Fret ferroviaire : des innovations vertes pour se différencier

Dossier : Vie des entreprisesMagazine N°786 Juin 2023
Par Raphaël DOUTREBENTE (E18)

Face au coût de l’énergie et aux objec­tifs de tran­si­tion écologique, le pre­mier opéra­teur privé du fret fer­rovi­aire en France ne manque pas d’initiatives et d’innovations, même s’il regrette un investisse­ment de l’État trop timide à son gré. Entre­tien avec Raphaël Doutrebente (E18), prési­dent d’Europorte.

Quels sont pour vous les grands enjeux du fret actuellement ?

Nous nous situons dans le cadre d’un développe­ment du fret fer­rovi­aire tel qu’il a été engagé par le gou­verne­ment précé­dent, à savoir lui don­ner les moyens néces­saires pour un dou­ble­ment à l’horizon 2030. C’est l’objectif. Il n’en reste pas moins que le marché est aujourd’hui touché par de mul­ti­ples crises, aux­quelles nous devons nous adapter.

La crise de l’énergie nous démon­tre que les entre­pris­es fer­rovi­aires doivent con­tin­uer à décar­bon­er, d’abord parce qu’il y a des car­bu­rants alter­nat­ifs con­sti­tu­ant de vraies oppor­tu­nités. Dans le cadre du plan Vert du gou­verne­ment pour l’industrie, il faut que le gou­verne­ment prenne en compte ce trans­port décar­boné et effi­cace. Pour rap­pel et pen­dant la pre­mière crise du Covid, c’est le fret fer­rovi­aire qui a per­mis à l’économie de tourner.

Quels sont ces carburants alternatifs ?

Ces car­bu­rants qui nous per­me­t­tent de décar­bon­er le GNR (gasoil non routi­er) sont de deux ordres. Il y a un car­bu­rant végé­tal, et un car­bu­rant à base de recy­clage d’anciens pro­duits, qu’on appelle le HVO (huile végé­tale hydro­traitée). Con­cer­nant la pre­mière caté­gorie, nous avons signé un parte­nar­i­at exclusif avec le groupe Avril qui pro­duit un car­bu­rant 100 % Colza appelé l’Oléo100. En 2021, nous avons com­mencé à met­tre en place des trafics en Oléo100 de bout en bout qui nous per­me­t­tent d’économiser la total­ité des rejets de CO2 sur ces flux.

Qu’est-ce qui vous a déterminé à adopter ces carburants ?

Une par­tie des camions s’engagent vers la décar­bon­a­tion en roulant avec l’Oléo100. Pourquoi les loco­mo­tives n’auraient-elles pas pu le faire ? Au départ, les motoristes étaient très réti­cents, au vu de la taille et du poids de nos machines : une loco­mo­tive pèse 150 tonnes et doit tir­er jusqu’à 2000 tonnes. Après quelques analy­ses en interne, j’ai pris le risque de nous engager sur cette voie. Au bout de presque deux ans d’activité, la fia­bil­ité est de 100 %, et nous avons pu décar­bon­er les flux con­cernés à 100 %, puisque le GNR n’est plus util­isé. Nous sommes les seuls en France à l’avoir fait.

Quels sont les freins à la généralisation de ce type de carburant ?

Ce ne sont pas des obsta­cles tech­niques. Les freins sont plutôt liés à un lob­by­ing. L’Oléo100 est fab­riqué à par­tir du colza, mais la moitié du colza util­isé pro­duit du tourteau, une nour­ri­t­ure ani­male util­isée dans l’élevage. Ce procédé a donc un intérêt à la fois au niveau du CO2, au niveau du car­bu­rant et au niveau de la nour­ri­t­ure pro­duite. J’ai mené quelques recherch­es et décou­vert qu’un lob­by alle­mand com­mu­ni­quait con­tre ces pro­duc­tions en alléguant les besoins en eau des cul­tures du colza. Or, c’est faux. Les cul­tures de colza n’ont pas besoin d’arrosage. L’argument écologique ne tient donc pas. En réal­ité, la rai­son était tout autre : met­tre de la nour­ri­t­ure ani­male en plus sur le marché provo­querait une chute des cours de la nour­ri­t­ure animale.

On met­tait aus­si en avant le risque d’une sur­con­som­ma­tion de 20 % en util­isant ce car­bu­rant vert. Mais l’expérience a démon­tré qu’il n’engendrait aucune sur­con­som­ma­tion. Il n’y a donc que des avan­tages à l’utiliser. J’ajouterai enfin qu’il s’agit d’un colza totale­ment cul­tivé en France, et non d’une plante arrivant dans des con­tain­ers par voie mar­itime avec une forte empreinte carbone.

À quelle proportion utilisez-vous ce carburant propre ?

Aujourd’hui, 23 % de notre fret fonc­tionne avec ce car­bu­rant. Nous sommes en train de mon­ter en puis­sance car les indus­triels ont de plus en plus besoin de décar­bon­er. C’est aus­si un enjeu d’image et de respon­s­abil­i­sa­tion. Par exem­ple, le groupe Souf­flet com­mu­nique au sujet du malt que nous trans­portons pour eux et qui est 100 % décar­boné grâce à l’Oléo 100.

Quels sont les avantages de ces nouveaux carburants d’un point de vue concurrentiel ?

Les trans­porteurs routiers, à la dif­férence du fret fer­rovi­aire, ne payent pas leurs infra­struc­tures, qui représen­tent pour nous un impor­tant poste de coût. Ils sont en mesure de pro­pos­er des prix inférieurs à 25 ou 30 %. Nous sommes donc poussés à nous dif­férenci­er sur l’offre. Et puisque les indus­triels cherchent aujourd’hui à se décar­bon­er, nous pou­vons leur faire accepter de pay­er un car­bu­rant légère­ment plus cher (+11 %), mais très intéres­sant d’un point de vue écologique et surtout au niveau de sa per­for­mance. Ils sont con­traints à la fois d’émettre du CO2 pour con­tin­uer à pro­duire, et de met­tre en place des plans de verdisse­ment de leur activité.

Augmenter la proportion de l’électrique dans le réseau ferroviaire est-elle une solution ?

Élec­tri­fi­er les lignes fer­rovi­aires coûte extrême­ment cher. Et même quand elles sont élec­tri­fiées, le dernier kilo­mètre ne peut se faire qu’en diesel. Ce que nous pro­posons, c’est au moins d’effectuer ce dernier kilo­mètre en car­bu­rant propre.
SNCF réseau est le par­ent pau­vre du groupe SNCF. Son bud­get est inférieur de 1 mil­liard d’euros par an à ses besoins réels. En tant que prési­dent d’Europorte, je suis porte-parole de la coali­tion 4F, regroupant l’ensemble des entre­pris­es fer­rovi­aires inclu­ant la SNCF. À par­tir de cette struc­ture, nous essayons de faire pres­sion sur le gou­verne­ment pour obtenir plus de moyens.

Le gou­verne­ment actuel ne s’inscrit pas dans la dynamique d’investissements qu’il faudrait pour­tant soutenir. Dévelop­per le réseau, c’est en effet répon­dre à une vraie demande pour aug­menter le trans­port con­ven­tion­nel (le trans­port de céréales de silo vers un port par exem­ple), ou alors le trans­port com­biné (asso­ciant route et chemin de fer). Quoi qu’il en soit, l’objectif de dou­ble­ment du fret en 2030 sup­pose un investisse­ment impor­tant dans le réseau.

L’investissement de l’État est la clef en matière d’industrialisation. Or, il manque aujourd’hui 50 000 chauf­feurs de camions en France. Les indus­triels ne parvi­en­nent pas à expédi­er leur marchan­dise selon leurs besoins. L’investissement dans le réseau prend donc une impor­tance vitale.

Avez-vous des partenaires pour la recherche ?

J’ai créé une chaire de recherche avec un pro­fesseur à l’école poly­tech­nique, Éric Mouline. La chaire porte sur la main­te­nance pré­dic­tive. Au fond, les deux points noirs dans le secteur fer­rovi­aire sont la fia­bil­ité du réseau et la fia­bil­ité des engins moteurs. En par­ti­c­uli­er, lorsque la bat­terie ne fonc­tionne pas, la loco­mo­tive ne marche pas non plus, qu’elle soit diesel ou élec­trique. Or, le pro­jet de recherche a don­né lieu à une pub­li­ca­tion sci­en­tifique en sep­tem­bre 2022 qui démon­tre que les pistes d’exploration imag­inées ont un vrai sens.

Grâce à cette étude, nous allons pou­voir aug­menter la fia­bil­ité et la durée de vie des bat­ter­ies, pour des enjeux tout à la fois envi­ron­nemen­taux et économiques. Par la suite, les travaux se pour­suiv­ront sur d’autres équipements des loco­mo­tives. Ce parte­nar­i­at dans le cadre de la recherche a donc démon­tré son util­ité, et nous l’avons renou­velé jusqu’à fin 2027. Nous voulons con­tin­uer à dévelop­per le fer­rovi­aire en nous appuyant sur des inno­va­tions tech­nologiques qui nous per­me­t­tent de présen­ter une offre différenciante.

Dans cette per­spec­tive, nous avons pris des engage­ments relat­ifs à notre appro­vi­sion­nement en élec­tric­ité « verte » (la moitié de notre parc est con­sti­tuée de loco­mo­tives élec­triques). Aujourd’hui, nous sommes en mesure de présen­ter à nos clients des cer­ti­fi­ca­tions d’une con­som­ma­tion élec­trique 100 % verte de bout en bout sur cer­tains flux. C’est une grande satisfaction !

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