­tique des avatars du cartésian­isme, de son des­tin sin­guli­er de “sys­tème philosophique” (cf. annexe) à géométrie vari­able (si on ose le qual­i­fi­er ain­si) au gré des lec­tures plus ou moins réduc­tri­ces accordées aux idées dom­i­nantes de chaque époque comme du zèle mis par tel ou tel com­men­ta­teur à l’an­nex­er ou le rejeter (ce qui jus­ti­fie soit dit incidem­ment la cita­tion de Paul Valéry placée en exer­gue de cet article). 

Ces mésaven­tures ne met­tent cepen­dant pas Descartes à l’abri d’un cer­tain nom­bre de réti­cences ou cri­tiques fondées, adressées à sa philoso­phie laque­lle n’est pas exempte, il s’en faut, (comme tant d’autres il est vrai !) de sérieuses faiblesses. 

Nous nous pro­posons de les exam­in­er dans un prochain six­ième et dernier entre­tien con­sacré à notre philosophe nation­al, aidés dans cette tâche dif­fi­cile par les témoignages portés par quelques-uns de ses exégètes les plus clair­voy­ants du moins à nos yeux. 

Annexe : sys­tèmes philosophiques
Au risque d’al­longer le présent texte et à titre prélim­i­naire d’in­for­ma­tion utile par la suite per­me­t­tons-nous de rap­pel­er au lecteur, ce que l’on doit enten­dre par “Sys­tèmes philosophiques” dont le “cartésian­isme” con­stitue un exem­ple accom­pli (comme avant lui, le pla­ton­isme, l’aris­totélisme, l’au­gus­tin­isme, le thomisme et après lui le spin­ozisme, etc.)
Par ce terme générique, on désigne des doc­trines philosophiques, des visions du monde plus ou moins glob­ales, con­sti­tuées d’un ensem­ble de propo­si­tions ou d’ex­pli­ca­tions, visant à l’autosuffisance.
Naturelle­ment, celles-ci doivent être cohérentes, sat­is­faire à l’ex­i­gence de non-con­tra­dic­tion interne entre ses divers élé­ments, sous peine de dis­qual­i­fi­ca­tion, ce dont on ne saurait juger qu’en fonc­tion du lan­gage et de l’ax­ioma­tique utilisés.
Obser­vons qu’au­cune con­trainte nor­ma­tive ne s’a­joute à ces exi­gences min­i­males, en l’ab­sence de con­sen­sus, au demeu­rant bien prob­lé­ma­tique, sur les fonde­ments, la nature et la final­ité de la philosophie.
On ne saurait en con­séquence s’é­ton­ner du foi­son­nement de points de fric­tion, voire de con­tra­dic­tions fla­grantes entre sys­tèmes dif­férents. C’est ain­si que, passée d’une philoso­phie à une autre, une même idée peut chang­er de sens ou de rôle ; sim­ple inci­dente dans l’une, elle peut être clé de voûte dans une autre. Par exem­ple le fameux “Cog­i­to ergo sum” de Descartes a une toute autre portée archi­tec­tonique que le “si enim fal­lor, sum” de saint Augustin,* quand ce dernier observe incidem­ment que le fait de se recon­naître fail­li­ble, témoigne de sa pen­sée et par là de sa pro­pre existence.
Il est donc hors de pro­pos d’ex­iger de la philoso­phie, fût-elle jumelée à la sci­ence comme le sera plus tard la phénoménolo­gie, d’être vraie à sa manière et par là de renon­cer à sa mission.
En effet, à ceux n’ad­met­tant que les vérités sci­en­tifiques, ne peut-elle légitime­ment répon­dre : “Qu’est-ce que la vérité ?” Le savoir sci­en­tifique lui-même ne repose-t-il pas sur des pos­tu­lats invéri­fi­ables, lais­sant à la réflex­ion un espace de lib­erté. Com­prenons bien pour con­clure que la rival­ité des sys­tèmes appa­raît sans issue.
Si la solid­ité d’un sys­tème philosophique réside dans la cohé­sion de sa struc­ture, sa fragilité se révèle dès que l’on isole l’un de ses élé­ments pour l’ex­am­in­er séparé­ment, celui-ci perd du même coup son statut organique pour n’être plus qu’une “opin­ion”, ordi­naire­ment con­testable, avec le risque de débouch­er sur un débat sans issue.
C’est bien ce qui est arrivé plus d’une fois à Descartes comme nous le verrons.
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(*) Con­sid­éré par le grand philosophe alle­mand Max Schel­er (1874–1928) comme le seul “vrai philosophe chrétien”. 

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1. Au sens du “manque” (le “pri­va­tio” de saint Thomas d’Aquin).
2. Dont on a célébré l’an dernier le cen­te­naire de la nais­sance. Ce grand théolo­gien recon­nu tar­di­ve­ment par les autorités de l’Église catholique a notam­ment exploré en pro­fondeur l’appétit fonci­er du divin à l’origine des grandes reli­gions (pas moins de trois ouvrages con­sacrés au boud­dhisme !) ain­si que les proces­sus con­duisant à l’athéisme moderne. 

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